Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/72

Léon Techener (volume 4.p. 191-208).

LXXII.



Mais que se passait-il en Bretagne, où séjournait encore le roi Artus ? L’effet du breuvage que continuait à lui servir la fausse Genièvre l’entretenait dans son funeste aveuglement. Peu lui importait le mécontentement de ses barons : il se montrait partout avec elle, il partageait sa couche quand il ne tenait pas haute cour. Cependant, la nouvelle de l’injuste disgrâce de la véritable reine Genièvre s’était répandue jusqu’au delà des mers. L’apostole Étienne en avait été informé, et ne pouvant approuver qu’un si grand roi répudiât celle qu’il avait épousée devant Sainte Église, avant que n’eût été prononcée la nullité de son mariage[1], il envoya en Bretagne un cardinal pour faire cesser un tel scandale. Le roi Artus fut sourd aux remontrances du légat de Rome, comme il l’avait été à celles de ses barons ; si bien que tout le royaume de Bretagne fut mis en interdit et demeura pendant vingt-neuf mois privé des Sacrements.

Mais il arriva qu’un jour la fausse reine, qui résidait à Bredigan, se sentit prise d’une grande douleur dans tous ses membres. Elle perdit ses forces ; ses pieds devinrent gonflés et remplis de pus ; il ne lui resta plus que l’usage des yeux et de la langue. Le roi manda les meilleurs mires de son royaume ; aucun d’eux ne sut découvrir la cause de la maladie ni les remèdes qu’on y pouvait opposer. Ce fut pour Artus un grand sujet de chagrin ; mais il avait soin de le dissimuler, sachant combien les prud’hommes de sa maison étaient peu disposés à partager ses inquiétudes.

Messire Gauvain lui dit un jour : « Sire, on vous blâme grandement de mener une vie si peu royale : vous paraissez éviter la compagnie de vos barons, tandis que vous étiez toujours prêt, autrefois, à donner le signal des divertissements. Nous n’allons plus en bois, en rivière ; les fêtes ne succèdent plus aux fêtes ; nous passons tout notre temps en sombres rêveries. — Vous parlez bien, répond Artus ; et j’entends changer de conduite. Demain nous partirons pour Kamalot ; nous irons en bois avec nos chiens, quinze jours durant ; au retour nous volerons en rivière. »

En effet le roi se rendit le lendemain dans la forêt de Kamalot, si plantureuse en bêtes fauves. La poursuite d’un énorme sanglier les occupa jusqu’à Nones. La bête descendit dans un vallon, remonta un tertre embarrassé de ronces et de broussailles, puis, épuisée de fatigue, attendit les chiens qui l’entourèrent furieux sans oser l’approcher. Le roi descendit de cheval et de sa courte épée lui donna le coup mortel. Comme on faisait la curée, ils entendirent le chant d’un coq ; c’était l’indice d’une maison peu éloignée. Le roi, qui avait faim, remonte accompagné de mess. Gauvain et des autres compagnons de la chasse. Ils ne chevauchent pas longtemps sans entendre sonner une cloche : ils avancent de ce côté, et bientôt se trouvent devant un ermitage. Le roi descend, les valets frappent à la porte ; un homme vêtu de blanc vient leur ouvrir.

« Frère, lui dit le roi, avez-vous un abri couvert assez grand pour ma compagnie, et pouvez-vous nous donner à manger ? — Non, répond le rendu ; mais à quelques pas d’ici se trouve un hôtel établi pour recevoir les passagers. » Il les conduit aussitôt devant une grande maison de bois où, pendant que le feu s’allume, les tables sont dressées. Le clerc retourne annoncer à l’ermite que le roi Artus s’était arrêté avec ses gens dans la maison des passagers. « C’est là, dit l’ermite, ce que j’espérais. » Sans perdre de temps, il revêt les armes du Seigneur-Dieu et commence à chanter sa messe. Cependant, le roi était au manger : dès le second morceau, voilà qu’il sent une violente douleur, comme si le cœur allait lui voler de la poitrine. Il tombe, ses yeux tournent, il perd connaissance. Les chevaliers le relèvent effrayés, mess. Gauvain le prend dans ses bras ; enfin, il revient à lui et demande à grands cris un confesseur. Mess. Yvain et Sagremor retournent à l’ermitage, comme le prêtre achevait le service ; ils lui content la maladie subite du roi et le supplient de ne pas perdre un instant. L’ermite avait encore dans les mains le Corpus Domini[2] « Dieu, dit-il en suivant le chevalier, soit loué du mal qu’il envoie au roi ! Je vois que ma prière a été entendue. »

