Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/20

Léon Techener (volume 3.p. 154-166).

XX.




À quelques jours de là, le Blanc chevalier voit venir à lui une demoiselle éplorée. « Dieu vous sauve, demoiselle ! lui dit-il ; qui peut vous affliger ainsi ? — Ah ! sire, la mort de mon ami, un des plus beaux chevaliers du monde. Il a été tué à la porte d’un château dont il voulait abattre les mauvaises coutumes. Maudite l’âme de celui qui les établit ! — Ne pourrait-on, demoiselle, tenter de les abolir ? — Oui, si l’on venait à triompher de toutes les épreuves ; mais pour cela il faudrait mieux valoir que tous ceux qui l’ont jusqu’à présent essayé. — Et quelles sont donc ces épreuves ? — Si vous tenez à le savoir, prenez ce chemin, il conduit au château. »

La demoiselle s’éloigna en continuant son deuil, et le Blanc chevalier arriva devant le château. Il était bâti sur une roche naturelle, plus longue et plus large que la portée d’une excellente arbalète. La rivière d’Hombre coulait d’un côté de la roche ; de l’autre, un courant était formé de la réunion de plus de quarante sources très-rapprochées. Le château avait nom la Douloureuse garde, en raison du mauvais accueil qu’y recevaient tous ceux qu’on y retenait.

Il était construit entre deux murailles, et chacune de ses portes était défendue par dix chevaliers. Avant d’y pénétrer, il fallait les combattre l’un après l’autre. Quand le premier était las, il en appelait un second ; celui-ci un troisième, et ainsi des autres. On voit s’il était aisé de sortir victorieux de luttes aussi répétées. Sur la porte de la seconde enceinte était posée par enchantement une énorme figure de chevalier levant dans ses mains une grande hache. Cette figure devait tomber au moment où celui qui voulait gagner le château aurait, après avoir tué ou réduit à merci les dix premiers défenseurs, atteint la seconde muraille. Mais avant de dissiper les sorts dont les prisonniers étaient victimes, il fallait rester quarante jours et quarante nuits dans le château. Sur la rivière d’Hombre s’étendait le bourg, où le voyageur pouvait trouver un gîte agréable et commode.

Le Blanc chevalier faisait de vains efforts pour défermer la première porte, quand une demoiselle cachée sous sa guimpe et son long manteau parut et vint le saluer. « Demoiselle, lui dit-il, m’apprendrez-vous les coutumes de ce château ? — Au moins vous en dirai-je une partie. Avant de songer à les abattre, il faut vaincre et avoir raison des dix premiers chevaliers ; si vous m’en croyez, ne tentez pas l’aventure. — Oh ! je ne suis pas venu pour m’éloigner sans coup férir. Je saurai le secret de ce château, ou, si je ne l’apprends pas, je partagerai le sort de tant de prud’hommes qu’on y retient prisonniers. — Dieu vous soit donc en aide ! » reprit la demoiselle ; et elle fit semblant de s’éloigner.

Le jour commençait à baisser quand, sur le haut de la porte, parut un homme qui demanda au Blanc chevalier ce qu’il voulait. — « L’entrée du château. — Vous ne savez pas ce qu’il vous en coûterait pour y entrer. — Non ; mais ouvrez-moi cependant, car le jour avance. »

On entend le son d’un cor. Le guichet de la porte laissa passer d’abord un chevalier armé, qui se hâta de monter un grand destrier qu’on lui amenait. « Sire, dit-il au Blanc chevalier, nous ne serions pas à l’aise ici ; descendons le tertre pour mieux nous escrimer. »

Ils arrivent au bas du tertre sur un terrain plus uni : tout aussitôt, l’écu en avant, l’épieu tendu, ils courent l’un sur l’autre. La pointe des glaives porte sur les écus ; celle du champion de la Douloureuse garde se détache du bois ; le Blanc chevalier garde son arme entière et, frappant sur la boucle de l’autre écu, il en ouvre la cuirée, écartelle les ais et fausse le haubert. Les mailles se détendent, le fer pénètre dans les chairs et le champion est jeté hors des arçons pour ne plus se relever : il était mort.

