Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/74

Léon Techener (volume 4.p. 213-245).

LXXIV.



Il chevaucha jusqu’à la nuit. La lune commençait à blanchir les arbres, quand il entendit à droite le son d’un cor. Un petit sentier semblait conduire de ce côté ; il le prend et arrive à l’une des extrémités de la forêt. Devant lui s’étendait une belle et grande plaine. Il avance jusqu’à une barbacane non fermée[1]. Il avance encore ; à droite et à gauche étaient de grands fossés pleins d’une eau vive. Arrivé en face d’une grande porte, il appelle à trois reprises ; enfin un valet paraît et demande ce qu’il veut. « Je suis, dit-il, un chevalier errant ; je voudrais passer ici la nuit. — Soyez le bien venu, sire ! vous trouverez ici bon hôtel et bon gîte. »

Le valet ouvre la porte, étable le cheval et mène le duc au donjon qui occupait le milieu de la cour. Il le fait monter dans cette tour éclairée de cierges et de torches comme s’il était jour. Là, on le débarrasse de son écu, de son glaive, on le fait asseoir sur une couche, et bientôt sort des chambres une belle demoiselle tenant sur le bras un manteau d’écarlate, à panne de menu vair. Le duc la prenant pour la dame du château se lève : « Soyez la bien venue, dame ! lui dit-il — Sire, je suis une pauvre fille au service de la dame de céans. — En vérité vous seriez dame et dame riche, si la beauté donnait la seigneurie. » La pucelle remercie, lui pose le manteau sur le cou et retourne d’où sans doute elle était venue.

L’instant d’après, paraît une dame plus belle encore, suivie de dames, demoiselles, chevaliers et sergents. Elle avait les cheveux épars et portait un surcot de drap de soie fourré de menu vair[2], semblable au manteau que le duc venait de vêtir, et sous le surcot rien qu’une fine chemise de lin blanc. « Dame, lui dit Clarence, puissiez-vous avoir tous les biens du monde, comme la plus belle que j’aie vue de ma vie ! — Et vous, répond-elle, ayez bonne aventure, comme le plus beau des chevaliers. » Alors, elle le prend par la main, le fait rasseoir sur la couche où il était et se place auprès de lui. Puis elle le met en paroles et s’informe de son nom, de son pays. « Je suis, dit-il, né à Escavallon ; on m’appelle Galeschin duc de Clarence, je suis le frère de Dodinel et le fils du roi Tradelinan de Norgalles. » À ces mots, la dame, transportée de joie, lui jette les bras au cou, l’embrasse et le baise sur la bouche à plusieurs reprises. « Soyez adoré, dit-elle, ô mon Dieu ! et vous, , chevalier, ne soyez pas étonné si je le remercie d’avoir conduit ici l’homme du monde que je désirais le plus revoir. Ah beau doux ami ! vous êtes mon cousin germain, le fils de mon oncle ; ma mère était la dame de Sormadan[3], tant aimée de votre père ; nous avons été nourris ensemble dans la tour d’Escavallon. »

Grande fut la surprise du duc : il se souvint aisément de tout cela, mais il avait oublié sa cousine, à compter du jour où on l’avait mariée ; il ne la croyait même plus de ce monde. « Belle cousine, lui dit-il, ma joie de vous retrouver est égale à la vôtre. Si je n’avais cru que Dieu vous avait à lui rappelée, je vous aurais depuis longtemps cherchée. — Et comment se fait-il, beau cousin, que vous chevauchiez tout armé, la veille de cette grande fête de Pentecôte ? — Nous suivons les traces de messire Gauvain, qu’un grand chevalier inconnu a emporté. J’ai quitté la ville avec deux autres chevaliers, mais à l’insu du roi Artus, de la reine et de la cour. » Le duc indique alors la haute taille, les armes, le cheval du ravisseur que la dame n’a pas de peine à reconnaître. « C’est, dit-elle, Karadoc de la Tour douloureuse, le plus traître et le plus fort des hommes. Jamais il n’épargna chevalier, et je vous conseille de ne pas aller plus avant. Celui auquel est réservé de le vaincre n’est pas encore venu. — J’ai bien vu, répond Clarence, que Karadoc était de grande force, mais force n’est pas bonté ; plaise à Dieu que je le rencontre le premier ! — Et moi, je ne crains rien autant dans le monde. Je vous en prie, beau cousin, ne tentez pas ce que personne n’a pu mettre encore à bonne fin. — Ma belle cousine, vous me prêcheriez en vain ; je ne puis laisser volontairement à messire Yvain où à Lancelot l’honneur de châtier le ravisseur de messire Gauvain. » La dame se tut et fondit en larmes. Mais les lits étaient dressés, on apporta le vin du coucher et ils se séparèrent.

Le duc fut longtemps avant de s’endormir. Au matin, comme il se levait, il vit venir à lui sa cousine. « Au moins, dit la dame, ne partirez-vous pas sans recevoir mes recommandations. Je charge un de mes valets de vous mettre dans le droit chemin et de vous accompagner jusqu’en vue du château de Karadoc ; les voies sont tellement croisées que vous ne sauriez de vous-même vous y reconnaître. Quand vous aurez franchi le tertre qui domine le château, vous connaîtrez qu’il en est peu d’aussi forts, d’aussi difficiles à conquérir. Devant la première porte vous trouveriez dix hommes armés ; si vous parveniez à les abattre sachez, qu’en passant outre vous ne laisseriez plus à l’odieux Karadoc d’autre gage que votre tête : jamais chevalier entré de ce côté n’en est revenu. Mieux sera donc pour vous de prendre l’autre voie, celle qui longera le fossé jusqu’à la première poterne : vous y arriverez en passant sur une planche étroite qui vous conduira, non sans danger, de l’autre côté du fossé.

