Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/64

Léon Techener (volume 4.p. 131-142).

LXIV.



Galehaut, comme on vient de voir, ne découvrit pas à son ami ce que maître Helie lui avait révélé ; mais il regrettait d’avoir été pour la première fois dépositaire d’un secret que Lancelot ne devait pas partager.

Quand approcha le jour où les barons devaient s’assembler dans la cité de Sorehaut, il prit à part Lancelot : « Beau doux compain, lui dit-il, un sage maître m’a recommandé jadis de ne jamais parler à mon ami de ce qui pouvait l’affliger, quand le mal n’était pas de ceux que le conseil pût amoindrir. Si les révélations du sage Helie avaient été funestes pour votre avenir ou pour le mien, j’aurais bien agi en vous les cachant ; mais, hors ce cas, je ne dois rien faire ni penser sans vous en donner connaissance. Apprenez pourquoi j’ai convoqué mes barons.

« Vous êtes, cher sire, le plus haut, le plus gentil homme de nous deux ; vous êtes le droit héritier d’un roi, et je ne suis que le fils d’un prince portant couronne. Puisque vous m’avez reçu pour compagnon, nous ne devons pas avoir seigneurie l’un sur l’autre ; tout entre nous doit être commun, ce que j’ai maintenant et ce que vous pourrez avoir plus tard. J’ai donc résolu de nous faire couronner en un même jour, à la prochaine fête de Noël que le roi Artus a choisie pour tenir cour plénière. Ainsi nous partagerons toutes mes seigneuries ; nous recevrons en commun l’hommage de nos barons et leur serment de nous aider envers et contre tous. Le lendemain de la fête, nous partirons, vous avec vos nouveaux chevaliers, moi avec les miens, pour conquérir le royaume de Benoïc sur le roi Claudas, qui vous en a déshérité. Le temps est venu de venger la mort de votre père et les grandes douleurs de la reine votre mère. Mais, si vous l’aimez mieux, doux ami, vous resterez ici, maître de ma riche terre et des royaumes dont j’ai reçu l’hommage, pendant que je travaillerai à vous rétablir dans votre héritage.

— « Sire, grands mercis ! répond Lancelot ; je sais que vous m’offrez tout cela d’un cœur sincère ; mais je n’ai pas encore fait assez de prouesses pour mériter d’aussi grandes terres. De plus, vous savez que je ne puis faire ou recevoir aucun honneur, sans l’agrément de ma dame la reine. Quant à mon héritage, je n’entends donner à personne le soin de me le rendre : je ne pendrai pas même un écu à mon cou pour le reconquérir. — Comment pensez-vous donc faire, doux ami ? — Si Dieu me vient en aide, je prétends qu’on m’estime assez preux pour n’avoir pas à rencontrer un seul homme qui ose retenir un pied de ma terre, et qui ait le cœur de m’attendre quand il saura que j’approche.

« — Il en sera donc, reprit Galehaut, ainsi que vous voudrez ; cependant j’entends en parler à la reine. Je sais qu’elle ne voudrait pas vous voir le roi des rois, si elle devait perdre la moindre partie de votre cœur ; et que, de votre côté, vous préférerez toujours son amour à la seigneurie du monde entier.

« — Oui, cher sire, vous seul connaissez bien le fond de mes pensées. Mais je vous aime trop vous-même pour refuser rien de ce qu’il vous plairait de m’offrir, sauf l’honneur de ma dame. Il en sera ce qu’elle décidera : je connais son amitié pour vous, et je sais qu’elle ne gardera rien de ce qu’elle pourrait vous accorder. »

Cette nuit même arrivèrent tous les barons convoqués par Galehaut. Galehaut les reçut à sa table, et le lendemain, réunis dans la grande salle du conseil, il leur parla ainsi :

« Seigneurs, vous êtes mes hommes, et comme tels vous me devez aide et conseil. Je vous avais mandés pour deux raisons des plus graves : d’un côté, je sentais mon corps en danger ; de l’autre, je formais un projet dont je voulais vous entretenir. Pour ce qui est de mon corps, le danger venait de deux songes merveilleux. Dieu merci ! depuis que je vous ai convoqués, j’eus la visite d’un sage clerc qui m’a donné de ces visions une interprétation faite pour me rendre la tranquillité. Je n’ai donc à vous parler aujourd’hui que de la deuxième raison.