Le Blanc chevalier le croyant encore vivant descendait pour l’achever ou le recevoir à merci, quand il entend un second bruit de cor : il retire son glaive à la hâte de la plaie saignante, pour attendre dignement le second champion. Celui-ci manque sa visée et reçoit une furieuse atteinte en plein écu : son haubert n’est pas entamé, mais à la passe de retour il est arrêté, saisi corps à corps, soulevé et jeté par-dessus la croupe de son cheval. Le Blanc chevalier descend, arrache le heaume, et allait lui trancher la tête, quand il l’entend demander grâce ; il lui pardonne. Le cor résonne encore : un troisième champion paraît : le Blanc chevalier reprend son glaive et le plonge du premier coup dans les flancs de son adversaire désarçonné : mais le fer reste et se sépare de la hampe. Le blessé se relève, le Blanc chevalier descend ; alors recommence entre eux une lutte terrible. Le blessé faiblit encore, perd du terrain, chancelle et tombe en levant son épée pour avertir la guette de sonner du cor. C’était le signal attendu par le quatrième, qui semblait plus fort, plus redoutable que les autres. Le Blanc chevalier ne lâchait cependant pas sa proie. « Laissez-le, laissez-le ! lui criait le nouvel arrivé, touchez à moi qui viens le remplacer. » Alors, au lieu de son épieu brisé, le Blanc chevalier saisit celui du dernier vaincu, remonte et attend. Dès la première atteinte, il renverse le quatrième sur les arçons, et d’un vigoureux coup de poitrail fait tomber cheval et cavalier dans le courant d’une des sources qui descendaient de la grande roche. Et comme le troisième se relevait, il pousse à lui, lance son cheval et lui fait une seconde fois mesurer la terre. Le quatrième sort de l’eau et revient l’épée à la main ; le Blanc chevalier tourne à lui, l’abat et lui fait passer et repasser son cheval sur le corps. « Merci ! criait-il, épargnez-moi, nous demeurons vos prisonniers. » Mais la trompe sonne ; il faut répondre au cinquième, sans autre arme qu’une épée ; car le second glaive avait éclaté dans ses mains à la précédente joute. Heureusement le nouvel arrivé brisa le sien à la première rencontre, non sans avoir traversé l’écu et démaillé le haubert du Blanc chevalier. Celui-ci demeure cependant ferme sur les arçons : d’un coup de taille, il tranche heaume et ventaille, fend la joue et s’arrête au nœud de l’épaule. Étourdi d’une aussi rude accolade, le cinquième s’évanouit et tombe baigné dans son sang. Mais le jour s’en va, la nuit arrive, le cor se tait, le guichet ne s’ouvre plus, et la demoiselle qui lui avait déjà parlé reparaissant devant lui : « Chevalier, dit-elle, vous en avez fini pour aujourd’hui ; mais demain il faudra recommencer. Venez au gîte où je vais vous conduire. » Il la suivit avec ses prisonniers jusqu’au bourg du château : ils entrèrent dans un bel hôtel où la demoiselle voulut elle-même le désarmer. Dans la chambre étaient suspendus trois écus recouverts de leur housse ; la demoiselle les découvrit ils étaient chargés, le premier d’une bande, le second de deux, le troisième de trois bandes vermeilles de belic[1]. Pendant qu’il les regardait avec curiosité, la demoiselle écartait son manteau, baissait sa guimpe et laissait voir une taille élancée, un doux et gracieux visage. La chambre étant garnie de nombreux cierges, il n’eut pas de peine à la reconnaîtra : « Ah ! belle douce demoiselle, dit-il en lui ouvrant ses bras, soyez la bienvenue ! comment le fait ma dame, votre maîtresse ? – Fort bien ! Elle m’envoie ici, pour vous offrir ces trois écus et vous apprendre leur vertu. Le premier, traversé d’une bande, donne à qui le porte la force de deux chevaliers. Le second double le premier, et le troisième double la vertu du second. Vous prendrez l’écu d’une bande, dès que vous sentirez vos forces diminuer ; si vous avez à lutter contre un trop grand nombre, vous l’échangerez avec le second ; et s’il faut accomplir des prouesses au-dessus de la puissance humaine, vous aurez recours au troisième. Et maintenant, pour gagner la Douloureuse garde, vous ne devrez pas tenir compte de ce que vous avez fait : dix chevaliers vous arrêteront encore à la première porte et dix chevaliers à la seconde. Dans un seul jour, entre le soleil levant et couchant, vous aurez à soutenir cette double épreuve. Et si rien ne prévaut contre votre prouesse, le château vous sera rendu. Mais vous aurez beaucoup à souffrir, et nul autre, fût-il même, comme vous, assisté de ma dame, ne pourrait mener l’aventure à fin. » Dès que le jour reparut, le Blanc chevalier réclama ses armes et son cheval. Un homme armé de toutes pièces, à l’exception du heaume, l’attendait au bas du tertre pour lui demander ce qu’il voulait. — « Je veux tenter l’aventure du château. — Avant tout, vous devez rendre les prisonniers de la veille. — Qu’à cela ne tienne ! mais puis-je me confier en vos paroles ? — Sire chevalier, nous sommes tenus de vous disputer l’entrée ; mais, sans les serments qui nous obligent, nous serions les premiers à vous venir en aide : il y a déjà trop longtemps que ces mauvaises coutumes durent. »

