Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/73

Léon Techener (volume 4.p. 208-213).

LXXIII[1].



Le roi Artus séjourna à Dinasdaron toute la semaine. Afin de mieux célébrer le retour de la reine et sa réconciliation avec Lancelot, il donna rendez-vous a ses barons, pour les fêtes de la Pentecôte, dans sa ville de Londres. Il désirait y donner en présence de toute sa cour l’adoubement de chevalier au jeune Lionel de Gannes.

Jamais il n’y eut une réunion si brillante de barons, de dames et demoiselles ; on vint à Londres de toutes les villes non-seulement de la Grande-Bretagne, mais aussi de France, d’Allemagne et de Lombardie.

Lionel fut armé des plus belles et des plus riches armes. Au service de la veille de Pentecôte, il parut en robe de soie merveilleusement ouvrée ; et après le service, on dressa le manger, non pas dans les salles et dans les chambres, elles n’auraient pu jamais contenir une si grande assemblée, mais dans une suite de pavillons que le roi avait fait disposer le long de la rivière de Tamise. Les tables avaient une demi-lieue d’étendue. Après le festin qui fut des mieux fournis de hautes viandes, de vins et de cervoises, les convives allèrent s’ébattre les uns d’un côté, les autres d’un autre. Quatre renommés chevaliers de la Table ronde prirent le chemin de la forêt de Varannes. C’était messire Gauvain, messire Yvain de Galles, Lancelot et messire Galeschin duc de Clarence[2], fils du roi Tradelinan de Norgalles, frère de Dodinel le Sauvage, neveu par sa mère du roi Artus, enfin, cousin germain de mess. Gauvain. Il était assez court et épais de taille, mais hardi, vif et plein de merveilleuse prouesse. Galehaut étant en conversation avec le roi quand s’écartèrent ainsi nos quatre chevaliers, il n’avait pu les accompagner.

La forêt de Varannes, bien qu’assez peu éloignée de la Tamise, passait depuis longtemps pour être des plus aventureuses et les quatre chevaliers n’ayant pas pris leurs armes, ne voulaient pas s’y engager à une grande profondeur. Mais ayant avisé un endroit tapissé d’herbes et de fleurs sauvages, ils s’arrêtèrent sous un grand chêne au feuillage épais et riant, comme ils sont tous à la fin du mois de mai. Alors ils se mirent à parler de tout ce qu’on racontait de la forêt. « J’ai dessein, dit messire Gauvain, de pénétrer dans toutes ses profondeurs, et d’y rester plusieurs fois vingt-quatre heures, pour m’assurer de la vérité de ce qu’on nous en dit. Mais je ne voudrais pas chevaucher la veille d’une fête comme celle-ci ; je compte donc y revenir demain lundi. » Mess. Yvain, Clarence et Lancelot convinrent de l’accompagner, et de ne mettre personne dans le secret de leur entreprise.

Comme ils devisaient, un grand valet trempé de sueur vient à passer et s’arrête un instant pour les regarder. « Qui es-tu, frère ? » lui demande messire Gauvain. Au lieu de répondre, le valet retourne rapidement son cheval, broche des éperons et disparaît. « Ce valet, dit messire Yvain, semble avoir perdu le sens. Il courait à bride abattue comme s’il eût craint d’arriver trop tard, puis il rebrousse chemin aussi vite qu’il était venu. » Mais bientôt, ils entendent un grand bruit de chevaux. Un chevalier d’une taille gigantesque, à l’écu blanc au lion de sinople, armé de toutes armes, et monté sur un des plus grands coursiers du monde, paraît avec le valet qu’ils avaient vu l’instant d’auparavant. « Qui de vous est Gauvain ? demande le géant. — C’est moi ; que lui voulez-vous ? — Vous le saurez bientôt. » Et ce disant, il va à mess. Gauvain qu’il frappe rudement de son glaive et pendant que messire Gauvain saisit le frein du cheval et tente de toucher au pommeau de l’épée pour la tirer du fourreau, il est lui-même soulevé, retenu par le milieu du corps et placé en travers du cheval aussi facilement que si l’inconnu avait eu affaire à un enfant. Les trois compagnons se lèvent pour l’arrêter, mais le cheval se dresse, renverse et frappe de ses quatre pieds mess. Yvain, et l’inconnu s’éloigne, emportant mess. Gauvain entre ses bras. Les trois amis suivent ses traces aussi vite qu’ils peuvent, mais ils ne tardent pas à rencontrer vingt chevaliers bien armés. Lancelot, quoique en simple surcot et sans épée, allait les attaquer, quand messire Yvain l’arrêtant : « Qu’allez-vous faire ? est-ce prouesse de se heurter seul, à pied et désarmé, contre vingt cavaliers armés de toutes pièces ? Faisons mieux : retournons à nos tentes, armons-nous secrètement et revenons, sans rien dire au roi ni à la reine de l’enlèvement de messire Gauvain : nous le délivrerons ou nous partagerons sa mauvaise fortune. »

Le conseil était sage, il fut suivi. Les trois amis revinrent à leurs pavillons, montèrent, firent porter devant eux leurs armes et regagnèrent la forêt. Ils avaient pris un chemin ferré qui les conduisit à l’entrée de trois voies fourchues où des pas de chevaux étaient fraîchement marqués. « Beaux seigneurs, dit messire Yvain, pour être sûrs de découvrir le ravisseur, nous ferons bien de nous séparer. Je prendrai, s’il vous plaît, la voie gauche. — Soit ! disent les autres. — Et moi la droite, » dit le duc de Clarence[3]. Celle du milieu fut réservée à Lancelot. Nous allons maintenant suivre chacun d’eux, en commençant par le duc de Clarence.


  1. Le grand épisode où nous arrivons de l’enlèvement, de la quête et de la délivrance de messire Gauvain devait former, dans l’origine, un récit indépendant du roman en prose. C’était un de ces lais ou contes que les bardes et les jongleurs récitaient en plein air et de vive voix.
  2. Voy. Liv. d’Artus, p. 132.
  3. Les aventures des quatre chevaliers sont dans l’original fréquemment interrompues, pour se continuer quand on en a déjà perdu de vue les commencements. Nous avons cru devoir moins séparer entre eux chacun de ces épisodes, afin de les rendre plus faciles à suivre.