« La poterne tient à la première des trois murailles qu’il vous faudra franchir. Si vous avez toute la prouesse nécessaire pour vaincre les obstacles que vous rencontrerez, si vous renversez le dernier chevalier de Karadoc, vous arriverez à l’entrée d’un beau jardin au milieu duquel se dressera une tour, et au pied de cette tour une belle fontaine. Vous pourrez monter aux chambres de la tour, et vous y trouverez une pucelle, la plus belle qu’on puisse voir de pauvre lignage. Vous la saluerez de par la dame de Blancastel, et si elle a gardé la foi qu’elle m’a donnée, vous la prierez de vous aider dans votre entreprise. Pour prévenir tous ses doutes, vous lui remettrez cet anneau qu’elle me donna la dernière fois qu’elle vint me voir ; car elle avait été longtemps ma demoiselle, et quand vivait mon seigneur d’époux, et depuis sa mort. Surtout, dites-lui que vous êtes mon cousin germain, l’homme que j’aime le mieux au monde. »

Elle lui tendit l’anneau et voulut le convoyer jusqu’à l’entrée de la forêt ; puis elle lui laissa le valet qui devait lui servir de guide. Le duc, en la recommandant à Dieu promit de revenir au Blancastel s’il menait à bonne fin l’aventure, et avança résolument dans la forêt. Bientôt il atteignit une lande où des chevaux et des chevaliers gisaient morts au milieu de tronçons de lances et de lambeaux d’écus[4]. Un ruisseau coulant parmi la lande était rougi de sang : tout annonçait qu’il y avait eu là une récente et furieuse bataille. Quels pouvaient être ces chevaliers occis ? Pendant que le duc était à ces pensées, il voit sortir d’une haie assez voisine un écuyer qui du pan de sa chemise s’était fait un bandeau roulé autour de sa tête ; il va vers lui, l’autre tout éperdu se rejette derrière la haie. Le duc le rejoint l’épée à la main et menace de le frapper s’il n’arrête. Le navré tombe à genoux. « Quels sont, lui demande Galeschin, les gens dont les corps gisent là-bas ? — Je vous le dirai, si je n’ai garde. — Soit ! — Vous saurez donc que la dame de Cabrion[5] allait à Londres pour visiter son cousin le roi Artus. En traversant cette lande, nous avons rencontré vingt hommes armés ; nous serions passés sans rien dire si nous n’avions vu au milieu d’eux un chevalier en braies, que deux sergents battaient jusqu’au sang. Un des nôtres le reconnut pour messire Gauvain, et quand ma dame en fut avertie, la douleur la fit tomber pâmée. En revenant à ses esprits, elle dit qu’elle aimerait mieux tout perdre que de ne pas secourir messire Gauvain. Nous avons donc attaqué les gloutons : mais nous n’étions que quinze et n’avons pu soutenir la lutte. D’ailleurs, celui qui conduisait les vingt chevaliers était si grand, si fort, qu’on ne pouvait tenir devant lui. Mes compagnons ont été tués ; seul j’ai pu m’échapper, navré comme vous voyez. Pour ma dame de Cabrion, quand elle a vu tomber ses hommes, elle s’est enfuie à travers la forêt, et j’ignore ce qu’elle est devenue.

Il achevait de parler, quand une demoiselle sortit du bois tout effrayée. Elle tenait dans ses mains les longues tresses coupées de ses blonds cheveux ; un chevalier armé, mais à pied, la suivait de près : « Sire chevalier, crie-t-elle au duc, secourez-moi de grâce ! » Le duc s’élance entre elle et le chevalier qui ne l’attend pas et cherche un refuge dans l’épaisseur des bois. « Vengez-moi de ce traître, répétait la demoiselle : il m’a déshonorée de mes tresses et sans vous il m’eût honnie de mon corps. » Le duc pique des deux dans le bois et joint le chevalier comme il venait de retrouver son cheval. Tout en laçant son heaume, l’inconnu demande froidement à Galeschin ce qu’il veut de lui. « Vous traiter comme le mérite tout homme qui insulte dame ou demoiselle. — Beau sire, vous êtes à cheval et je suis à pied ; vous n’aurez pas d’honneur à me vaincre si vous ne me donnez le temps de remonter. — Choisissez donc : montez, ou je descendrai. — Je monterai. Mais enfin que me voulez-vous ? — Je veux te châtier pour avoir, dans un pareil jour veille de Pentecoste, outragé cette demoiselle. — Je ne l’ai pas même couchée sur l’herbe. Au reste, je vous attends, car je n’en craindrais pas deux comme vous. » Alors le duc broche son cheval : le choc fut rude, l’inconnu était le plus grand des deux. Les écus sont traversés, le fer s’arrête sur les hauberts mais le duc, plus adroit et plus exercé, jette son adversaire dans une mare fangeuse, sous le ventre de son cheval. Par malheur, en passant outre le cheval du duc heurte l’autre et s’affaisse. Le duc quitte les étriers, franchit la mare, revient l’épée levée sur son adversaire qu’il aide d’abord à se dégager. Puis, cela fait, il lui arrache le heaume et fait mine de lui trancher la tête. « Ayez merci de moi ! dit en gémissant l’inconnu. — Je l’aurai tel qu’il plaira à la demoiselle. — Hélas ! je l’ai trop maltraitée ; je lui offre l’amende qu’elle voudra. » Le duc revenant à la demoiselle : « Que voulez-vous que je fasse de cet homme ? — Vous voyez mes tresses coupées ; jugez ce qu’un tel affront mérite. — Vous a-t-il fait autre honte ? — Non, grâce à Dieu et à vous ; mais il n’a pas dépendu de lui. » Le duc retourne au chevalier. « — Je veux savoir qui vous êtes, vous et ceux qui ont massacré les hommes de la dame de Cabrion, et emmené messire Gauvain. — Je ne le dirai pas. — Vous mourrez donc. — Non ! je vais le dire ; c’est Karadoc. — Pensez-vous qu’il mette à mort messire Gauvain ? — Non ; mais il lui fera toutes les hontes. Il le hait pour avoir tué un de ses oncles, bon chevalier. Je vous ai répondu, sire, ayez merci de moi ! — La merci qu’il plaira à cette demoiselle de prononcer. Demoiselle, voici l’épée de ce mauvais chevalier ; décidez l’usage que j’en dois faire. » Alors l’écuyer à la tête bandée s’avance et reprenant l’épée : « C’est moi qui vous vengerai, ma sœur. » La demoiselle regarde ses belles tresses, pleure et dit qu’elle aime mieux le voir mourir. Aussitôt l’écuyer hausse l’épée et fait voler à terre la tête du chevalier.

