Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/78

Léon Techener (volume 4.p. 268-274).

LXXVIII.



La veille de Pentecôte, le jour même où messire Yvain, Galeschin et Lancelot étaient secrètement partis à la recherche de mess. Gauvain, le roi Artus n’avait pas manqué, au sortir des vêpres, de demander pourquoi il n’y avait pas vu son neveu ni les trois autres chevaliers. Galehaut était aussitôt monté à cheval, et n’ayant trouvé à leurs hôtels ni mess. Gauvain, ni mess. Yvain, ni Galeschin, ni Lancelot, il avait interrogé les écuyers qui n’avaient pu dire ce qu’ils étaient devenus. Il s’en inquiétait, quand retournant au palais il aperçut Lionel qui chevauchait rapidement par une voie étroite. Lionel avait veillé la nuit précédente comme nouveau chevalier, et ne devait être armé que le lendemain de la main du roi. Cependant il avait endossé le haubert et l’avait recouvert d’une chappe d’isenbrun, en prenant soin d’abattre le chaperon sur son nez ; si bien que Galehaut le reconnut seulement au cheval qu’il montait. Il le rejoignit et l’atteignit devant un ponceau, comme il allait passer outre ; Galehaut saisit le cheval au frein : « Où allez-vous, Lionel ? » lui dit-il « Sire, de grâce, laissez-moi. — Savez-vous qu’il sied mal de revêtir les armes de chevalier avant de l’être réellement ? le roi Artus ne vous a pas encore ceint l’épée que vous portez. — Sire, je vous en prie, laissez-moi et ne me demandez rien, par la chose que vous aimez le plus au siècle. — Vous me conjurez de façon à me défendre de vous presser davantage, mais au moins ne vous laisserai-je pas aller plus avant. »

En ce moment, Galehaut regarde et voit approcher un écuyer qui portait à son col un écu : « Arrête, dit-il à cet écuyer, tandis que Lionel lui ordonnait de l’attendre où il savait. » L’écuyer croit devoir obéir à son maître, et Lionel, afin de passer outre, passe la main sous sa chappe, tranche la rêne que retenait Galehaut et s’éloigne avec la rapidité d’un éclair. « Ah ! cœur sans frein ! [1] lui crie en riant Galehaut, vous êtes bien le cousin de Lancelot. » Et piquant des éperons son coursier, plus fort et plus rapide que celui de Lionel, il le rejoint, le saisit au bras, l’enlève et le plante devant lui sur le col de son cheval. Lionel se débat, se tord et se roidit tellement, qu’enfin ils tombent à terre l’un sur l’autre. « Je ne te quitterai pas, dit Galehaut, avant de savoir où tu prétends aller. — Hélas ! Je vois bien que je ne puis vous le cacher. Je m’en allais après mon seigneur de cousin ; il s’est jeté dans cette forêt, armé de toutes pièces, dans la compagnie de messire Yvain et d’un autre chevalier que je ne connais pas : où allaient-ils, je l’ignore ; mais il faut que ce soit pour un grand besoin. Par le nom de Dieu ! veuillez ne plus me retenir. »

Galehaut écoute avec peine ce que lui apprend Lionel. Comment Lancelot a-t-il pu s’éloigner sans le prévenir ? mais ne voulant pas laisser voir son chagrin : « Consolez-vous, Lionel, dit-il, ils sont trop preux tous les trois pour nous donner le moindre sujet de crainte sur ce qui arrivera. Mais ce n’est pas à vous qu’il conviendrait de leur venir en aide ; vous n’êtes pas chevalier, et vous n’avez pas encore le droit de porter les armes. D’ailleurs, cette nuit peut-être, nos amis reviendront et ne voudront pas laisser monseigneur le roi, un grand jour comme la Pentecôte. »

Tant il en dit et fait que Lionel consent à retourner ; ils rentrent ensemble à l’hôtel. Galehaut ne veut pas le quitter un instant, pour qu’il ne retourne pas sans lui dans la forêt. Il garde le secret du départ des trois chevaliers, dans la crainte du chagrin que la reine éprouverait en apprenant que Lancelot s’était éloigné sans prendre congé d’elle. Revenons maintenant, à Melian le Gai.

