Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/65

Léon Techener (volume 4.p. 142-148).

LXV.



Tant chevauchèrent Galehaut, Lancelot et les barons, qu’ils arrivèrent à Kamalot. Le roi les reçut avec de grands témoignages de joie ; mais la cour leur eût encore fait plus d’accueil, sans le souci que tous les amis de la reine ressentaient de la clameur levée contre elle par la demoiselle de Carmelide. Le lendemain de la grande fête de Noël, un behourdis à armes courtoises fut disposé dans la prairie de Kamalot ; il fut convenu qu’on n’y emploierait que les écus et les lances émoussées par le bout. Les chevaliers de Galehaut tinrent un des partis, ceux du roi Artus furent de l’autre. Comme étant des compagnons de la Table ronde, Lancelot se mit du côté du roi. Parmi les deux cents chevaliers de Galehaut, on distinguait le Roi des cent chevaliers, le Roi premier conquis, le roi Calo, le roi Clamedas des Hautes Îles, enfin Meléagan de Gorre. Galehaut et le roi Artus se contentèrent de regarder sans prendre part aux joutes, et la reine s’assit avec la dame de Malehaut aux créneaux d’une bretèche avancée, d’où sa présence devait encourager les jouteurs à bien faire.

Lancelot monté sur un fort cheval de première grandeur, mais qui ne se laissait approcher d’aucun autre, se porta d’abord contre le roi Calo ; les deux lances rompues, il se lança au travers des rangs opposés, arrachant les écus, frappant, désarçonnant quiconque essayait de lui fermer la voie. Bientôt chacun lui ouvrit passage, sauf le Roi des cent chevaliers qui crut de son honneur de l’arrêter, et de l’attendre de pied ferme. Leurs écus ne furent pas entamés, ils restèrent sur les arçons : mais les lances éclatèrent, et le cheval de Lancelot heurtant celui du Roi renversa homme et cheval l’un sur l’autre. Le roi remonte, redemande une lance, reparaît et roule à terre une seconde fois. Il n’aurait pu se relever sans l’aide des écuyers. « Sire, » dit alors Lionel à Lancelot, « changez de cheval, celui que vous avez est aussi dangereux pour vous que pour les autres. » Mais Lancelot ne voulait pas prendre le temps de descendre et remonter sans écouter Lionel, il poussa de nouveau, et rencontra Meléagan qui, monté sur un aussi grand destrier, armé d’une lance courte et grosse, comptait bien avoir raison de lui. Ils s’entre-choquèrent sur les écus, les deux lances éclatèrent. Ils passent, chacun d’eux furieux de n’avoir pas abattu son adversaire : mais ils ne se perdent pas de vue, redemandent de nouvelles lances et fondent de nouveau l’un sur l’autre. Le glaive de Meléagan se brise, celui de Lancelot pénètre dans le cuir de l’écu, et serre d’une telle roideur contre la poitrine le bras qui le portait, que Meléagan en perd l’haleine et tombe presque inanimé sous les pieds de son destrier. À la rencontre des deux chevaliers succède le choc de leurs chevaux ; celui de Lancelot va attaquer l’autre, le renverse et le foule à quelques pas de son maître. Pour Lancelot, pendant que Meléagan se relève à grand’peine, il va et vient, arrête ceux qu’il rencontre et les désarçonne plus ou moins meurtris. On dirait que chaque victoire lui donne des forces nouvelles : Lionel a peine à le suivre pour lui fournir les lances qu’il ne cesse de demander. Pendant qu’on entend de tous les côtés de nouveaux cris d’admiration, Meléagan s’était remis sur pied, et avait demandé un autre cheval non moins vigoureux : « Que je meure, se dit-il, si je ne me venge ! » Non content d’empoigner la plus forte lance, il en fait aiguiser la pointe et attend Lancelot, comme il passait rapidement près de lui avant d’en être vu, il enfonce le glaive effilé dans la cuisse gauche de l’invincible chevalier. Le bois pénètre profondément, la pointe détachée de la hante reste fichée dans la plaie qu’elle avait ouverte. Lancelot eut le temps de répondre par un furieux coup de lance et de jeter Meléagan hors des arçons. Puis il se détourne pour arracher le tronçon demeuré dans sa cuisse ; le sang en jaillit à gros bouillons. On vient à lui, on l’entoure, on l’aide à descendre, et les chevaliers du parti de Galehaut justement indignés contre le déloyal béhourdeur, jettent leurs lances et refusent de continuer les joutes. Pour Galehaut, il n’était plus dans la prairie, il tenait conseil avec ses barons et ne fut pas averti de ce qui causait l’émotion générale. Mais la reine avait vu du haut de la bretèche Meléagan frapper Lancelot, le cœur lui avait manqué ; elle était tombée, et son front avait heurté contre les barreaux de la fenêtre, avant que la dame de Malehaut eût le temps de la retenir.

