Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/21

XXI.



Un valet, frère de messire Aiglin des Vaux chevalier de la maison d’Artus, était là quand fut prise la Douloureuse garde ; il pensa que le roi en apprendrait volontiers la nouvelle et fit diligence pour arriver à Carlion où se trouvait la cour : « Sire, dit-il en abordant le roi, Dieu vous sauve ! J’apporte la nouvelle la plus étrange qu’on ait encore ouïe dans votre maison : la Douloureuse garde est conquise ; les portes en ont été franchies par un chevalier dont personne ne sait le nom. — Voilà, dit le roi, ce que tu ne feras pas aisément croire. — Sire, je dis ce que j’ai vu de mes yeux. »

En ce moment entra messire Aiglin des Vaux qui, voyant son frère agenouillé devant le roi, demanda ce qui pouvait l’amener à la cour. — « Aiglin, dit Artus, ce valet serait-il votre frère ? — Oui, sire roi. — Je suis donc tenu de le croire ; car on ne ment pas dans votre race. Quelles armes portait cet heureux chevalier ? — Sire, des armes blanches ; son cheval était également blanc. — Sire, dit Gauvain, n’en doutez pas c’est le chevalier nouvel, celui que vous avez adoubé de ses propres armes. »

Il y eut parmi les barons un grand mouvement, chacun demandant à partir sur-le-champ pour la Douloureuse garde. Gauvain fut d’avis que le roi ferait bien d’envoyer avant lui dix chevaliers pour savoir comment la chose était arrivée. Voici le nom de ceux qui furent désignés : Gauvain, Yvain le grand, Galegantin le Gallois, Galesconde, le fils Aré, Karadoc Briobras, Yvain l’avoutre (ou le bâtard), Gosoin d’Estrangor, Meraugis et Aiglin des Vaux.

En chemin, ces chevaliers rencontrèrent un frère convers monté sur un mulet et affublé d’une chape bleue. « Savez-vous, lui dirent-ils, le chemin de la Douloureuse garde ? — Oui. Pourquoi le demandez-vous ? — Nous y voulons aller. Vous plairait-il de nous accompagner ? » Le frère convers avait reconnu Gauvain, il consentit à les guider. Ils arrivent au tertre et le gravissent. La porte de la Douloureuse Garde était ouverte ; personne n’en défendait l’entrée. Mais la seconde était fermée, et sur la guérite était un gardien qui voulut savoir le nom de ceux qui demandaient à passer. « Je suis Gauvain, le neveu du roi Artus ; ces chevaliers sont de la Table ronde. — Sire, dit la guette, il faut vous résigner à passer la nuit dans le bourg revenez demain. »

Gauvain n’insista pas, et, pendant qu’ils se dirigent vers le bourg, la guette s’en va dire au Blanc chevalier que monseigneur Gauvain, lui dixième, s’était présenté devant la seconde porte. Le Blanc chevalier ne voulait pas que personne y entrât avant la reine ; il défendit de leur ouvrir sans en recevoir de lui la permission.

Le lendemain, de grand matin, voilà monseigneur Gauvain qui revient à la seconde porte. « Je ne puis vous ouvrir encore, dit la guette ; mais, si quelqu’un de vous avait été mis aux lettres, vous feriez bien de voir ce que la première enceinte contient. » Gauvain répond en montrant le frère convers, et la guette descendant aussitôt sort de la seconde enceinte par la poterne et revient introduire les chevaliers dans le cimetière. Là se trouvaient de nombreuses lames que le seigneur du château avait couvertes d’inscriptions fausses, afin que, la nouvelle en arrivant au roi Artus, ce prince vînt se faire prendre en essayant de venger ses amis. Le convers lut à plusieurs reprises : Ci-gît tel, et voici son image. Sur le mur qui abritait les rangées de tombes, il leur était aisé de voir autant de heaumes, apparemment ceux des chevaliers dont les corps reposaient plus bas. Ces chevaliers étaient de la maison du roi ; mais la plupart vivaient encore.

Pendant que les dix chevaliers les regrettaient, le frère convers s’arrêtait devant une dalle posée au milieu du cimetière. Les lettres disaient : Ci-gît le meilleur des bons, celui qui conquit la Douloureuse garde. « Ah ! dit Gauvain, c’est le nouvel adoubé, dont le frère d’Aiglin des Vaux nous a raconté les prouesses. » Et ils répandirent de nouvelles larmes sur la funeste destinée d’un chevalier qui, s’il eût vécu, aurait, pensaient-ils, effacé la renommée de tous ceux de la Table ronde.