Ils reprenaient ensemble le chemin frayé, quand l’écuyer aperçoit de loin un de ses compagnons ; il lui fait signe d’approcher : celui-ci arrive, salue le duc et lui apprend que la dame de Cabrion n’était pas loin. Le duc de Clarence se fait conduire vers elle, et s’empresse de faire honneur à la cousine du roi Artus et de mess. Gauvain. L’écuyer blessé monte le coursier de celui qu’il a décapité, et le duc, en les recommandant à Dieu, obtient de la dame de Cabrion qu’elle ne parlera pas au roi de la mésaventure de mess. Gauvain.

Le duc et l’écuyer de la dame de Blancastel voient bientôt, à l’entrée d’un carrefour, avancer de leur côté une demoiselle montée sur palefroi : elle demande au duc s’il est le chevalier qui délivrera mess. Gauvain ? « — Au moins suis-je, répondit-il, de ceux qui le tenteront, et quoi qu’il puisse advenir, j’y mettrai tout mon pouvoir. — Sire ! votre pouvoir n’y fera rien il faudrait une dose de prouesse dont vous n’êtes pas apparemment pourvu. — Et qu’en savez-vous, demoiselle ? — Oseriez-vous me suivre, deux jours durant et pourriez-vous ainsi montrer si vous êtes digne de l’essayer ? — Demoiselle, dit alors le valet de Blancastel, monseigneur ne doit pas quitter le bon chemin pour vous suivre. — Ne disais-je pas qu’il n’en aurait jamais le cœur ? Et pourtant, il n’aurait pas, où je le voulais mener, la moitié des peines qui l’attendent s’il veut délivrer messire Gauvain. — Je reconnais, demoiselle, qu’il m’importe de chercher à reconnaître si je puis mener à fin une telle entreprise ; et si je ne sors pas à mon avantage d’une aventure aisée, je ne dois pas espérer d’en achever une plus difficile. Je suis donc prêt à vous accompagner ; advienne que pourra ! » Le valet eut beau dire, il lui fallut aller avec le duc et la demoiselle. À l’entrée de la nuit, ils atteignirent un verger fermé de hautes murailles : la demoiselle en fit ouvrir la porte ; on les y reçut avec honneur, et le duc fut conduit dans une belle chambre où son lit était dressé.

Le matin, quand il fut levé et armé, la demoiselle vint l’inviter à la suivre : ils descendent un escalier et arrivent dans un souterrain dont les portes étaient de fer. La demoiselle ouvre, et le duc entre après elle. Il aperçoit quatre sergents de haute taille, munis de chapeaux de fer et de pourpoints de cuir bouilli, les bâtons recourbés et garnis d’acier, comme ceux des champions. Ils s’exerçaient à l’escrime ; C’était un père et ses trois fils : À la vue du duc, ils s’écartent et se rangent le long des parois, en tenant leurs écus devant eux, sans mot dire. « Suivez-moi, » dit la demoiselle au duc ; et elle passe entre les quatre ferrailleurs pour gagner une porte qu’elle entr’ouvre. Le duc voit bien qu’il ne passera pas aussi facilement à travers les vilains ; mais il n’hésite pas à suivre la demoiselle. L’épée à la main, l’écu sur la tête, il marche à eux et pare le plus vite qu’il peut les coups de bâton qui lui pleuvent sur le dos et les flancs. Il fait un pas en arrière, revient et s’adosse au mur. Dès lors, il ne les craint plus : leurs bâtons ferrés n’entament pas son heaume ; sa bonne épée découpe leurs écus et pénètre à plusieurs reprises dans leurs chairs. Le combat dura longtemps sous les yeux de la demoiselle, attentive à les contempler de la porte qu’elle tenait entr’ouverte. « Chevalier, » disait-elle au duc, « vous laisserez-vous éternellement arrêter ? Non, vous n’avez pas ce qu’il faut pour mettre à fin plus grande entreprise. » Ces paroles le font rougir de dépit ; et comme les escrimeurs s’abandonnaient avec plus de rage, il atteint le père du tranchant de son épée et fait tomber le poignet droit qui tenait le bâton. Le blessé pousse un cri douloureux à la vue de leur père si cruellement mis hors de combat, les trois frères redoublent d’ardeur et de furie : le duc avise celui qui le pressait le plus et fait semblant de le frapper à la tête ; quand il lui voit lever l’écu pour prévenir le coup, il lui coule sa lame le long de l’échine, lui sépare la cuisse du corps et l’étend par terre. Pendant que la douleur arrache au navré des hurlements, le duc atteint le second frère sur la nuque qu’il surprend découverte et lui tranche la tête. À la vue de son père et de ses frères, le dernier se décide à gagner la porte qui conduisait au préau. Mais se trouvant arrêté contre le mur, il jette son écu, son bâton, s’agenouille et implore la merci que le duc lui accorde, du consentement de la demoiselle.

