Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/76

Léon Techener (volume 4.p. 255-262).

LXXVI[1].


Lancelot, en se séparant de mess. Yvain et du duc de Clarence, était entré dans une voie qui rejoignait plus loin celle que mess. Yvain avait choisie. Il ne fit pas de rencontre avant la chute du jour. Après avoir traversé une longue vallée, il franchit le tertre qui la bornait et ne fut plus longtemps sans apercevoir la litière du chevalier au coffre. Il apprit de la demoiselle l’inutile essai qu’avait fait un chevalier portant un écu blanc au lion de sinople. Lancelot à cet indice reconnut messire Yvain « Veuillez, dit-il à la demoiselle, découvrir ce chevalier. — Volontiers, si vous tentez de le lever en promettant de le venger. » Lancelot promit et les écuyers posèrent le coffre par terre. Alors il passe le bras sous l’aisselle du navré, le soulève sans effort et l’étend doucement sur l’herbe. Le chevalier pousse un grand soupir, et regardant Lancelot : « Site, bénie soit l’heure de votre naissance ! vous avez fait ce que tant d’autres ont vainement essayé. Vous êtes, je le vois bien, le meilleur chevalier du monde, et je vous dois la fin de mes plus grandes douleurs. Elles ne sont plus rien, si je les compare à ce que je souffrais dans le coffre. » Il fait signe à l’un des écuyers : « Hâtez-vous, dit-il, d’aller apprendre à mon père et à mon frère ce que vous avez vu : ce preux chevalier viendra héberger dans notre maison ; nous l’y recevrons avec tout l’honneur dont il est si digne. » Le jour finissait ; il fallait choisir, de coucher dans la forêt ou de suivre la litière : Lancelot accepta l’offre du chevalier.

L’écuyer s’empressa d’aller annoncer au château l’heureuse nouvelle, pendant que Lancelot aidait à disposer une couche d’herbe verte et de fleurs odorantes : on enveloppa le chevalier dans une couverture, on le replaça sur la litière chevaleresque, et on se mit en route. Le coffre resta sur la voie ; le chevalier qui venait d’en sortir craignant en le regardant de raviver ses douleurs.

Le château s’élevait sur les bords de la Tamise ; sa beauté et l’agrément de sa position lui avaient fait donner le nom du Gai château. Le vieillard qui en était seigneur se nommait Trajan le Gai ; dans sa jeunesse, il avait été compté parmi les plus preux, les plus beaux et les plus amoureux. Ses fils étaient Adrian le Gai que Lancelot venait de retirer du coffre, et Melian le Gai, lequel, aussitôt le message reçu, accourait à leur rencontre. Dès qu’il aperçut la litière, il tendit les bras vers Lancelot, puis il baisa son frère en demandant comment il se trouvait ? « Bien, dit Adrian, grâce à Dieu et à ce preux chevalier qui seul a pu, sinon fermer mes plaies, au moins calmer mes douleurs. C’est encore lui, je le sais, qui pourra tous nous venger de nos cruels ennemis. »

