Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/85

LXXXV.



Morgain, rentrée en possession de son prisonnier, insista longtemps encore pour obtenir l’anneau de Lancelot ; mais voyant enfin que les prières ne servaient de rien, elle eut recours à ses artifices ordinaires. Nous avons dit qu’elle avait une bague presque en tout semblable à celle de la reine, si ce n’est que sous la bague de Morgain, les deux figures se tenaient par les mains. Quand donc elle désespéra d’avoir l’anneau de bon gré, elle feignit de ne l’avoir demandé que pour éprouver Lancelot. En réalité, disait-elle, elle y tenait le moins du monde. Elle prit une herbe appelée sospite et la trempa dans un vin fort. Ainsi préparée, celui qui vient à la porter à ses lèvres tombe aussitôt dans un profond sommeil. Elle la lui présenta, un soir, au lieu de vin du coucher, en ayant soin de placer à son chevet l’oreiller sur lequel il s’était endormi quand on l’avait transporté dans sa prison. Lancelot vida la coupe et ferma les yeux : aussitôt Morgain ôta facilement l’anneau de la reine, et le remplaça par celui qu’elle portait elle-même. Le lendemain matin, elle tira l’oreiller et Lancelot se réveilla, sans soupçonner comment on l’avait endormi. Pour être plus sûre qu’il ne s’apercevait pas de l’échange, elle fit souvent passer sous ses yeux l’anneau de la reine ; il ne parut pas y faire attention. Cela fait, elle ourdit la plus noire méchanceté qui jamais soit entrée dans la pensée d’une femme.

La plus sûre, la plus adroite de ses demoiselles eut ordre de se rendre à Londres, comme Artus y célébrait la grande fête de Pentecôte. Quand cette demoiselle se présenta devant le roi, il était assis sur une couche avec la reine, messire Gauvain et Galehaut. Tous parlaient de Lancelot et de leur impatience de savoir ce qu’il était devenu.

Dès que la demoiselle fut introduite, elle annonça qu’elle venait de par Lancelot, et qu’elle était chargée d’un message dont elle devait s’acquitter en présence de tous les chevaliers et dames de la maison du roi et de la reine. Le roi, charmé de ces premières paroles, se hâta d’avertir les barons, dames et demoiselles. Quand la réunion fut complète, la pucelle parla ainsi :

« Sire, avant tout, j’ai besoin d’être assurée que je n’aurai rien à craindre de personne ; car ce que j’ai mission de dire pourra bien ne pas plaire à tout le monde. — Vous êtes assurée de plein droit, répond Artus : ceux qui viennent à ma cour sont toujours en ma garde. Parlez.

« — Sire, Lancelot mande salut à vous comme à son droit seigneur, et à tous ses compagnons de la Table ronde. Il vous prie de lui pardonner, comme à celui que vous ne devez jamais revoir. »

À ces mots, Galehaut sentit un froid de glace traverser son cœur ; il eut peine à se soutenir. La reine en fut tellement troublée qu’elle se leva pâle et tremblante : elle ne voulait plus en entendre davantage ; mais la demoiselle en la voyant sortir dit : « Sire, si vous souffrez que la reine s’éloigne, vous ne saurez rien : je ne dirai plus un mot. » Le roi pria donc messire Gauvain d’aller demander à la reine de revenir, et messire Gauvain rentra bientôt avec elle.

« Sire, reprit la demoiselle, quand Lancelot partit de la Tour douloureuse, il eut à combattre un des meilleurs chevaliers du monde, et fut percé d’un glaive à travers le corps. Il perdit beaucoup de sang, il se crut en danger de mourir. Alors il demanda un prêtre et confessa, en sanglotant, l’horrible péché qu’il avait, dit-il, commis envers son droit seigneur. Ce péché était de lui avoir enlevé le cœur de sa femme épousée. Après avoir fait publiquement cet aveu, il prit devant le Corps-Dieu l’engagement de ne jamais coucher plus d’une nuit en ville ; d’aller toujours pieds nus et en langes ; enfin de ne jamais pendre écu à son cou. Pour qu’on ne doutât pas de sa résolution, il m’a chargé de rappeler à messire Gauvain ce qu’il lui avait dit en quittant la Tour douloureuse : qu’on ne devait rien craindre pour lui, et qu’il s’en allait en lieu sûr. »