On entendit alors à l’entrée du souterrain de grands cris de joie qui partaient d’une foule de dames et chevaliers. Galeschin remonte dans le pourpris, la demoiselle le fait repasser du jardin dans une grande plaine que dominait un des plus beaux châteaux du monde. De la ville on entendait le retentissement des cors et des trompes ; les portes s’ouvrirent et laissèrent passer une nombreuse compagnie qui vint féliciter le duc et lui faire escorte jusqu’au château. On avait déjà pavoisé les rues et chacun à l’envi saluait le vainqueur : les écus des quatre escrimeurs étaient portés en triomphe par deux jeunes valets ; vieillards, hommes et femmes, tous criaient : « Bien venu le bon chevalier qui a mis un terme à nos maux et délivré nos enfants de servage ! » Et chacun de tomber à ses genoux comme devant un sanctuaire. Le seigneur du château, homme de grand âge et bien près d’être aveugle, alla pourtant au devant de lui et le pria de faire séjour. Galeschin s’excusa sur ses grandes affaires. « — Ne nous refusez pas, de grâce, reprit le vieillard, accordez cette faveur aux gens qui vous doivent leur délivrance. Avant tout, je dois vous apprendre que ce château se nomme Pintadol[6], et que nous avons, il y a déjà longtemps, juré de le transmettre à qui pourrait en abattre la mauvaise coutume. Vous l’avez conquis, vous en devenez donc le seigneur. » Le duc voulait refuser, mais tant le prièrent la demoiselle et les chevaliers nouvellement délivrés, qu’il en reçut la féauté. Puis il dit son nom en prenant congé avec la demoiselle et le valet de la dame de Blancastel. Il ne manqua pas de demander ce qui obligeait les quatre félons à s’escrimer comme ils avaient fait : « Vous le saurez, répond la demoiselle, quand vous aurez essayé d’une autre aventure non moins périlleuse et qu’il faudra mener à fin, si vous tenez toujours à celle de la Tour douloureuse. Le voulez-vous ? — Assurément. Continuez, demoiselle, à me conduire. »

Ils arrivèrent vers Nones[7] devant un château de grande et belle apparence, environné de terres en pleine culture. La porte était ouverte, mais les ténèbres qui régnaient dans toutes les rues ne leur permirent pas d’y rien distinguer. Au milieu de la ville était un vaste cimetière dépendant d’une église abandonnée ; seul il était éclairé comme en dehors des murs. « Que veut dire cette obscurité et cette clarté lointaine, demande le duc. — Vous le saurez au retour. Suivez-moi. » Elle descend alors et les invite à faire de même ; leurs chevaux sont attachés à l’extrémité d’une longue chaîne que le duc devra tenir, pour ne pas s’égarer en avançant dans une obscurité profonde jusqu’au cimetière où les ténèbres n’avaient pas pénétré. Pendant qu’ils avançaient à tâtons, ils entendaient des cris, des pleurs et des sanglots qui semblaient partir de plus loin. L’herbe avait crû dans le cimetière, pour témoigner que depuis longtemps la terre n’en avait pas été remuée. Arrivés à la porte de l’église : « C’est ici, dit la demoiselle, que commence l’épreuve ; voyez-vous au fond de l’église une faible lueur ? celui qui pourra arriver jusque-là et ouvrir la porte d’où jaillit ce rayon aura mis à fin cette aventure. Nous allons vous attendre ici, et si vous arrivez à la porte du fond, vous verrez le jour pénétrer dans le moutier, et tous ceux qui, pour leur malheur, habitent le château se livrer à la joie que leur causera la délivrance. »

Le duc alors détachant son écu le lève sur sa tête et descend dans l’église. Il sent aussitôt un froid glacial ; de l’obscurité profonde semble suinter une horrible puanteur. Il revient en arrière pour demander à la demoiselle restée sur le seuil d’où venait cette infection ? — Depuis dix-sept ans, répond-elle, tous ceux qui meurent dans l’intérieur de la ville sont transportés et enfouis sous la terre de ce moutier ; non par les habitants du château, mais par je ne sais quels diables ou mauvais esprits. Quant aux vivants, il leur est interdit de pénétrer dans le cimetière ou de sortir du château. — De grâce, dit le duc émerveillé, apprenez-moi comment ils soutiennent leur vie. — Par le travail des laboureurs qui cultivent les terres en dehors des murs, comme étant les serfs de ceux qui habitent le château ; ils ne sèment et moissonnent que pour eux.

« — Quelle que soit l’aventure, dit le duc, j’entends essayer de la mettre à bonne fin. Mais je ne suis pas sûr d’y parvenir, car je n’ai jamais ouï parler de telle merveille. Veuillez me dire quelle en est l’origine. — Volontiers. Le moutier que vous voyez n’était autrefois qu’un ermitage. La clarté répandue dans le cimetière sort de la dépouille mortelle de maints preux et grands personnages religieux, qui y sont enterrés. En raison de la fertilité du sol, on avait choisi ce lieu pour y construire un château appelé Ascalon le Gai. Il y eut dix-sept ans à la semaine peineuse, qu’à l’heure de matines, chacun étant allé les entendre, le seigneur du château qui aimait de grand amour une demoiselle dont il ne pouvait faire sa volonté, ne craignit pas de mettre à profit les ténèbres ; et quand on eut éteint les cierges, il s’approcha de la jeune fille dont il obtint, durant le divin office, tout ce qu’il avait si longtemps désiré. Le Saint-Esprit, qui voit tout, révéla le sacrilége à un pieux ermite de l’ordre de Saint-Augustin le lendemain, comme il célébrait les matines. L’ermite approchant de l’endroit où ils s’étaient arrêtés la veille, trouva le châtelain et la demoiselle frappés de mort dans les bras l’un de l’autre. Depuis ce jour, les ténèbres n’ont pas cessé de couvrir le moutier et le château. Il n’est resté de lumière que dans le cimetière, autour de la tombe des prud’hommes qui y sont inhumés[8]. Et nous avons ouï dire que la clarté ne sera rendue au reste du château que par le meilleur chevalier du monde, auquel est encore réservé l’honneur de mettre à fin les aventures de la Tour douloureuse. Renoncez-vous maintenant à tenter l’épreuve ? — Non assurément, demoiselle. »

