Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/77

Léon Techener (volume 4.p. 262-268).

LXXVII.



Après l’avoir retenu dans ses bras pendant une lieue, Karadoc lui avait fait ôter ses vêtements pour le lier étroitement sur le dos d’un roncin : deux forts sergents le battaient de menues courroies, et faisaient jaillir son généreux sang de toutes tes parties de son corps. Il souffrit sans exhaler la moindre plainte : seulement, il pensait au chagrin que son oncle et ses compagnons ressentiraient en apprenant sa mésaventure. Arrivés dans la Tour douloureuse, Karadoc le fit délier pour l’abandonner à sa mère : « Ah Gauvain ! s’écria la vieille en le voyant, je te tiens donc ! Je puis donc te demander raison du meurtre de mon cher frère que tu as occis en trahison — Je n’ai jamais fait de trahison. — Tu mens ; comment sans trahison aurais-tu mis à mort un chevalier qui valait cent fois mieux que toi ? » Quand Gauvain s’entend deux fois accuser de trahison, il oublie de rage tous ses autres maux : « Tu mens toi-même, dit-il, méchante sorcière, et si l’infâme géant qui m’a surpris désarmé ose soutenir ton mensonge, je m’en défendrai dans sa maison même, contre son corps ou celui de tout autre. »

La vieille dont la fureur croissait de plus en plus appelle ses chevaliers. « Je n’aurai pas de joie, dit-elle, que ce traître ne soit mis en pièces ; si vous n’osez le tuer, c’est moi qui le ferai. » Ce disant, elle va prendre un épieu dans le hantier[1], et s’approchait pour l’en frapper, quand son fils se met entre elle et messire Gauvain, et lui arrachant des mains l’épée : « Qu’allez-vous faire ? voulez vous m’enlever le profit de ma chasse. — Comment, fils ! il m’a appelée méchante sorcière, et tu veux m’empêcher de le punir ? — Mère, ne voyez-vous pas qu’il souhaite la mort pour échapper à la prison où je le ferai pourrir ? » Ainsi parvient-il à calmer la forcennerie de la vieille. Mais elle ordonna qu’on étendît mess. Gauvain sur une table, et cela fait, elle exprima sur toutes ses plaies un onguent qui devait les irriter sans que le poison pénétrât jusqu’au cœur. Elle le fit ensuite transporter par trois sergents dans un souterrain obscur, rempli de toute espèce de vermines.

Au milieu de la chartre était un grand pilier de marbre creux dans lequel on avait poussé un châlit garni de paille rude et noueuse. Gauvain pouvait s’y étendre, mais non s’y tenir à demi levé, car la niche n’avait pas trois pieds de haut. On lui apportait chaque jour sa faible ration de pain et d’eau ; une légère couverture le défendait seule du froid glacial de cette chartre bassement voûtée et peuplée de puants reptiles. C’était un sifflement aigu et continuel de vipères et de couleuvres qui, sentant la chair humaine, se roulaient, se dressaient à l’envi contre le pilier. Plus d’une fois il fut tenté de descendre du lit et de se donner en pâture à ces horribles bêtes ; mais la honte d’une telle mort le retenait, la crainte aussi de perdre son âme. C’eût été volontairement sacrifier le corps que d’en faire le régal de pareils convives ; il jugea donc que mieux valait souffrir que désespérer. Ainsi passa-t-il la nuit. Le venin gagna ses jambes, ses bras, son visage vingt fois il s’évanouit, incessamment menacé ou surpris par les couleuvres qu’il repoussait des pieds et des mains.

Or, dans une autre partie du château se trouvait une demoiselle aimée de Karadoc. Elle le détestait pour l’avoir enlevée à son premier ami, chevalier preux et courtois qui avait été tué en voulant la défendre. Elle était longtemps restée chez la dame de Blancastel, et c’est elle dont cette dame, ainsi que nous avons vu plus haut, avait parlé à son cousin Galeschin, duc de Clarence. Si Karadoc ne l’eût pas surveillée de près, elle ne serait pas un jour restée dans cette maudite tour. Or sa fenêtre donnait sur un jardin qui touchait à la noire prison de messire Gauvain. Elle entendit des plaintes et ne douta pas qu’elles ne fussent exhalées par le preux chevalier dont elle avait souvent entendu vanter les prouesses et la prud’homie : « Ah Dieu ! disait le prisonnier, ai-je mérité une fin si cruelle ! Bel oncle Artus, vous gémirez grandement en apprenant mon malheur ! Et vous, mes compagnons de la Table ronde, combien vous regretterez de ne pas savoir ce que je serai devenu ! vous encore plus qu’eux, madame la reine ; vous avant tous, Lancelot ! Puisse au moins Dieu vous maintenir dans votre incomparable vaillance ! Vous pourriez seul m’ôter de ce martyre, si la prouesse y pouvait suffire : mais ce château ne craint nul homme, et le tyran qui le tient est tellement sur ses gardes qu’il échappera sans doute à votre vengeance. »