Les prisonniers furent rendus et le cor retentit. Pendant qu’un premier champion descendait le tertre, le Blanc chevalier avait le temps de se préparer à le recevoir. Ils s’élancèrent de toute la force des chevaux ; l’homme du château atteignit de son premier coup le haut de l’écu, dont le cercle alla violemment frapper les tempes du Blanc chevalier. Il fut, à son tour, touché de telle vigueur que le haubert fut traversé et le glaive pénétrant dans le milieu de l’épaule lui fit abandonner les rênes ; il roula à terre. Pendant qu’il demandait à voix basse merci, neuf chevaliers se rangeaient devant la porte du château, et l’un d’eux descendait le tertre pour prendre la place du premier. Les épieux volent en éclats, mais les jouteurs n’abandonnent pas l’étrier. « Maudit soit, dit le Blanc chevalier, qui inventa les glaives ! ils font défaut quand on a le plus besoin d’eux. » Et comme il mettait l’épée au vent, celui qu’il venait d’abattre se relève et cherche à gagner le large. « Non pas ! » lui crie le Blanc chevalier, en courant sur lui et l’abattant une seconde fois d’un coup d’estoc. « Mais, dit le second arrivé, en voulez-vous combattre deux à la fois ? — J’en défie deux, trois, tous les autres ensemble ; faites ainsi que vous l’entendrez, et défendez-vous comme vous pourrez. »

Revenu vers le second, il le jette à terre, après lui avoir coupé le visage en deux. Il descend, lui demande s’il veut fiancer prison et, à défaut de réponse, il lui donne le coup mortel. Cependant il commençait à sentir la fatigue : son écu troué de tous côtés ne tenait plus aux ais : « Sire, » dit en courant vers lui la demoiselle du lac, « prenez cet écu à la bande vermeille. » Et elle le lui passe au cou. À peine en est-il couvert qu’il se sent dispos comme au point du jour. Impatient de mettre à profit ce retour de force, il lance son cheval vers le haut du tertre, sans attendre qu’un nouveau champion se détache pour remplacer le dernier vaincu. Il frappe d’un bras vigoureux sur les heaumes qu’il fend, sur les hauberts qu’il démaille, sur les écus qu’il écartelle. Les chevaliers qu’il affronte reculent ou descendent le tertre pour éviter sa terrible épée ; les uns le suivent en arrière pendant qu’il presse les autres. Sexte était déjà passée, on était près de None ; alors la demoiselle reparaît et lui jette au cou, sans qu’il s’en aperçoive, l’écu d’argent aux deux bandes. À mesure qu’il sent redoubler sa vigueur, celle des chevaliers qu’on lui oppose s’amoindrissait : il fait voler une tête, écrase un second sous les pieds de son cheval, les autres crient merci et se rendent sans condition. Du haut des murs de la ville, les bourgeois accompagnaient de leurs acclamations ses prouesses, et le sire du château, témoin douloureux de la déroute de ses chevaliers, eût bien voulu descendre aussi le tertre et se joindre à eux ; mais la coutume établie, qu’il ne pouvait enfreindre sans détruire la force des enchantements, l’obligeait à se contenir et à ne pas leur venir en aide. Au moment de la fuite du dernier champion, on entendit un bruit formidable ; la porte du château s’ouvrit avec fracas, et le Blanc chevalier aperçut devant cette première porte dix nouveaux chevaliers armés de toutes pièces. Alors il sent que la demoiselle du lac lui délace le heaume et le remplace par un autre moins bosselé, moins fendu ; puis détache le second écu et passe à son cou le troisième. « Voulez-vous, disait-il, abaisser l’honneur de ma victoire ? Votre deuxième écu était déjà de trop. — Non pas, beau chevalier ; il faut que la seconde porte soit vivement conquise. L’heure avance et vous n’avez pas de temps à perdre. Prenez ce glaive dont la hampe est plus solide et le fer plus tranchant. Nous savons comment vous travaillez de l’épée, nous voulons vous réconcilier avec la lance. Mais regardez maintenant cette première porte » Il obéit et voit la grande figure de cuivre s’ébranler, fléchir et tomber enfin, écrasant de son poids un des nouveaux champions qui devaient l’arrêter. Le Blanc chevalier s’élance sur eux ; il abat le premier, frappe le second à mort, et les autres, remplis d’épouvante par la chute de l’image, ne l’attendent pas et cherchent un abri sous la seconde porte. Ils y sont poursuivis, les uns crient merci, les autres s’écartent, glaives baissés, sans essayer de résister. Et dès que le Blanc chevalier a franchi la porte, il se voit salué par une foule de bourgeois, de dames et de pucelles, qui d’un visage riant, disent : « C’est assez ! pour le moment, vous n’avez plus d’ennemis à vaincre. » Une demoiselle lui présente les clefs du château : « Ai-je à faire autre chose pour achever l’aventure ? demande-t-il. — Oui ; le seigneur du château tentera sans doute un dernier combat. — Je suis prêt à le recevoir mais où le trouver ? — Sire, dit un valet accourant, il ne viendra pas. Il s’est enfui à toutes brides, la rage et le désespoir au cœur. »