Il rentre alors dans le moutier, et quand il a fait quelques pas, il est de nouveau suffoqué par les odeurs infectes répandues autour de lui ; il sent tomber en même temps sur lui une pluie de verges et de pointes aiguës. Son corps fléchit, il plie les genoux, et quand il essaye de se relever, une autre grêle de coups le rejette étendu sans mouvement. Revenu à lui, il fait un nouvel effort, cherche de la main, retrouve la chaîne et se traîne jusqu’à l’entrée du moutier. « Ah preux chevalier ! dit la demoiselle, c’est ainsi que vous nous revenez ! Il ne répond rien, mais il rougit, pâlit et se sent d’ailleurs trop brisé pour essayer une seconde fois de rentrer dans l’église. Avant d’avoir eu le temps d’ôter son heaume, il vomit tout ce qu’il avait dans le corps. Le valet le soutient, l’aide à remonter les degrés de la porte et parvient à grand peine à le remettre en selle. Alors de ce lieu maudit la demoiselle les conduit chez un vavasseur qui les reçoit honorablement. Ils y passèrent la nuit ; le lendemain, Galeschin dont les forces étaient revenues voulut en prenant congé savoir l’histoire des quatre vilains qu’il avait mis à mort avant d’arriver à ce Château des ténèbres. Voici comment la demoiselle contenta sa curiosité.

« L’ancien seigneur de Pintadol avait été retenu prisonnier par son ennemi mortel, et le père des trois frères que vous avez vaincus était parvenu à lui rendre la liberté. Mais pour prix d’un si grand service, il avait contraint son seigneur suzerain de jurer sur les saints et de faire jurer aux hommes de sa terre qu’on lui accorderait un don. Le seigneur était bien loin de prévoir à quoi il s’engageait. L’autre demanda pour prix de la rançon le tiers de la terre : et des hommes de la terre, pour avoir délivré leur seigneur[9], il réclama le droit de prendre chaque année un de leurs fils, une de leurs filles, qu’il faisait conduire et enfermer dans ce château. Voilà comment nombre de jeunes valets, nombre de belles et sages pucelles ont ensemble perdu l’honneur et la liberté. Et comme cet indigne vilain prévoyait que bien des prud’hommes tenteraient d’abattre une si mauvaise coutume, il exerçait chaque jour à l’escrime ses trois fils, pour les mieux préparer à résister à quiconque essaierait de délivrer leurs victimes.

« — Mais, dit le duc, quel intérêt aviez-vous, demoiselle, à voir tomber cette coutume ? — Une mienne nièce, à peine âgée de douze ans, avait été, pour sa grande beauté, choisie par l’odieux vilain, et je tremblais qu’elle ne devînt la proie de ses trois ribauds de fils. Je vins donc à votre rencontre dans l’espoir que peut-être à vous était réservé l’honneur de délivrer ma chère nièce et les autres prisonniers.

« Le château où vous n’avez pu faire pénétrer le jour se nomme Ascalon le Ténébreux. Je ne vous ai pas trompé en vous rappelant la prédiction des sages : les mauvaises coutumes de la Tour douloureuse ne seront abattues que par celui qui dissipera les ténèbres du moutier.

« — Ainsi, dit à son tour le valet quand la demoiselle fut éloignée, puisque vous n’avez plus l’espoir de délivrer messire Gauvain, le mieux sera de revenir sur vos pas. Vous êtes meurtri, rompu et peut-être plus gravement blessé que vous ne pensez ; madame votre cousine saura mieux vous guérir que personne. — Tu parles bien ; toutefois, puisque je l’ai entrepris, je rougirais de ne pas poursuivre. — Mais, sire, vous êtes maintenant bien loin de la Tour douloureuse la demoiselle vous en a grandement écarté. Je vous suivrai pourtant, si, malgré mon avis, vous voulez aller plus avant. »

Ainsi chevauchèrent-ils longuement et en silence ; le duc songeant avec tristesse au Château ténébreux. Arrivés devant un chemin herbu, tortueux, étroit, depuis longtemps abandonné, le duc dit au valet d’avancer. « Ah, sire ! répond l’écuyer, nous sommes dans l’endroit le plus dangereux de la forêt, ce qu’on appelle le Chemin du Diable : mon avis serait donc encore de retourner à Blancastel. — Tu perds une belle occasion de te taire, répond le duc ; c’est le fait d’un marchand, non d’un chevalier, de quitter les voies périlleuses pour en prendre de plus sûres. De cette façon, jamais les aventures ne seraient mises à fin. Avançons toujours. » Et ils chevauchèrent de plus belle, comme approchait déjà la nuit.