« J’eus autrefois en pensée, vous le savez, de déshériter le roi Artus : la paix fut faite entre nous, par la volonté de Dieu. En revenant ici, je voulais me faire couronner aux fêtes de Noël et pendant que mon seigneur le roi Artus tiendrait sa cour. J’ai encore en cela changé de résolution.

« Je vais me rendre à la cour du roi Artus ; c’est, vous ne l’ignorez pas, le plus preux des souverains : Artus réunit en lui toutes les valeurs, toutes les bontés ; nul ne peut se vanter de prouesse, s’il n’a séjourné dans sa cour. J’entends être de sa compagnie et de celle de tous les preux qui remplissent sa maison. Mais pendant mon séjour en pays étranger, ces terres ont besoin d’être tenues par un prud’homme sage, loyal et juste, auquel sera baillée mon autorité. Et comme je me méfie de ma propre sagesse, je vous demande conseil, en vous invitant à choisir le prud’homme que vous estimerez le plus digne de gouverner ma terre, et de rendre à tous justice sévère et bonne, sans aucun soupçon de convoitise ; car un bailli convoiteus met la terre à destruction. Vous le chercherez parmi les plus riches, pour que je puisse reprendre sur lui les torts qu’il aura pu commettre. Délibérez sur le choix qu’il convient de faire, pendant que je me tiendrai en dehors de la salle

Il sortit avec Lancelot, et les barons commencèrent à échanger de nombreuses paroles. Les uns proposaient le Roi des cent chevaliers, les autres le roi Widehan ; d’autres ne s’accordaient à l’un ni à l’autre, et désignaient le seigneur de Windesors. Enfin un vieillard demanda à parler. C’était le duc Galain de Douves, qui s’était fait porter en litière et qu’on savait le plus sage des hommes. « Ha ! » s’écria-t-il assez haut pour être bien entendu, « comment ne voyez-vous pas, entre vous tous, le bailli que demande mon seigneur ! si j’étais plus jeune et aussi fort que la plupart de ceux qui m’écoutent, votre choix serait bientôt fait ; mais je ne suis plus qu’un demi-homme, et je ne puis que conseiller. Il y a parmi nous un homme entier : c’est le roi Baudemagus. » Il s’arrêta, et tous les barons déclarèrent que personne ne pouvait mieux convenir. Le duc Galain fut donc chargé de porter la parole ; on avertit Galehaut de rentrer, et le vieux duc parla ainsi :

« Sire, ces prud’hommes m’ont confié leur parole, parce que j’avais plus éprouvé que nul d’entre eux. Je sais un baron sage et de haut conseil, exempt de convoitise, grand justicier, incapable d’opprimer par haine ou d’aider par intérêt sévère et fort, peu soucieux de ses peines quand il y va de son honneur. — En vérité, fait Galehaut, voilà de beaux mérites : nommez-le, je suis prêt à le choisir. — Sire, c’est le roi Baudemagus de Gorre. — En effet, reprit Galehaut, je l’ai toujours tenu pour un des meilleurs prud’hommes ; c’est avec joie que je lui confierai le bail de mes terres. Roi Baudemagus, je vous investis, et vous prie de justifier ce que le duc Galain a dit de vous.

« — Sire, dit le roi Baudemagus, je suis roi d’un petit pays et je ne le tiens pas aussi bien qu’il le faudrait ; comment pourrai-je suffire au gouvernement de toutes vos seigneuries ? — Il n’est pas à propos de vous en défendre : ma volonté est de vous choisir pour bailli ; comme mon homme lige vous ne devez pas refuser.