Messire Gauvain se souvint de ces paroles de Lancelot et baissa la tête de douleur. Pour Lionel, il n’avait pas attendu les derniers mots de la demoiselle, et s’était élancé furieux vers elle : il l’aurait apparemment foulée des pieds et des mains si Galehaut ne l’eût arrêté et empêché de toucher une personne en la garde du roi. « Qu’elle sache au moins, s’écria Lionel, que si je la puis tenir hors d’ici, il n’y a pas de roi ou de reine qui m’empêche de châtier ses indignes médisances. — Ainsi, fait la demoiselle, j’aurai dans le roi un mauvais garant ! — Ne craignez rien, répond Galehaut, je vous prends comme le roi en ma garde, vous pouvez continuer : qui voudra vous croire vous croie !

« — Voilà, reprit la pucelle, ce que Lancelot m’a chargée de vous dire. Et à vous, compagnons de la Table ronde, il recommande de ne pas l’imiter et de vous garder mieux qu’il n’a fait de honnir votre droit seigneur. J’apporte d’ailleurs une seconde preuve de la sincérité de mon message. Reine, il vous renvoie l’anneau que vous lui aviez donné comme gage d’amour et de complet abandon. » Et elle jeta l’anneau dans le giron de la reine.

La reine regarde froidement, se lève et dit : « En effet, cet anneau est le mien je l’avais donné à Lancelot avec d’autres drueries[1]. Et je veux bien que tout le monde sache que je l’ai donné comme dame loyale à loyal chevalier. Mais, sire, croyez bien que si nous avions ressenti l’amour charnel dont parle cette demoiselle, je connais assez la grandeur d’âme de Lancelot et sa fermeté de cœur pour être assurée qu’on lui eût arraché la langue avant de lui faire dire ce que vous venez d’entendre. Il est vrai qu’en reconnaissance de tout ce qu’il a fait pour moi, je lui donnai mon amour, mon cœur, et tout ce que je pouvais loyalement donner. Je dirai plus encore si, par violence d’amour, il se fût oublié jusqu’à me demander au delà de ce que je pouvais donner, je ne l’en aurais pas éconduit. Qui voudra m’en blâmer le fasse ! Mais quelle dame au monde, Lancelot ayant autant fait pour elle, lui eût refusé ce qu’il était en son pouvoir d’accorder ? Lancelot, sire, ne vous a-t-il pas conservé par sa prouesse votre terre et vos honneurs ? N’a-t-il pas fait tomber à vos pieds Galehaut que je vois ici, et qui déjà avait triomphé de vous ? Quand par jugement de votre cour je fus injustement condamnée à la mort, n’a-t-il pas aussitôt offert, pour me sauver, de combattre seul contre trois chevaliers ? Il a conquis la Douloureuse garde ; il mis a mort le plus cruel et le plus fort chevalier du monde, pour nous rendre Gauvain, messire Yvain, et le duc de Clarence. Devant Kamalot il a délivré le pays de deux géants qui en étaient la terreur ; il est le non-pair des chevaliers ; toutes les bontés qui peuvent être dans un homme mortel sont en Lancelot, aimable et doux pour tous, le plus beau, que Nature ait jamais formé. Comme il osait dire paroles plus fières et plus hautes que personne, il osait entreprendre et savait achever les plus surprenants hauts-faits. Que dirai-je de plus ? Je ne cesserais pas de louer Lancelot que je ne dirais pas encore tous les biens qui sont en lui. Par mon chef ! je ne crains pas qu’on le sache : l’eussé-je aimé de sensuel amour, je n’en serais pas honteuse et s’il était mort, je consentirais à lui accorder ce que vient d’avancer cette femme, à la condition de lui rendre la vie. »