Le valet apercevant à quelque distance des vaches et des brebis qui paissaient : « Sire, dit-il au duc, il serait temps de reposer ; nous ne sommes pas loin d’une habitation, ces troupeaux nous l’indiquent assez. Je vois des bergers montés sur de grandes juments, souffrez que j’aille leur parler. » Le duc consentant, il va les saluer et leur demande s’il n’y avait pas assez près un logis où pourrait passer la nuit un chevalier errant navré de plusieurs plaies. Les bergers, qui appartenaient à un vieux vavasseur de la forêt, répondirent que leur maître hébergeait volontiers les chevaliers errants, et il offrit de les conduire à son hôtel. «  Ramenez nos bêtes, dit-il à son compagnon, je me chargerai d’accompagner ce chevalier. » Il les mène ainsi devant une maison de belle apparence ; les deux fils du vavasseur les accueillent, désarment le duc et le servent à l’envi.

Le vavasseur avait une femme qui visita les plaies du duc encore saignantes. Elle y mit un nouvel onguent et les couvrit comme il convenait. Le lendemain, le valet lui donna ses armes et lui amena son cheval. Le vavasseur voulut le convoyer avec ses fils ; chemin faisant il demanda d’où il venait, où il allait. Le duc se tut sur sa dernière aventure ; il se contenta de dire qu’il arrivait de Londres et désirait gagner la Tour douloureuse. « En vérité, répond le prud’homme, vous vous êtes dévoyé d’une demi-journée, pour suivre le chemin le plus dangereux et le plus mauvais. D’ici à la Tour douloureuse vous aurez à combattre tant d’ennemis qu’il n’est pas au pouvoir d’un seul chevalier de les provoquer sans mettre en danger sa vie et son honneur. Laissez-moi vous avertir au moins de tout ce qui peut diminuer vos périls.

̃ « Vous trouverez, à quinze lieues anglaises d’ici[10] un val grand et profond auquel aboutit le chemin où vous êtes. Depuis quatorze ans aucun des chevaliers qui l’ont suivi n’en est revenu. La raison, je ne vous la dirai pas en ce moment, car je suis pressé de retourner ; j’aime mieux vous donner les moyens de vous passer de ma conduite. À l’entrée du val est une chapelle qu’on nomme la Chapelle Morgain. Là, deux voies s’offriront à vous : si vous choisissez celle de droite, elle vous conduira à la Tour douloureuse, sans obstacles qu’un bon chevalier ne puisse surmonter. La voie de gauche vous mènerait au Val dit sans retour, d’où l’on n’a jamais vu revenir un seul chevalier. Il est vrai qu’il en est à peu près de même de la Tour douloureuse, pour tous les chevaliers qui, jusqu’à présent, ont tenté d’en abattre les mauvaises coutumes. Voyez s’il n’y aurait pas grande folie de vous engager dans l’une ou l’autre de ces épreuves désespérées. — Bel hôte, répondit le duc, je prévois que mon corps va courir de grands dangers, mais je ne pourrais retourner sans honte : ainsi je dois plutôt affronter la mort que céder aux défaillances du cœur. — Allez donc, dit en soupirant le vavasseur, et que Dieu vous garde ! »

Le prud’homme retourna : le duc, seulement suivi de son écuyer, chevaucha sans trouver aventure jusqu’à l’heure de tierce. Arrivés à la Chapelle Morgain, ils reconnurent les deux voies : celle de droite, nouvellement tracée pour esquiver le Val sans retour, et celle de gauche qui conduisait au Val et rejoignait l’autre plus loin. « Voilà, dit l’écuyer, le Val périlleux dont le vavasseur a parlé. Ayez merci de vous-même ; vous êtes perdu si vous y entrez, et je n’entends plus vous suivre et risquer d’y être comme vous retenu. Prenez, sire, l’autre voie ; elle conduit justement à la Tour douloureuse. — Par Dieu, répond le duc, tu dois penser que je tiens à la vie tout autant que toi ; mais ce que je ne puis endurer c’est le renom de recréant. — Ah sire ! je vous jurerai par tous les saints de cette chapelle que je ne parlerai jamais de cela à personne. — Je le crois bien : mais moi je ne pourrai m’en taire, puisque nous avons juré de conter à la cour du roi, quand nous y reviendrons, tout ce qu’il nous sera arrivé : je serais donc parjure, si j’en dissimulais la moindre chose. J’irai aussi loin que je pourrai. — Aussi loin qu’il vous plaira, reprend le valet, mais ne pensez pas que je vous suive. Seulement, j’entends rester ici tant que je pourrai supposer que vous ne soyez pas encore prisonnier. — Rien de mieux ; attends-moi aussi longtemps que tu dis, et sois à Dieu recommandé ! »

Il pressa les pas de son cheval et s’engagea seul dans le Val redouté.

On l’appelait tantôt le Val sans retour, tantôt le Val des faux amants, et voici comment il avait commencé. On sait que Morgain, la sœur du roi Artus, eut plus qu’aucune autre le secret des charmes et des enchantements : elle avait tout appris de Merlin. Pour mieux se rendre la science familière, elle avait laissé la compagnie des hommes et s’était enfoncée dans les grandes forêts ; si bien que maintes gens ne la croyant plus une femme l’appelaient Morgain la fée, et même Morgain la déesse. Elle avait longtemps mis son amour et son cœur dans un chevalier dont elle se croyait uniquement aimée ; mais il la trompait, en lui préférant une demoiselle de grande beauté, qu’il ne voyait que rarement, tant était grande la jalousie et la clairvoyance de Morgain. Un jour cependant, ils étaient convenus de se rencontrer au fond de ce val, le plus riant, le plus beau qu’on puisse imaginer. Morgain fut avertie, elle courut et les surprit comme ils se donnaient les plus tendres témoignages d’amour. Peu s’en fallut qu’elle n’en mourût de douleur ; mais revenant bientôt à elle, elle jeta sur le val un enchantement dont la vertu était de retenir à toujours tout chevalier qui aurait fait à son amie la moindre infidélité d’action ou de pensée : son ami fut la première victime du charme : quand il voulut s’éloigner, il sentit qu’il était arrêté par une force invincible. La demoiselle fut plus cruellement traitée. Elle se crut enfermée dans la glace jusqu’à la ceinture et, de la ceinture à l’extrémité des cheveux, dans un feu ardent. Depuis ce jour, il n’y eut pas un chevalier amoureux qui pût, une fois entré, trouver le moyen de sortir de ce val. Morgain avait encore destiné que la voie resterait ouverte pour le chevalier qui n’aurait jamais rien senti de l’aiguillon des désirs, et pour celui qui n’aurait pas à se reprocher la moindre infidélité amoureuse. À celui-ci était réservée la vertu de détruire l’enchantement. Morgain croyait en avoir assuré l’éternelle durée. De leur côté, les chevaliers qui connaissaient la force de la conjuration se gardaient de mettre le pied dans le Val, persuadés que ce n’était pas un d’eux qui pourrait en triompher mais d’autres ignoraient le charme, et s’y étaient laissé prendre[11].