Artus en le voyant fait effort pour se lever : « Qui êtes-vous ? demande le prud’homme. — Hélas ! un malheureux ; j’ai nom Artus, indigne roi de Bretagne, chargé des grands maux que j’ai faits à la terre et à mes hommes. Je vous ai envoyé querir pour confesser et recevoir mon créateur. — Roi, je veux bien ouïr ta confession ; mais n’espère pas recevoir ton sauveur. Je le refuse au plus grand des pécheurs, très-justement excommunié. Tu as délaissé ta femme épousée ; tu en tiens une autre contre Dieu, raison et Sainte Église ; tant que tu seras en tel péché, nul bien ne te peut venir. »

Le roi se mit à pleurer tendrement. Dès qu’il put parler : « Beau sire, vous tenez la place de Dieu ; apprenez-moi ce que je dois faire pour sauver mon âme. Je reconnais que rien de bon ne m’est advenu depuis l’éloignement de ma première femme. Cependant, en la renvoyant je n’ai pas cru mal faire ; les gens du pays m’avaient juré qu’elle n’était pas ma droite épouse ; il est vrai que Sainte Église n’a pas dénoué ce qu’elle avait noué. — Le conseil, reprit le religieux, que j’ai à te donner, c’est de faire réparation à l’Église. Si tu as eu raison d’agir ainsi que tu as fait, elle t’absoudra ; si elle confirme ton premier mariage, il te faudra renoncer au second. — Je ferai ce que vous demandez. »

Il commence à confesser tous les péchés qu’il avait sur le cœur. Quand il eut fini, les barons furent rappelés, et le religieux en élevant la voix dit : « Artus, je te connais mieux que tu ne penses. J’ai nom Amustant, autrefois ton chapelain. Je vins du royaume de Carmelide avec Genièvre, la fille du roi Leodagan, et jusque-là je ne l’avais jamais quittée[3]. Personne ne sait mieux que moi quelle est des deux la véritable héritière. » Artus, après avoir écouté l’ermite, demanda qu’on le laissât reposer ; il s’endormit et se trouva au réveil aussi sain de corps qu’il eût jamais été.

Il retourna à Kamalot dans la compagnie du bon religieux ; et, le jour suivant, un messager arriva de Bredigan pour lui annoncer que la reine désirait le voir, parce qu’elle se croyait bien près de mourir. Le sage Amustant lui conseilla d’y aller et insista pour le suivre. « Vous ferez, lui dit-il, semondre tous vos hommes, ils ne seront pas de trop. » Tous arrivèrent le matin à Bredigan ; le roi ne descendit pas dans la maison de la fausse reine, il évita même de lui parler la nuit ni le lendemain. Au point du jour, l’ermite lui chanta la messe, il entendit encore celle du Saint-Esprit et, au sortir du moutier, il alla voir la reine, qui exhalait une puanteur si horrible que sans le secours des aromates nul n’aurait pu l’approcher.

Il avança vers sa couche et lui demanda comment elle se trouvait. — « Mal, » dit-elle d’une voix claire ; « les mires n’entendent rien à ce que j’ai : je souhaiterais qu’on voulût bien me conduire à Montpellier[4] : une fois en mer je n’en sortirais que pour entrer dans la ville. — Dame, le voyage augmenterait votre malaise, et vous pourriez mourir dans la traversée. Il importe que vous soyez confessée, et justement, j’ai amené un clerc prud’homme qui saura bien vous conseiller. » Elle fit signe qu’elle souhaitait de le voir, et l’ermite se présenta prêt à ouïr sa confession. Pendant qu’il l’écoutait à part, un chevalier vint annoncer au roi que le vieux Bertolais était en danger de mort et demandait à lui parler en présence de ses barons.