Ainsi parla la reine, et le roi qui ne semblait pas lui en savoir mauvais gré reprit : « Dame, laissez ce propos : je suis persuadé que Lancelot ne pensa jamais rien de ce qu’on vient de dire. D’ailleurs, il ne pourra jamais rien penser, dire ou faire qui m’empêche d’être son ami. Il est bien vrai que la vilaine action qu’on lui attribuait tout à l’heure serait pour moi grand sujet de douleur ; mais que tous mes hommes le sachent : je voudrais, reine, qu’il vous eût épousée, si tel était votre commun désir, à la seule condition de conserver sa compagnie. » Tout en parlant, il tendit la main à la reine que suffoquaient déjà les larmes et les sanglots. Elle demanda la liberté de sortir, et le roi chargea messire Yvain de la conduire. De son côté, la demoiselle de Morgain s’éloignait en tremblant de peur. Galehaut prit aussitôt congé du roi, en déclarant qu’il ne voulait pas coucher en ville plus d’une nuit avant d’avoir nouvelles de Lancelot. Mais il ne pouvait s’éloigner de la cour sans voir la reine. Il la trouva dans le plus grand désespoir, non de ce qui venait d’arriver, mais de la crainte que Lancelot n’eût cessé de vivre. « Ah Galehaut ! s’écria-t-elle en le voyant, votre compagnon est assurément mort ou hors de sens : autrement, aurait-il jamais quitté cet anneau ! Mais s’il avait chargé cette femme de venir conter à la cour ce qu’elle a fait entendre, Lancelot n’aurait jamais mon amour ; et s’il est mort, le mal est plus grand pour moi que pour lui ; car on ne meurt pas de douleur. — De grâce, madame, ne parlez pas ainsi. Vous connaissez le cœur de Lancelot, et vous n’auriez d’autre témoignage de sa loyauté que l’aventure du Val des faux amants, qu’il vous serait interdit de le soupçonner. Je vais en quête de lui ; je reviendrai dès que j’aurai la preuve assurée de sa mort ou de sa vie. — Qui doit aller avec vous ? — Lionel que voici. » La reine les baise tous les deux et leur donne congé. Galehaut renvoie tous ses hommes en Sorelois et ne garde avec Lionel que quatre écuyers chargés du pavillon. En sortant de Londres, ils font rencontre de messire Gauvain, et lui avouent qu’ils entreprennent la quête de Lancelot et ne reviendront qu’après avoir appris s’il est mort ou vivant. Mess. Gauvain déclare aussitôt qu’il les accompagnera, et qu’avant de savoir des nouvelles de Lancelot, il ne reparaîtra pas dans la maison du roi son oncle. Les voilà donc chevauchant de compagnie. Bientôt ils rejoignent messire Yvain que le roi chargeait de conduire la demoiselle de Morgain. Galehaut s’empresse de demander à celle-ci ce qu’elle savait de Lancelot. « Rien, répond-elle. — Mais, dit Lionel, nous direz-vous où vous l’avez laissé ? — Volontiers. » Et elle nomme un lieu imaginaire où jamais Lancelot n’était passé. — « En tout cas, reprend Lionel, je ne vous quitte pas et je saurai au moins d’où vous êtes venue. — J’en serai charmée : sous la conduite d’aussi preux chevaliers, je n’aurai pas à craindre de mauvaises rencontres. »

Le jour baissait ; ils se trouvèrent devant une bretèche fermée de fossés et de palissades. On ouvrit à la demoiselle, les chevaliers la suivirent. Le maître de la maison était absent ; à son défaut la dame leur fit grand accueil : un grand manger leur fut préparé. Pendant qu’ils faisaient honneur aux mets, la demoiselle fit secrètement conduire son palefroi au-delà des fossés par un valet de la maison et s’éloigna doucement sans prévenir les chevaliers. Elle arriva le matin à la retraite de Morgain et lui apprit le mauvais succès de son message. « Le roi, dit-elle, n’avait rien voulu entendre contre l’honneur de la reine : la reine avait franchement avoué et reconnu, sans qu’on parût lui en savoir mauvais gré, qu’elle aimait Lancelot autant qu’elle pouvait aimer. »

  1. Drueries, gages d’amitié. Joyaux qui témoignaient d’une sorte d’engagement affectueux. (Voyez l’histoire de la dame de Roestoc, tome I, p. 304).