« — Mais, sire, vous avez dans vos terres des gens orgueilleux qui ne consentiront jamais à m’obéir.

« — S’il en est un seul assez hardi pour aller contre vos ordres, soyez assuré que dès que je l’aurai su, j’en prendrai une vengeance qui empêchera tout autre de l’imiter. Vous tous, mes hommes liges, je vous commande, sur la foi que vous me devez, de venir en aide au roi Baudemagus envers et contre tous, moi seul excepté. Il peut se faire que je ne rentre jamais dans mes domaines ; le roi Baudemagus jurera donc, sur sa vie, qu’envers mon peuple il se contiendra loyalement. Et si je viens à mourir en terre étrangère, il recevra mon filleul et neveu Galehaudin pour roi du Sorelois et des Îles étranges ; par sa femme, la fille du roi Gohos, Galehaudin en est le droit héritier. »

On apporta les Saints ; Galehaut reçut les serments, d’abord du roi Baudemagus, puis de tous les barons, y compris le Roi des cent chevaliers, son cousin germain. Tous s’engagèrent à ne réclamer, après la mort de Galehaut, aucune part de son héritage, et d’être à toujours les fidèles chevaliers de Galehaudin[1].

Baudemagus était sire de la terre de Gorre, merveilleusement défendue, d’un côté par des marais fangeux d’où l’on avait peine à sortir quand on s’y était engagé, de l’autre par une rivière large et profonde. Tant que les aventures durèrent, il y eut dans cette terre de Gorre une mauvaise coutume : nul homme de la cour du roi Artus, une fois entré ne pouvait en revenir. À Lancelot était réservé de rendre le passage libre quand il passerait le pont de l’Épée, pour délivrer la reine, comme on le verra dans le livre de la Charrette. La coutume avait été établie au commencement des temps aventureux, quand Uterpendragon, père d’Artus, guerroyait le roi Urien, oncle de Baudemagus, pour obtenir son hommage. Urien n’y voulait pas entendre, et le roi de Logres se lassant le premier, avait cessé de le réclamer, jusqu’au temps où le roi Urien partit pour Rome, afin de confesser ses péchés à l’Apostole. Il était allé en pèlerin, faiblement accompagné. On le prit, on le conduisit devant Uterpendragon, qui le retint captif dans un de ses châteaux et ne voulut pas le recevoir à rançon. Bien plus, il avait fait dresser des fourches et menacé d’y pendre le roi de Gorre, s’il ne consentait à lui rendre hommage.

Urien dit qu’il aimait mieux mourir que de reconnaître un suzerain et dépendre d’un autre. Mais Baudemagus, auquel le royaume de Gorre était échu, fit ce que ne voulait pas faire le roi Urien : il rendit hommage et mérita de grandes louanges pour avoir sauvé la vie de son oncle, au prix de sa dépendance. Uterpendragon, mis en possession de la terre de Gorre, n’y trouva, par l’effet des guerres, qu’un petit nombre d’habitants. Le roi Urien, plus tard rappelé par ses anciens sujets, ayant reconquis son royaume avec l’aide du roi de Gaule, il ne laissa la vie aux hommes du roi Uterpendragon qu’en les obligeant à demeurer dans le pays de Gorre, comme esclaves de ses barons et tels que sont les Juifs entre chrétiens[2]. De plus, il fit établir, sur les confins de son royaume et de celui de Bretagne, deux ponts étroits terminés des deux côtés par une haute et forte tour que devaient garder chevaliers et sergents. Sitôt qu’un Breton, chevalier, bourgeois, dame ou demoiselle, avait passé le pont, il devait jurer sur saints qu’il ne retournerait jamais, avant qu’un chevalier de la maison d’Artus n’eût pénétré de force dans les quatre tours.

Le roi Artus, au commencement de son règne, avait résolu de travailler à la délivrance de ses hommes ; mais ses guerres et de nombreux incidents ne le lui permirent pas ; et quand les aventures commencèrent, les Bretons retenus dans le pays de Gorre attendaient encore celui qui devait les affranchir.

