Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/66

Léon Techener (volume 4.p. 148-154).

LXVI.



Le jour de la Chandeleur, comme Artus venait d’entendre la messe au moutier de Caradigan, la demoiselle de Carmelide se présenta dans la compagnie de son vieux chevalier et des hommes de son conseil. Elle était richement vêtue, ainsi que les trente pucelles qui la suivaient.

« Dieu, dit-elle au roi, garde le roi Artus et maudisse tous ceux qui lui veulent mal ! Sire, vous m’avez ajournée pour éclaircir un cas d’insigne trahison. La demoiselle que je vous avais envoyée, il y a trois mois, et les lettres qu’elle vous a remises ont dû vous informer du sujet de ma clameur. Je suis prête à prouver, par le corps du loyal chevalier qui m’accompagne et par tous les barons de ma terre, que je fus injustement déshéritée, et que je suis votre loyale épouse, fille du noble roi Léodagan de Carmelide. »

Ici Galehaut prit la parole : « Sire, nous avons écouté ce qu’a dit cette demoiselle. Maintenant il faut que de sa bouche nous entendions les preuves de la trahison dont elle se dit victime.

« — La trahison ! répond la demoiselle, ne l’a-t-on pas déjà prouvée ? Elle a été tramée contre moi par celle que je vois encore assise auprès du roi, et qui semble même encore vouloir soutenir qu’elle est la véritable épouse.

Alors la reine se lève, et d’une voix calme et assurée : « La trahison, Dieu le sait, n’a jamais été dans ma pensée ; je n’ai rien à faire avec elle et je serai toujours prête à m’en défendre, soit devant la cour de mon seigneur le roi, soit par le corps de l’un de ces chevaliers qui tous me connaissent. »

Alors le roi Baudemagus, chargé par les barons de porter leur parole, fit remarquer que l’accusation était de celles qui pouvaient être jugées par preuves et par témoins ; il fallait, en conséquence, l’examiner en cour, et non l’abandonner aux chances d’un combat.[1] Mais, avant tout, cette demoiselle doit déclarer si elle consent à s’en remettre à la décision de vos barons. »

Bertolais, qui avait offert de déposer son gage pour soutenir la demoiselle, répondit : « Sire, il faut donner à ma dame le temps de prendre conseil.

« — Nous lui accordons le délai d’un jour, » dit le roi.

La demoiselle se retira avec tous ceux de sa partie. Ils allèrent prendre hôtel dans une maison éloignée, de la ville ; et quand ils furent assurés que personne de la maison du roi ne les avait suivis, Bertolais remontra à la demoiselle que le jugement de la cour pourrait bien lui être défavorable : « S’il est tel, vous n’éviterez pas le dernier supplice. D’un autre côté, si la décision est soumise aux chances d’un combat, vous savez bien que la cour du roi Artus réunit la fleur de tous les chevaliers du monde ; et il n’en est pas un qui, en défendant l’honneur de la reine, ne croira défendre le droit. Ils auront donc pour eux tous les avantages, tandis que vos champions, tout en étant de bonne foi, soutiendront une mauvaise cause et devront commencer par jurer sur saints que vous avez le droit pour vous. Leur parjure tiendra-t-il contre le loyal serment des autres ? — Hélas ! dit en pleurant la demoiselle, que me conseillez-vous donc ? — Je vais vous le dire : il est reconnu qu’il ne faut jamais compromettre l’honneur de son nom devant les hommes : car il n’en est pas des hommes comme de Notre-Seigneur qui pardonne au vrai repentir des pécheurs. Pour ne pas mettre en péril votre vie et votre bon renom, mon avis serait d’employer un peu d’adresse. Nous demanderons au roi un second jour de répit ; il nous l’accordera et, dès qu’il aura consenti, un de vos chevaliers ira lui annoncer que dans la forêt de Caradigan séjourne un merveilleux sanglier, depuis longtemps le fléau de la contrée. Le roi qui aime beaucoup la chasse demandera qu’on le conduise aussitôt où le monstre se tient d’ordinaire. Vos hommes seront aux aguets ; quand ils jugeront le roi isolé, ils l’entoureront et n’auront pas de peine à s’emparer de sa personne et à le conduire à Carmelide. Là vous l’enchanterez à votre aise et saurez bien lui faire reconnaître votre droit de reine épousée. »