À l’entrée du château, ils entendirent parmi les rues les gens chanter et caroler, en tenant dans leurs mains cierges et chandelles : « Bien venu soit, disaient-ils, le preux chevalier qui a délivré notre seigneur ! » À la porte de la salle, ils trouvent le vieux, Trajan qui allait au devant d’eux, en pleurant de joie de revoir son fils. On s’empresse autour de Lancelot ; c’est à qui pourra l’aider à descendre et à désarmer : on dispose son lit, on le couche et Melian l’ayant quelque temps regardé : « Sire, dit-il, s’il ne vous déplaisait, je demanderais si vous ne seriez pas de la maison du roi Artus ? — Oui, pourquoi le demandez-vous ? — Comment pourrais-je l’oublier ! Vous êtes assurément celui qui déferra à Kamalot le chevalier navré[2]. — Oui, et je me souviens assez de tous les ennuis que cette affaire m’a causés. — Savez-vous quel était celui qui vous dut sa délivrance ? — Non ; mais je sais que je fus, à cause de lui, retenu en prison près de deux ans. — Ah sire ! soyez entre tous béni ! C’est moi que vous avez déferré et nous vous devons, mon frère et moi, la fin de nos maux. Ce n’est pas tout. Vous avez en même temps guéri notre père qui n’était guère en meilleur point. Écoutez-moi : À l’extrémité de cette forêt, demeure un chevalier félon d’une force prodigieuse : il est plus grand même que Galehaut : c’est Karadoc de la Tour douloureuse. Son frère, aussi déloyal et aussi cruel que lui, m’avait percé des glaives dont vous m’avez déferré. Quoique navré, j’eus la force de le frapper à mort : de là, une haine sans merci entre notre famille et la sienne. Une fois, il assaillit mon frère Adrian qui, après une défense prolongée, demeura navré comme vous avez vu. Par une insigne cruauté, Karadoc ne lui donna pas le coup mortel, aimant mieux prolonger ses douleurs. Il le fit transporter dans son château et après l’avoir fait longtemps languir dans un souterrain humide, la mère de Karadoc, qui passe en méchanceté toutes les autres femmes, le tira de cette chartre pour ajouter encore à ses tourments. Comme elle avait le secret des charmes et des enchantements, elle le fit entrer, à l’aide de paroles magiques, dans le coffre d’où vous l’avez levé ; par la vertu de ces paroles, il n’en devait sortir que quand le meilleur des chevaliers parviendrait à l’en tirer sans lui causer de douleur et sans même remuer le coffre. En attendant, mon frère ne pouvait ni mourir, ni pressentir la fin de ses maux. Après l’avoir ainsi destiné, elle le fit porter devant le château, pour le montrer dans cet état à toute sa parenté. Rien ne peut se comparer au chagrin qu’en ressentit notre seigneur de père. Il devint sourd, perdit l’usage de ses membres, et nous aurions tous préféré la mort à d’aussi grandes infortunes. La mesure n’en était pourtant pas comblée. À quelque temps de là je chevauchais dans la forêt avec deux oncles miens et d’autres de notre lignage ; nous vînmes à parler de mon père et de mon frère, et tout en pleurant je m’écriai : Ah ! beau sire Dieu, mon père peut-il espérer de jamais guérir ! Une demoiselle montée sur palefroi amblant vint alors à croiser notre chemin et dit en passant : « Oui ! mais l’un ne guérira pas avant l’autre. » Nous restâmes interdits. Vainement j’essayai de la joindre ; j’y perdis mes peines et n’ai pu découvrir qui elle était. Je savais seulement que mon frère ne serait guéri qu’après avoir été levé du coffre. Mais, dès qu’il en fut sorti, grâce à vous sire chevalier, mon père marcha et entendit, ce qu’il n’avait pas fait depuis deux ans. Si les plaies de mon frère étaient visitées par un bon mire, je pense qu’elles se fermeraient comme les miennes se fermèrent, quand vous m’eûtes déferré. »

Lancelot reconnut ainsi que le grand ennemi du père et des deux frères était encore cet odieux Karadoc, ravisseur de messire Gauvain. Il indiqua à Melian le but de la quête qu’ils avaient entreprise, lui, le duc de Clarence et messire Yvain : « Mais, reprit Melian, vous plairait-il nous apprendre à qui nous sommes tant redevables ? — Je vous dirai ce que je n’ai dit encore à nul autre chevalier : mon nom est Lancelot du Lac. — Ah ! s’écria Melian, j’ai bien des fois entendu parler de vos prouesses. » Adrian, de son côté, au nom de mess. Yvain, se souvint du chevalier qui avait essayé de le lever. « S’il ne change de voie, dit-il, il lui faudra passer la nuit en pleine forêt. Mais vous, sire, comment pensez-vous avoir raison du traître Karadoc ? Un seul chevalier, trois ou quatre même, n’ont pu, jusqu’à présent, lutter contre lui. Nous savons votre grand cœur ; mais vous comprendrez en le voyant nos craintes. Ne parle-t-il pas déjà de conquérir les royaumes d’Artus et de Galehaut ? C’est même pour cela qu’il a établi les mauvaises coutumes de son château, et qu’il y retient monseigneur Gauvain, afin d’attirer ici tous les meilleurs chevaliers du roi qui voudront essayer de le délivrer. Si pourtant vous ne craignez pas de le défier, je vous suivrai : c’est le moins, après ce que nous vous devons, de mettre pour vous nos corps en aventure. — Oui, reprit Lancelot, je tenterai ce qui n’a pas effrayé de meilleurs chevaliers que moi. — Si quelqu’un, dit Melian, doit triompher de Karadoc, c’est le preux auquel il vient d’être donne de nous guérir. »

Quittons un instant Lancelot, pour voir ce que devient messire Gauvain.

  1. Plusieurs feuillets enlevés dans le bon msc. 1430, nous obligent à suivre pour quelque temps le no 339, fo 78, en le confrontant aux anciennes éditions imprimées.
  2. Voy. Lancelot, t. I, p. 132.