Baudemagus, ainsi que nous avons dit, en succédant au roi Urien, avait fait dépecer les ponts et les avait remplacés par deux autres plus merveilleux, dont la garde était confiée à deux chevaliers de prouesse éprouvée. L’un de ces nouveaux ponts était de bois et n’avait qu’un pied et demi de large. Il était construit entre deux réseaux de cordes, à demi-profondeur de la rivière. On comprend la difficulté de passer à cheval sur un pont mouvant. L’autre, plus dangereux encore, était fait d’une longue planche d’acier effilée comme une épée. Le côté opposé au tranchant n’avait qu’un pied de largeur ; il était fixé sur chacune des rives, et recouvert de façon à ce que la pluie ou la neige ne pût l’endommager.

Baudemagus avait un fils nommé Meléagan. C’était un grand chevalier bien taillé de membres et vaillant de son corps. D’ailleurs, il avait la barbe et les cheveux roux, et il était d’un orgueil extrême : pour rien qu’on pût lui remontrer, il n’eût renoncé à ses entreprises, quelque mauvaises qu’elles fussent. Son dédain de débonnaireté lui avait mérité le renom du plus cruel et du plus félon des hommes.

Il était venu à l’assemblée, le jour que Galehaut avait baillé sa terre au roi Baudemagus. Son intention était, non de prendre part au conseil, mais de voir Lancelot dont on lui avait raconté les prouesses. D’avance il le haïssait, indigné qu’on pût mettre la valeur d’un autre en balance avec la sienne. Il ne changea pas de sentiment après avoir vu Lancelot ; et la nuit suivante il dit à son père :

« Votre Lancelot n’a ni les membres ni la taille d’un chevalier plus preux, plus vaillant que les autres. — Beau fils, répondit Baudemagus en branlant la tête, la grandeur du corps, la force des membres ne font pas le bon chevalier comme la grandeur du cœur. Tu n’obtiendras pas le renom de Lancelot, pour être aussi bien membré que lui ; car on honore Lancelot pour être le plus preux de tous les chevaliers vivants et il a ce renom dans toutes les terres.

« — Je ne suis pas, répond Meléagan, moins prisé dans mon pays qu’il ne l’est dans le sien ; et puisse Dieu me laisser vivre assez pour trouver l’occasion de faire voir lequel de nous deux vaut le mieux.

« — Fils, tu trouveras aisément cette occasion, si tu la cherches ; mais ne l’oublie pas : tu n’es loué que dans ton pays, Lancelot est loué dans le monde entier.

— Comment, s’il a tant de valeur, ne vient-il pas délivrer les exilés bretons de votre terre ?

— D’autres entreprises l’en ont détourné ; il pourra bien l’essayer un jour.

— À Dieu ne plaise, tant que je vivrai, que lui ou tout autre parvienne à les affranchir !

— Laissons cela, beau fils ; quand tu auras fait et vu autant que lui, peut-être garderas-tu plus de mesure. »

Là s’arrêtèrent leurs paroles. Le jour venant, Galehaut fit tout disposer pour son départ et le lendemain, après avoir entendu la messe, Lancelot et maints barons de Sorehaut se mirent à la voie, pour se rendre ensemble à la cour du roi Artus.

  1. Cet épisode du Parlement-Galehaut et de l’élection de Baudemagus de Gorre comme gouverneur du Sorelois, ne se lie pas au reste du récit et ne se retrouve pas dans le plus grand nombre des manuscrits. On y passe également l’explication du songe de Galehaut : ce double épisode est donc apparemment intercalé. Mais nous l’avons conservé en raison de l’intérêt qu’il offre pour l’étude des habitudes féodales.
  2. « Et furent par sairement sousgis et sers et cuivers as gens du pais, autresi vil com Gieus as Crestiens » (ms. 751).