La demoiselle approuva le conseil de Bertolais. Trois chevaliers retournèrent à la cour et demandèrent au nom de leur dame un nouveau répit : « Je veux bien, dit le roi, l’accorder, mais pour la dernière fois ; n’en espérez plus d’autre. » Et comme ils sortaient, voilà qu’un autre chevalier, qui ne semblait pas connaître la demoiselle, demande à parler au roi. « Sire, dit-il, Dieu vous sauve ! Apprenez ce que j’ai vu de mes yeux. Dans la forêt de Caradigan séjourne le plus énorme sanglier dont on ait jamais ouï parler. Il porte la désolation dans tout le pays ; on n’ose plus l’approcher, et si vous n’essayez pas d’en délivrer la contrée, vous ne méritez pas de porter couronne. »

Lancelot était alors assis près du roi. « Entendez-vous ce qu’on m’annonce, Lancelot ?

« — Oui, sire ; heureux qui trouvera le gîte du sanglier et rapportera sa tête ! Il n’est pas un de vos bacheliers qui ne serait heureux de suivre ses traces. — Que ceux-là, dit le roi, les suivent qui le souhaiteront. Pour moi je n’attends personne : Ça ! qu’on me donne mes habits de chasse ! » On lui obéit ; il monte, et avec lui Lancelot, Galehaut, Gauvain, Giflet, Yvain et plusieurs autres. Le chevalier de la demoiselle s’était chargé de les conduire. Bientôt, il dit tout bas au roi : « Sire, le porc est assez près d’ici ; mais le bruit des pas de tous ces chevaux va le faire lever, et si vous tenez à l’honneur d’être premier à le joindre, il serait mieux de laisser vos chevaliers. — C’est bien penser, » répond le roi. Il fait signe à ses compagnons de prendre d’un autre côté et ne retient que deux veneurs avec lesquels il s’engage dans un épais fourré.

Mais en regardant autour de lui, Artus commence à s’étonner de ne pas entendre de bruit dans le feuillage, et de ne pas voir la bête. Tout à coup il est environné de chevaliers qui, le heaume lacé, le haubert endossé et le glaive au poing, l’avertissent de ne pas tenter une résistance inutile. Le roi se voyant trahi lève son épée et résiste de son mieux ; mais son cheval mortellement frappé s’affaisse sous lui, les deux veneurs sont liés, lui-même est désarmé. On lui attache les mains, on le lève sur un palefroi qui l’emmène d’un pas rapide. Le chevalier qui l’avait conduit s’était hâté de rebrousser chemin, et quand il fut à distance, il donna du cor pour attirer de son côté les chevaliers du roi. « Entendez-vous ce cor, leur dit mess. Gauvain ? c’est le roi qui le fait donner ; allons d’où le vent l’apporte. » Comme on devine, ils s’éloignèrent du roi de plus en plus, si bien qu’à l’entrée de la nuit ils revinrent à Caradigan accablés de fatigue et d’inquiétude. La reine qui les attendait leur demanda pourquoi le roi n’était pas avec eux. Mess. Gauvain lui avoua qu’ils l’avaient inutilement cherché. Aussitôt elle soupçonna la trahison et fondit en larmes. On voulait en vain lui persuader qu’il n’y avait rien à craindre pour le roi : « Il a voulu seul, lui disait-on, avoir l’honneur de tuer le porc, pour être en droit de railler ceux qui l’avaient suivi. Demain nous aurons bien du malheur si nous ne parvenons pas à le retrouver. »

  1. On a beaucoup déclamé contre l’ancien usage du combat judiciaire : mais on n’a pas assez remarqué que les juges devaient l’ordonner dans les seuls cas où ni l’accusateur ni l’accusé ne pouvaient fournir de preuves ou de témoins pour ou contre l’accusation.