Le roi Artus suivit le messager, pendant qu’Amustant exhortait la fausse reine. « Dame, vous êtes en aventure de mort : ce serait trop de perdre l’âme en même temps que le corps, et vous savez que nul ne peut être sauvé sans vraie confession. — Sire, répondit-elle, vous voulez sauver mon âme, mais je n’en vois pas le moyen. Je suis de toutes les femmes la plus déloyale et la plus perfide. J’ai tant fait que le preux et bon roi Artus a, pour moi, délaissé sa loyale épouse, la fleur de toutes les dames du monde. Dieu la venge aujourd’hui, en m’ôtant l’usage de mes membres ; mais il ne me punit pas autant que je le méritais. » Elle lui conte alors toutes les circonstances de la trahison. « Dame, dit Amustant, je vous ai bien écoutée ; mais je crains que vous ne refusiez de faire ce qui conviendrait. — Je veux tout ce que vous ordonnerez. — Eh bien ! si vous voulez trouver grâce devant Dieu, il faut qu’en présence de ses barons vous fassiez au roi l’aveu de ce que vous avez controuvé, sans en rien cacher ni affaiblir. — Est-ce le moyen de sauver mon âme ? — Je le crois. — Je le ferai donc. »

D’un autre côté, les chevaliers avaient suivi le roi autour du lit de Bertolais ; ils apprirent de sa bouche comment il avait fait la trahison. Il avait donné le conseil de surprendre le roi, de le retenir en prison et de lui faire entendre que la demoiselle de Carmelide était la véritable reine. « Sire, ajouta-t-il, la malheureuse qui se meurt a fait à ma prière tout ce qu’elle a fait de criminel. Prenez de moi la vengeance la plus cruelle et la plus juste, mon âme en sera d’autant allégée car tout ce que mon corps souffrira dans ce monde lui sera compté dans l’autre. »

Le roi se signa en entendant ces aveux qui réjouirent grandement ses barons.

« Ah sire ! dit mess. Gauvain, je vous disais bien que si l’on avait suivi votre intention, ma dame eût souffert le dernier supplice. Mais enfin, Dieu aidant et Lancelot, le temps a découvert la vérité. »

Comme ils en étaient là, on avertit Artus que la fausse reine à son tour voulait lui parler. En le voyant approcher entouré de ses hommes, elle fondit en larmes et cria merci ; puis elle exposa la trahison à laquelle Bertolais l’avait entraînée. Tous s’émerveillaient de ce qu’un cœur de femme pouvait renfermer de malice et de perfidie[5]. Le roi demande au religieux ce qu’il convenait de faire des deux coupables. « Sire, il faut attendre que tous vos barons de Logres et de Carmelide soient réunis ; il leur appartient connaître d’un si grand crime et d’en dresser le jugement. » Le roi trouva bon l’avis, et mess. Gauvain se hâta d’envoyer à la véritable reine un messager qui l’informât de ce qui venait d’arriver, et dut l’engager à revenir. « Jamais, lui mandait-il, reine n’aura été reçue plus grand honneur que vous ne serez par le roi et par tous les barons et chevaliers. »

Les barons de Logres, rassemblés à Bredigan pour prononcer sur le sort de Bertolais, décidèrent qu’il méritait le plus dur supplice ; mais à la prière du sage Amustant, le roi consentit à le faire conduire, en attendant le jugement, dans un vieil hôpital. Quant aux barons de Carmelide qui avaient condamné la véritable reine, rien ne peut se comparer à leur effroi, en apprenant la façon dont la trahison de leur demoiselle avait été découverte. Ils se rendirent en Sorelois et, arrivés à Sorehau où résidait la reine Genièvre, ils quittèrent leurs palefrois, tranchèrent les avant-pieds de leurs chausses et rognèrent les longues tresses de leurs cheveux ; puis tombant aux genoux de la reine, ils crièrent merci : « Dame, prenez de nous telle justice qu’il vous plaira ; exilez-nous de la terre que nous occupons, mais pardonnez-nous d’avoir suivi trop aveuglément le conseil du méchant Bertolais. »

La reine, douce et débonnaire de sa nature, eut grande pitié d’eux. Elle pleura, les releva l’un après l’autre et leur pardonna leur méfait.