En prenant congé de Trajan, Lancelot fut convoyé par Melian, frère de celui qu’il avait levé du coffre. Ils passèrent ensemble devant la maison maintenant purgée par mess. Yvain des larrons qui s’y étaient introduits. Ce fut la dame de la maison qui mit Lancelot sur la voie qu’avait prise messire Yvain : Melian revint au Gai château, et de là dès le lendemain, il se rendit à Londres. Il y arriva le soir même de la Pentecôte. Le roi avait, le matin, armé Lionel : il avait attendu, pour se mettre à table, le récit ou l’annonce de quelque nouvelle aventure, quand, de la fenêtre où il était appuyé, il crut apercevoir une demoiselle tenant par une chaîne d’or un lion couronné. C’était le premier lion de Libye qu’on eût encore vu dans la Grande-Bretagne. La demoiselle, en avançant jusqu’aux pieds du roi, avait promis l’amour de sa dame, la plus belle et la plus riche du monde, au chevalier qui parviendrait à dompter son lion ; et Lionel ayant réclamé cette épreuve pour don de premier adoubement, avait mis à mort le lion, après une lutte terrible. Mais tout cela est longuement raconté dans la branche consacrée à Lionel[2] : on y voit comment il offrit plus tard à mess. Yvain la peau du lion couronné, en échange de l’écu de sinople à la bande blanche qu’il préféra toujours parce qu’il rappelait l’écu de son cousin Lancelot, lequel était blanc à la bande vermeille.

Or cette aventure, toute merveilleuse qu’elle était, n’avait pu faire oublier que mess. Gauvain, ni Lancelot, ni mess. Yvain n’avaient assisté aux grands offices et aux fêtes de la Pentecôte. Le roi, la reine et Galehaut étaient en proie aux mêmes inquiétudes, quand arriva Melian le Gai. Il annonça qu’il venait de la part de Lancelot, et aussitôt l’espérance parut illuminer tous les visages. Il raconta le fâcheux enlèvement de messire Gauvain, la résolution prise par Lancelot, par mess. Yvain et par Galeschin d’entreprendre la recherche du ravisseur. La reine en écoutant le récit de Melian ne put dissimuler son dépit : « Je tremble pour Gauvain, dit-elle, mais je ne pardonne pas aux autres d’être partis sans notre congé. » Et sous le prétexte d’un subit malaise, elle alla s’enfermer dans ses chambres pour y pleurer tout à son aise. Le roi qui la croyait uniquement préoccupée des dangers de mess. Gauvain, la suivit pour lui en faire des reproches. « En vérité, lui dit-il, vous devriez prendre un intérêt plus vif à Lancelot qui vous a si bien protégée. Pour moi, je ne sais pas qui m’affligerait le plus de sa perte ou de celle de mon neveu. — Sire, répond la reine, priez Dieu qu’il nous rende votre neveu, et ne lui demandez rien de plus. »

Après le roi, Galehaut vint devant la reine et la trouva noyée dans les larmes. « Pour Dieu, qu’avez-vous, ma dame, faut-il déjà désespérer du retour de votre ami ? — Laissez-moi pleurer, Galehaut ; je souffre beaucoup, et je n’entends pas dire la raison de ma douleur. » Galehaut revint vers le roi, sans pouvoir comprendre plus que lui la raison d’un tel désespoir.

On convint de commencer, dès le lendemain, la quête de mess. Gauvain : en cinq jours ils espéraient arriver devant la Tour douloureuse. Le roi avait recommandé aux barons réunis pour la fête de ne pas s’éloigner, et il partit avec eux sous la conduite de Melian, côtoyant d’abord la forêt, afin d’éviter le danger de se perdre dans les nombreux détours. La reine avait refusé de les suivre, n’étant pas, dit-elle, assez bien pour chevaucher. Mais avant de dire ce qu’ils firent il convient de revenir à Lancelot.

  1. Voy. Lancelot, I, p. 59.
  2. Je ne crois pas que cette branche de Lionel ait été conservée. Quant à celle d’Yvain, Chrestien de Troies ne paraît pas avoir connu ou du moins suivi le texte de Lancelot. Il s’est contenté d’attribuer à son Chevalier au lion, Yvain de Galles, les aventures mises, dans le roman inédit d’Artus, sur le compte d’autres chevaliers.