Cette nouvelle affligea les habitants du château. Le seigneur châtelain avait seul le secret des enchantements, et seul pouvait arracher ses prisonniers aux tourments, aux terreurs qui, jour et nuit, leur rendaient la vie pire que la mort. Cependant ils conduisirent le Blanc chevalier au cimetière ménagé dans la direction opposée. Il entre et voit attachés sur le haut des murs un grand nombre de heaumes fermés, et sous chaque heaume, au bas de ces murailles, une tombe sur laquelle des lettres étaient tracées disant : Ci gît un tel, et vous voyez plus haut sa tête. Les tombes qui ne répondaient pas à des têtes ne contenaient que les premiers mots : Ci gîra… Parmi les autres, il y avait nombre de chevaliers de la cour d’Artus. Au milieu du cimetière, une grande lame de métal enrichie d’émaux et de pierres précieuses portait : Cette lame ne sera levée par l’effort d’aucun homme, si ce n’est par celui qui aura conquis le château ; il y trouvera son nom.

Maintes fois on avait tenté et toujours en vain de soulever la lame ; le sire du château, surtout, eût désiré connaître le nom de celui dont il avait tant à craindre. Le Blanc chevalier vit l’inscription et n’eut pas de peine à la lire, car il avait été mis aux lettres chez la Dame du lac. Après avoir regardé en tout sens la lame si fortement scellée que quatre hommes des plus forts n’auraient pu l’ébranler, il posa les mains du côté le plus lourd et la leva facilement. Il aperçut alors au fond les lettres qui disaient :

CI REPOSERA LANCELOT DU LAC, LE FILS AU ROI
BAN DE BENOÏC

Il lut, et se hâta de laisser retomber la pierre mais la demoiselle du lac, demeurée à ses côtés, avait aussi lu les lettres. Elle demanda ce qu’il avait vu. — « Ah ! demoiselle, ne le demandez pas. — Volontiers, car je l’ai vu aussi bien que vous. » Et elle lui glissa le nom à l’oreille. Pour le consoler elle lui promit de ne le dire à personne.

Du cimetière, les gens du château le menèrent dans la partie qu’habitait le seigneur de la Douloureuse garde. C’était un pavillon bien fourni de tout ce qui pouvait agréer à cœur de prud’homme. La demoiselle voulut elle-même le désarmer, le baigner et demeurer auprès de lui. Mais il fallait encore attendre longtemps avant de voir tomber tous les enchantements qui retenaient tant de vaillants chevaliers et tant de belles et nobles dames. Nous pouvons donc aller voir ce qui se passe à la cour d’Artus.

  1. Bélic ne se trouve que dans les romans de la Table ronde. Cotgrave et le Dictionnaire de Trévoux l’interprètent rouge, mais nous verrons souvent ici des bandes de belic blanches ou d’azur. Ce mot répond au latin obliquus, et distingue les bandes transversales des horizontales, plus tard nommées fasces.