Le roi tint ensuite à Carduel une grande cour : il voulait faire oublier le blâme dont il avait si injustement couvert la bonne et sage reine Genièvre ; mais il hésitait toujours à livrer la demoiselle de Carmelide au jugement des barons, si bien que trois semaines passèrent et qu’elle finit de sa belle mort, en grande douleur et repentir. Artus couvrit le chagrin qu’il en ressentait ; l’Apostole leva l’interdit prononcé sur la terre de Bretagne, et rien ne dut plus retarder le retour de la reine. Artus envoya pour la redemander le frère Amustant, l’archevêque de Cantorbery, l’évêque de Winchester et dix tant rois que ducs. Amustant raconta à la reine les aveux et la mort de la demoiselle de Carmelide en ajoutant que le roi Artus désirait grandement la revoir. Elle écouta tout cela sans trop laisser voir la joie qu’elle en ressentait ; puis elle envoya semondre ses barons de Sorelois. Après avoir annoncé les nouvelles à l’assemblée, elle prit à part Galehaut et son compagnon : « Dites-moi ce que je dois faire, beaux amis ; vous voyez que les barons de Logres sont venus me redemander : la fausse reine est morte, et le roi sait maintenant qu’il m’a épousée par devant Sainte Église. Quoi qu’il en soit, je ne répondrai pas sans votre conseil. — Dame, répond Lancelot, notre conseil sera toujours votre volonté ; mais ceux-là ne vous aimeraient pas qui vous engageraient à refuser l’honneur et la seigneurie de Bretagne, qui vous appartiennent. Le roi Artus, malgré ses torts, est le premier des preux : vous seriez donc blâmée d’hésiter à le rejoindre, et de préférer répondre à ce que pourraient désirer vos amis. Ceux-ci doivent oublier leur propre intérêt pour ne voir que l’honneur et le devoir de la dame en laquelle ils vivent plus qu’en eux-mêmes.

« — Et vous, Galehaut, de qui j’ai reçu tant d’honneur, que me conseillez-vous ? — Dame, si vous nous restiez, vous pensez la joie que j’en aurais ; mais il serait mal à propos de vous donner ce conseil. Je suis de l’avis de Lancelot. Nous n’avons à souhaiter qu’une chose, c’est de ne pas être oubliés et de conserver vos bonnes grâces. »

La reine vit avec joie que ses amis lui donnaient le conseil qu’elle se croyait tenue de suivre. Deux sentiments partageaient son âme ; amour pour Lancelot, dévouement pour le roi. Elle ne s’abusait pas sur la difficulté de concilier la voix de son cœur et le cri de sa conscience. La plus sage, la plus belle et la meilleure des femmes n’avait pas eu de défense contre le plus sage, le plus beau, le plus preux des hommes. Hors ce seul point, elle eût livré son corps et son âme pour le roi son époux, auquel elle gémissait de ne pas s’être uniquement donnée. Maintenant, elle serre dans ses bras tour à tour Galehaut, Lancelot et la dame de Malehaut ; ils confondent leurs larmes. Le lendemain, elle fait demander les barons de Sorelois pour les délier du serment qu’ils lui avaient prêté et qu’ils renouvelèrent en faveur de Galehaut. Grand fut le deuil de son départ parmi les dames, les demoiselles et tous ceux de la terre de Sorelois.

Elle avait séjourné comme leur reine deux ans et un tiers, depuis la Pentecôte jusqu’à la fin de février de la troisième année. Quand ils approchèrent de Carduel, Galehaut et Lancelot rencontrèrent le roi Artus, venu au-devant de la reine. Le roi leur fit le meilleur visage du monde, bien qu’il ne fût pas encore consolé de la mort de la demoiselle de Carmelide. Mais de tous ceux qui témoignèrent leur joie du retour de la reine, nul ne fut aussi ravi que messire Gauvain ; il courut vers elle les bras ouverts, et ne pouvait se lasser d’embrasser et baiser Lancelot et Galehaut.