Ainsi se plaignait mess. Gauvain. La demoiselle qui l’avait écouté descend et avance la tête dans la lucarne de la prison : « Monseigneur Gauvain dit-elle à demi-voix. — Qui m’appelle ? — Une autre victime, une amie qui ne vous a jamais vu, mais qui donnerait sa vie pour venir en aide au généreux défenseur des dames et demoiselles. — Hélas demoiselle, pourriez-vous bien me soulager ? Je suis couvert de plaies, enflé, déchiré, livré sans défense aux reptiles : si j’avais seulement un bâton pour m’en garantir, je bénirais qui me le donnerait. — N’est-ce que cela ? vous l’aurez ; de plus, un onguent pour vos plaies. »

Elle retourne à la chambre basse qu’elle habitait et, sans perdre de temps, elle ouvre un écrin, y prend une boîte. Ensuite elle abaisse la longue perche où pendait sa robe de jour, regarde si personne ne la voit, la lance dans le jardin, va la reprendre, la lève jusqu’à son épaule, y attache la boîte, gagne la fenêtre de la prison, et fait tomber la perche devant le pilier où Gauvain était étendu. « Détachez, lui dit-elle, cette boîte, vous y trouverez un onguent salutaire. »

Messire Gauvain fait ce qui lui est indiqué ; il se soulève, prend la boîte et répand l’onguent sur ses membres endoloris et gonflés, moins par la morsure des reptiles que par le venin de la vieille sorcière. De la perche il fait trois bâtons et s’en escrime contre les couleuvres et autres vermines qui sont maintenant averties de se tenir à distance.

La demoiselle rentrée dans sa chambre, se




souvient d’une recette qu’elle avait surprise à la mère de Karadoc. Elle se fait apporter par la fillette chargée de la servir une mesure de farine de seigle ; elle y mêle du jus de rue, de serpentine et de cinq autres racines de grande vertu ; elle pétrit cette farine, en fait un pain qu’elle cuit et coupe en petits morceaux, et va jeter le tout par la fenêtre de la prison. Les serpents alléchés par l’odeur du pain quittent le fond du souterrain où ils venaient de se réfugier ; ils se gorgent du gâteau à qui mieux mieux en poussant des sifflements qu’on eût entendus du fond du jardin. Quand ils en furent bien soûlés, ils s’étendent, et la chaleur du pain luttant contre la glace de leur sang, ils meurent entassés les uns sur les autres.

Mais alors l’infection devient insupportable. Gauvain n’en devinait point la cause, étonné d’ailleurs de n’avoir plus de reptiles à frapper. Quand arrive la nuit, la demoiselle lie à l’extrémité d’une autre perche une provision de viandes qu’elle fait encore descendre dans la prison, en y joignant une lanterne de cristal garnie d’un petit cierge ardent. Mess. Gauvain regarde autour de lui, dans un coin était un monceau formé de tous les reptiles entassés sans vie. La demoiselle trouva moyen de faire plus encore : la nuit suivante, elle enveloppa de ses robes le manger de mess. Gauvain ; les robes le garantirent du froid. Une autre fois, elle lui tend, au bout d’un long bâton, des draps blancs, un oreiller, une courtepointe. Ainsi préservé de la faim, de la vermine et du froid, vingt fois il bénit sa bienfaitrice, en lui avouant encore qu’il ne pourra supporter l’infection produite par le cadavre des reptiles. « Il faut donc encore y pourvoir, dit-elle. » Et elle prépare devant la lucarne un feu de soufre mêlé à une dose d’encens. Quand il fut allumé, elle en jette plusieurs brandons dans la prison. Aussitôt la puanteur s’évanouit ; mess. Gauvain respire librement et n’a plus d’autre ennui que la perte de sa liberté.

Le conte s’interrompt ici pour nous dire ce qui se passait sur les bords de la Tamise à la cour du roi Artus.

  1. Sorte de râtelier où l’on déposait les bois de lance. De hante, bois de lance.