Le Val était de grande étendue, environné de hautes montagnes, couvert d’un riant tapis de verdure. Au milieu jaillissait une belle et claire fontaine. La clôture en était merveilleuse ; c’était en apparence une muraille épaisse et élevée, en réalité ce n’était que de l’air. On entrait sans trouver et sans supposer le moindre obstacle ; mais une fois entré, on ne songeait pas même qu’il y eût un moyen d’en sortir. Le charme durait depuis dix-sept ans ; déjà deux cent cinquante-trois chevaliers en avaient la vertu. Ils y étaient arrivés de maintes terres ; ils y trouvaient à leur guise de belles maisons. À l’entrée de la clôture était la chapelle où les prisonniers pouvaient tous les jours entendre la sainte messe chantée par un prouvaire du dehors. D’ailleurs le séjour paraissait assez agréable à la plupart de ceux qui s’y voyaient retenus. On y trouvait de beaux banquets, des instruments de musique, des chants, des danses, des carolles, des jeux d’échecs et de tables. S’il arrivait que le chevalier y fût entré avec une dame qui n’eût jamais trompé ou voulu tromper son ami, elle demeurait avec lui tant qu’il lui plaisait, et de son plein gré. Quant aux écuyers, on leur permettait de rester près de leurs seigneurs ; mais ils pouvaient s’éloigner si, tout en prenant le déduit amoureux, ils étaient restés constamment insensibles aux attraits des autres dames ou demoiselles ; autrement ils partageaient le sort de leurs maîtres. Tel était donc le Val sans retour ou des faux amants[12].

Galeschin s’y engageait le plus tranquillement du monde ; mais la pente était si rapide qu’il prit le parti de quitter les étriers et de mener son cheval en laisse. Arrivé au bas du tertre, il vit une épaisse fumée : c’était la vapeur dont le val était fermé. Il remonte à cheval, traverse la clôture simulée, et voit bientôt s’élevant à gauche et à droite de belles maisons. Il retourne la tête, la fumée s’était dissipée, mais il lui sembla que la trompeuse muraille de l’entrée le suivait jusqu’à toucher la croupe de son cheval. En avançant encore il arrive devant une porte trop basse et trop étroite pour un cavalier ; il descend donc une seconde fois, laisse le cheval, jette son glaive, détache la guiche de son écu pour le passer au bras gauche ; brandit son épée et, la tête baissée, s’engage dans une allée longue, étroite et assez obscure. Il avance cependant toujours à l’extrémité de l’allée il voit de chaque côté le profil de deux énormes dragons jetant par la gueule de grands flocons de flamme. Deux chaînes scellées dans le mur les arrêtaient par la gorge. « Voilà, se dit Galeschin, de furieuses bêtes ; » Involontairement il fait un mouvement en arrière, pour se prémunir contre leur approche ; mais la honte le retient comme si tout le monde l’eût vu, il se décide à marcher en avant. Les dragons s’élancent pour lui fermer la voie : ils jettent leurs griffes sur l’écu, déchirent à belles dents les mailles du haubert et pénètrent dans les chairs qu’ils entament jusqu’au sang. Le duc ne recule pas : il donne de son épée sur leurs pis, sur leurs têtes et parvient enfin à passer outre, laissant les dragons lécher le sang qu’ils ont fait jaillir et dont leurs ongles sont humectés. Pour le duc, son premier soin est d’éteindre les flammes qu’ils avaient vomies contre lui ; mais il se trouve bientôt devant une rivière bruyante et rapide. Surpris de voir dans le Val un si grand cours d’eau, il désespérait de le franchir, quand il aperçoit une planche longue et étroite sur laquelle il lui fallait tenter de passer. À peine y a-t-il avancé le pied qu’il voit à l’autre bout deux chevaliers armés et l’épée nue, faisant mine de lui défendre le passage. Il éprouve un moment de crainte ; car ils sont deux, ils tiennent la rive ; lui, s’il chancelle et tombe, ne pourra manquer de se noyer, l’eau étant profonde et noire comme l’abîme. « Je ne reculerai pas, » se dit-il. Mais quand il est au milieu de la planche, le cœur lui tremble, il a grand’peine à se maintenir. Il avance encore ; trois chevaliers, non plus seulement deux, lui disputent le rivage ; le premier lève son glaive, le second le frappe de son épée sur le heaume, le fait fléchir et enfin glisser dans l’eau. Il se croit perdu, il sent les angoisses de la mort ; mais, comme il était déjà pâmé, on le tire de l’eau avec de longs crocs de fer, et quand il ouvre les yeux, il se voit étendu dans un pré ; devant lui un grand chevalier qui le somme de se rendre s’il tient à la vie. Il ne répond rien et se redresse à genoux. D’un coup fortement asséné sur le heaume, le chevalier le fait retomber, pose un pied sur sa poitrine, lui arrache le heaume et lui répète qu’il est mort s’il ne fiance prison. Le duc se tait ; quatre sergents alors le prennent, le désarment et l’emportent dans un jardin où se trouvaient grand nombre de chevaliers. « Ce chevalier, leur demande-t-on, est-il mort ? — Non, mais peu s’en faut ; et maudite soit l’heure où cette prison fut établie ! » Enfin le duc revient de pâmoison ; chacun le reconforte et le console du mieux qu’il peut.