Et Galehaut dit au roi : « Sire, je vous rends la dame que vous aviez confiée à ma garde. Si je n’ai pas tenu ce que j’avais promis, que Dieu et les sept Saints de cette église ne me soient jamais en aide ! » Et il tendait les mains vers la chapelle. « Je le crois, beau doux ami, répondit le roi ; il ne sera jamais en mon pouvoir de reconnaître ce que vous avez fait pour moi. J’aurai pourtant à vous demander un nouveau bienfait. » Il disait cela tandis que Lancelot restait volontairement à l’écart pour s’abandonner à ses tristes pensées ; car il prévoyait que la compagnie de la reine allait lui être ravie. Galehaut, de son côté, craignait de perdre son ami, il avait néanmoins prié la reine d’user de tout son crédit sur Lancelot pour le déterminer à reprendre son ancienne place dans la maison du roi, parmi les compagnons de la Table ronde.

Le soir même, le roi et la reine furent réunis devant Sainte Église, par les archevêques et évêques de la Grande-Bretagne. Mais Lancelot ne pouvait partager la joie publique ; il demanda congé à la reine et retourna en Sorelois, sans en donner avis au roi.

À deux jours de là, le roi prit à part Galehaut et la reine : « Je vous prie, leur dit-il, sur la foi et l’amour que vous me portez, de faire en sorte que Lancelot me pardonne et me rende sa compagnie. — Je lui parlerai, dit Galehaut, mais il n’est déjà plus ici ; depuis trois jours il a repris le chemin de mon pays. — J’en suis marri, dit le roi, je pensais lui faire cette demande à lui-même, après vous avoir parlé. Il a tant fait pour la reine qu’il n’aurait pu lui refuser. — Ah ! Sire, dit alors la reine, je ne trouve pas qu’il ait tant fait pour moi ; ne vient-il pas de partir sans nous demander congé ? Pourtant, j’aime mieux qu’il s’en soit allé ainsi que si je l’avais vu refuser ma requête. — Madame, dit Galehaut, il faut beaucoup supporter d’un prud’homme tel que Lancelot : Dieu lui a donné un cœur qui ne peut oublier les services rendus ni les injures reçues. Je l’en ai bien souvent repris, et je n’ai pu jamais rien gagner sur lui. Il tient à grand dépit la conduite du roi qui n’aurait pas dû soutenir l’accusation et le contraindre à fausser le jugement des barons de Carmelide. »

Le roi écoutait et reconnaissait volontiers ses torts ; car il se sentait un penchant très-vif pour Lancelot, comme on put le voir en maintes occasions. Longtemps même, on tenta vainement de lui donner des soupçons sur la nature des sentiments de la reine.

« Quoique Lancelot puisse faire, disait-il, jamais il ne dépendra de moi de le haïr. Il faut donc que vous l’apaisiez, compain Galehaut, si vous désirez que mon cœur soit à l’aise. Tout ce qu’il voudra demander, je jure sur les Saints et devant vous de l’accorder. » Galehaut promit de revenir avec Lancelot pour les fêtes de Pâques ; la reine à son tour, dès que le roi fut éloigné, le conjura de ramener l’ami dont elle attendait toutes ses joies. « Et ne craignez pas de perdre sa compagnie ; je saurai bien vous la conserver telle que vous en jouissiez dans vos îles lointaines. »