Le roi, inquiet de la blessure de Lancelot, vint des premiers le visiter ; il se rendit ensuite près de la reine qu’il trouva la tête cachée sous un bandeau : « Qu’avez-vous, dame, lui dit-il, et que vous est-il arrivé ? — Sire, quand on vint me dire que Lancelot était navré, j’avançai la tête en dehors de la fenêtre, et je me suis blessée en me retirant. — Lancelot, reprit Artus, désire que Galehaut ignore ce qui est arrivé ; les mires lui recommandent un repos absolu. Le meilleur moyen serait de le garder dans votre chambre où vous le feriez bien panser ; le voulez-vous ? — Assurément, Sire, puisque vous le désirez. »

Lancelot fut transporté près de la reine, et nous devinons qu’il y fut assez bien traité pour ne pas trop regretter sa blessure. Les mires avaient reconnu la plaie profonde ; elle ne se ferma qu’au bout de vingt et un jours. Galehaut croyait que son ami avait fait courir le faux bruit d’une blessure, pour avoir un moyen de demeurer près de sa dame. D’ailleurs il n’était plus question de fêtes ; la clameur de la demoiselle de Carmelide rendait soucieux les barons, le roi Artus plus que les autres ; et pour la reine elle n’était inquiète que de la blessure de Lancelot. Artus, en donnant congé à ses barons leur recommanda de se trouver, à la prochaine Chandeleur, à Caradigan en Irlande[1]. Galehaut permit également à ses hommes de quitter la cour, en les avertissant de ne pas manquer au rendez-vous.

Or la demoiselle qui avait levé cette clameur contre la reine était bien la fille du roi Léodagan ; seulement elle n’était pas née en loyal mariage. Sa mère était la femme de Cléodalis, sénéchal de Carmelide, comme on l’a vu dans le livre d’Artus[2]. Née le même jour, elle avait reçu le même nom et possédait presque autant de beauté que la véritable reine.

Dès qu’on avait parlé de marier la première Genièvre au roi Artus, l’autre avait conçu l’espoir de lui être substituée. Le roi Léodagan, indigné de ses odieux projets, l’avait reléguée dans une maison de religion. Là, elle avait fait amitié avec un vieux chevalier nommé Bertolais, [3] banni du royaume pour cause d’homicide. Bertolais offrit de l’aider dans ses prétentions criminelles. Après la mort du roi Léodagan, il l’avait ramenée à Carmelide et présentée hardiment aux barons de la terre comme la véritable épouse du roi Artus, droite et seule héritière du roi son père. Les barons, l’avaient reconnue pour leur dame en lui promettant de l’aider à désabuser le roi Artus, et de réclamer pour elle le rang et les honneurs qui semblaient lui appartenir.

  1. Var. : « A un sien chasteau qui avoit nom Vicebrog ; si estoit en la fin de son royaume ès lointaines isles par devers Yrlande. » (Édition de Rouen, 1488.)
  2. Table ronde, t. II, p. 153.
  3. Artus, p. 241.