Il apprit alors à ceux qui l’entouraient qu’il était Galeschin duc de Clarence, fils du roi Tradelinan de Norgalles et compagnon[13] de la Table ronde. Ceux qui le connaissaient eurent à la fois grande joie et grande douleur de te retrouver vivant et comme eux prisonnier. Il y avait là Aiglin des Vaus, Gaheris de Caraheu, Kaedin le Beau. « Quel dommage, sire ! disait ce dernier ; non pour vous seulement, mais pour tous les compagnons de la Table ronde ! Quel deuil en fera messire Gauvain quand il le saura ! » Le duc leur conte alors l’occasion de sa voie ; la prison de mess. Gauvain, l’engagement qu’avaient pris Lancelot, mess. Yvain et lui de tenter sa délivrance. De leur côté, les trois chevaliers lui apprennent comment ils se trouvent retenus dans le Val, comment le plus preux ne devait pas espérer d’en sortir, pour peu qu’il eût faussé de rien ce qu’il devait à son amie. « Par Dieu, dit le duc, si j’avais su que la prouesse n’y pouvait de rien servir, je n’eusse jamais mis ici les pieds ; je suis en un bien furieux danger d’y rester à toujours. Où trouver le chevalier qui, dans le cours de ses amours, aura constamment éloigné toute œuvre et tout désir d’inconstance ? »

Maintenant que le preux duc de Clarence est ainsi retenu en bonne compagnie, nous l’y laisserons pour nous informer de ce qui advint à messire Yvain, dans la voie qu’il avait choisie.

  1. La barbacane était une première fortification en avant des portes et des fossés. Elle permettait aux défenseurs du château de s’avancer et de combiner de là leurs mouvements d’attaque et de retraite.
  2. On voit que le surcot était, comme son nom l’indique, un vêtement qu’on passait sur la robe quand on voulait sortir de chez soi (comme aujourd’hui, pour les hommes, le paletot, et pour les femmes la palatine, mante ou mantille). Le surcot ouvert remplaçait, pour les repas, nos serviettes ; on les passait sur la tunique, avant de s’asseoir à table et de laver. Il était ordinairement fourni par le maître de la maison où l’on mangeait.
  3. Var. La dame de Corbenic, — la dame de Corbalain, — la dame de Corbatan, — de Cormadan, — de l’Île perdue ; — la belle Aiglinte. Les mss., comme on voit, varient beaucoup sur ce nom.
  4. « Chantiaus d’escus. »
  5. Var. Bristol.
  6. Var. Patados.
  7. De trois à six heures du soir.
  8. Cette histoire du château d’Ascalon le Ténébreux est racontée dans la partie inédite du livre d’Artus (msc. 337, f. 188). Mais c’est, je crois, d’après notre roman qui en donne la conclusion.
  9. La loi féodale imposait aux hommes de la terre dont le seigneur avait été fait prisonnier, le devoir de le racheter au prix de tout ce qu’ils possédaient. Ils étaient donc tenus envers celui qui les déchargeait de cette obligation.
  10. Apparemment quinze milles ou sept lieues et demie de France.
  11. Dans la première rédaction du Livre d’Artus, la fondation du Val sans retour est racontée d’une façon un peu différente. Morgain en avait eu la pensée quand, irritée d’avoir été séparée de son ami Guiomar par la reine Genièvre, elle était venue habiter la forêt de Sarpenne ou Sarpeint. « Voyant les lieux si beaux et si riants, elle fit construire une chapelle devant un carrefour, à l’entrée du val. On y faisait chaque jour le service divin. Deux portes y étaient pratiquées : l’une descendait dans le val, l’autre conduisait à un tertre, de façon que ceux qui remontaient le val pour entendre la messe ne se réunissaient pas aux passagers du dehors qui arrivaient au tertre dans la même intention. Le prêtre n’avait aucune communication avec les assistants dont une cloison le séparait. C’est à partir du chœur de la chapelle que Morgain avait jeté son enchantement pour retenir dans le val tous les faux amants. Et sur le tertre était une croix avec des lettres qui disaient : « Chevalier errant qui passes ici cherchant les nobles aventures, prends des trois chemins celui qu’il te plaira : Si tu veux esquiver les fortes aventures va à droite, tu arriveras en Sorelois. La voie du milieu conduit à la Tour douloureuse ; celle de gauche au Val sans retour, dont nul faux amant ne doit espérer revenir. Celui qui méritera d’en sortir pourra seul achever l’aventure de la Tour douloureuse, et ramener à terre les deux amants qui chastement s’aimèrent. » (Manusc. 337, fo 187 vo.)
  12. On reconnaîtra facilement ici que l’Arc des loyaux amants, dans l’Amadis, n’est qu’une imitation de notre Val des faux amants.
  13. Il faut toujours dire compagnons et non pas chevaliers de la Table ronde. Ce titre de chevalier avait un sens absolu. On devenait chevalier comme on naissait noble ou gentilhomme. Les Templiers institués en Syrie au commencement du xiie siècle furent je crois les premiers qui formèrent un ordre particulier de chevalerie. Les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem suivirent leur exemple : puis vinrent au xive siècle les chevaliers de la Jarretière et tous les autres à la suite.