Galehaut partit le lendemain. Quand il fut arrivé en Sorelois il conta à Lancelot ce qui s’était passé entre le roi, la reine et lui. À la mi-carême ils revinrent à la cour, et ils trouvèrent, à la Pâque fleurie, le roi Artus dans un de ses châteaux nommé Dinasdaron[6]. L’usage d’Artus était de ne pas monter à cheval durant la semaine peineuse. En revoyant Lancelot il eut une joie que la reine ne ressentit pas moins vivement. La semaine passa en prières : le jour de Pâques, le roi revint à la charge auprès de Galehaut. De son côté la reine Genièvre manda Lancelot : elle l’embrassa à la vue de ceux qui se trouvaient dans ses chambres ; puis elle le prit par la main, avertit la compagnie de s’éloigner, et ne retint que lui, Galehaut et la dame de Malehaut. « Beau très-doux ami, lui dit-elle, la chose en est venue à ce point qu’il faut vous accorder avec le roi. Je le veux, Galehaut le veut également. Sachez bon gré à mon seigneur de son désir d’être votre ami. Il m’a commandé de vous offrir ce qu’il vous plairait demander : mais je le sais ; de tous les biens, celui que vous possédez vaut à vos yeux le demeurant ; toutefois, j’entends que vous ne vous rendiez pas sans résistance. Ainsi, vous recevrez d’un air chagrin la prière que je vous ferai ; nous tomberons à vos genoux, Galehaut et moi, mes dames et mes demoiselles. Alors, vous céderez et vous vous abandonnerez à la volonté du roi.

« Ah ! ma dame, dit Lancelot en pleurant, le moyen de vous voir agenouillée devant moi ? Épargnez-moi cette douleur. — Non, Lancelot, il me plaît qu’il en soit ainsi. » Lancelot n’ose plus insister.

La reine en le quittant se rendit, accompagnée de Galehaut, dans la salle où se tenait le roi. « Nous n’avons pu, dit-elle, rien obtenir de Lancelot. Nous ferons pourtant un dernier effort : invitez-le à venir ici, et que chacun imite ce que nous entendons faire. » Dès que Lancelot arrive dans la salle remplie de barons, chevaliers, dames et demoiselles, Galehaut commence à le prier, il refuse : la reine à son tour l’implore, il se détourne. « Je ne tiens pas, dit-il, à nouvelles compagnies ; je suis content de celles que j’ai. — Le roi, fait Genevièvre, vous offre tout ce qu’il possède. — Dame, pour Dieu ! n’insistez pas ; ne m’obligez pas à parler contre mon cœur : non que je garde au roi la moindre haine ; pour le servir, j’irais volontiers au bout de la terre ; mais je n’entends plus engager ma liberté. »

La reine croit le moment arrivé : elle se laisse tomber à ses pieds ; Galehaut, les dames et les demoiselles suivent son exemple. Lancelot fait effort sur lui-même pour paraître courroucé ; enfin, il relève de ses mains la reine et Galehaut ; et se tournant vers le roi, il s’agenouille et s’humilie : « Ordonnez de moi, sire, tout ce qu’il vous plaira. » Le roi à son tour le relève et le baise sur la bouche. « Grands mercis, dit-il, beau doux ami ! Je vous promets une seule chose, c’est de ne vous plus donner le moindre sujet de courroux. Je le jure par la haute fête que nous célébrons aujourd’hui. »

Ainsi fut faite la réconciliation du roi Artus et de Lancelot qui redevint compagnon de la Table ronde. Et dès ce moment, le roi rentré en grâce avec l’Église et avec la reine, ne croyait plus rien avoir à désirer.

  1. Ce fut précisément le cas du roi de France Philippe-Auguste, quand, après avoir répudié Isembour de Danemark, il fut contraint par le pape de la reprendre. Mais le rappel d’Isembour se rapporte à l’année 1201, et je crois que le Lancelot était publié, dix, vingt ou trente ans auparavant. S’il y a donc ici quelque allusion historique, elle se rapporte au divorce d’Aliénor d’Aquitaine, et au second mariage de cette princesse avec Henry II d’Angleterre.
  2. Il est à présumer que si les effets de l’excommunication d’un roi avaient eu pour effet de fermer les églises et d’interdire les saints offices, notre auteur n’aurait pas ici fait chanter la messe et porter le saint ciboire au roi Artus.
  3. Voy. t. II, le Roi Artus, p. 234.
  4. Var. En mon pays. (Msc. 1430.)
  5. Voilà bien les hommes. La pauvre femme suit aveuglément le perfide et malin conseil de Bertolais, et l’on admire comment un cœur de femme peut renfermer tant de malice et de perfidie. Sic vos non vobis.
  6. Var. : Damazoron-Dimascon.