Alphonse Lemerre (p. 303-334).

XI
la veillée d’armes


C’est la fin d’un repas d’amis dans le parloir de la brocante. Le vieux Leemans, quand il est seul, casse une croûte au bout de la table de cuisine en face de la Darnet, sans nappe, sans serviette ; lorsqu’il a du monde comme ce soir, la soigneuse Auvergnate enlève en maugréant les housses blanches, serre précieusement les petits tapis de pied, et dresse la table devant le portrait de « monsieur », dans le paisible et propret salon de curé livré pour quelques heures à des odeurs de fricot à l’ail et à des discussions très montées aussi, dans l’argot des bas tripotages d’argent.

Depuis que le « Grand Coup » s’apprête, ces dîners à la brocante sont fréquents. Il est bon pour ces affaires en compte à demi de se voir souvent, de se concerter ; et nulle autre part on ne le ferait aussi sûrement qu’au fond de cette petite rue Eginhard perdue dans le passé du vieux Paris. Ici, du moins, on peut parler haut, discuter, combiner… C’est que le but est proche. Dans quelques jours, comment ! dans quelques heures, la renonciation va être signée, et l’affaire qui a dévoré déjà tant d’argent commencera en à rapporter beaucoup. La certitude d’une réussite allume les yeux et la voix des convives d’une allégresse dorée, fait la nappe plus blanche, le vin meilleur. Un vrai dîner de noce présidé par le père Leemans et Pichery, son inséparable, — une tête de bois roide et pommadée à la hongroise au-dessus d’un col de crin, quelque chose de militaire et de pas franc, l’aspect d’un officier dégradé. Profession : usurier en tableaux, métier neuf, compliqué, bien approprié aux manies d’art de notre temps. Quand un fils de famille est à sec, rasé, ratissé, il va chez Pichery, marchand de tableaux, somptueusement installé rue Laffitte.

— Avez-vous un Corot, un chouette Corot ?… je suis toqué de ce peintre-là.

— Ah ! Corot !… dit Pichery, fermant ses yeux de poisson mort, avec une admiration béate ; puis, tout à coup, changeant de ton : « J’ai justement votre affaire… » et, sur un grand chevalet, roulé en face de lui, il montre un fort joli Corot, un matin tout tremblant de brumes argentées et de danses de nymphes sous les saules. Le gandin met son monocle, fait semblant d’admirer :

— Chic !… très chic !… Combien ?

— Cinquante mille francs, dit Pichery sans sourciller. L’autre ne sourcille pas non plus.

— À trois mois ?

— À trois mois… avec des garanties.

Le gandin fait son billet, emporte le tableau chez lui ou chez sa maîtresse, et pendant tout un jour il se donne la joie de dire au cercle, sur le boulevard, qu’il vient d’acheter « un Corot épatant. » Le lendemain, il passe son Corot à l’Hôtel des Ventes, où Pichery le fait racheter par le père Leemans à dix ou douze mille francs, son prix véritable. C’est de l’usure à un taux exorbitant, mais de l’usure permise, sans dangers. Pichery, lui, n’est pas tenu de savoir si l’amateur achète ou non sérieusement. Il vend son Corot très cher, « cuir et poils », comme on dit dans ce joli commerce ; et c’est son droit, car la valeur d’un objet d’art est facultative. De plus il a soin de ne livrer que de la marchandise authentique, expertisée par le père Leemans, qui lui fournit en outre tout son vocabulaire artistique, bien surprenant dans la bouche de ce soudard maquillé, au mieux avec la jeune Gomme et toute la cocotterie du quartier de l’Opéra très nécessaire à ses trafics.

De l’autre côté du patriarche Leemans, Séphora et son mari, leurs chaises et leurs verres rapprochés, jouent aux amoureux. Ils se voient si rarement depuis le commencement de l’affaire ! J. Tom Lévis, qui, pour tout le monde, est à Londres, vit enfermé dans sa châtellenie de Courbevoie, pêche à la ligne tout le jour faute de dupes à amorcer, ou s’occupe à faire aux Spricht des farces épouvantables. Séphora, plus tenue qu’une reine espagnole, attendant le roi à toute heure, cérémonieuse et harnachée, mène la haute vie demi-mondaine, si remplie et si peu amusante que ces dames presque toujours se mettent à deux pour en supporter les longues promenades vides ou les loisirs écœurants. Mais la comtesse de Spalato n’a pas son double par la ville. Elle ne peut fréquenter les filles ni les déclassées du monde interlope ; les femmes honnêtes ne la voient pas, et Christian II ne saurait supporter autour d’elle ce tourbillon d’oisifs qui composent les salons où ne viennent que des hommes. Aussi reste-t-elle toujours seule dans ses boudoirs aux plafonds peints, aux glaces enguirlandées de roses et d’amours en escalade ne reflétant jamais que son image indolente et ennuyée de tout le fade sentiment que le roi consume à ses pieds, comme des parfums à migraines fumant sur des coupes d’or. Ah ! qu’elle donnerait vite toute cette vie princièrement triste pour le petit sous-sol de la rue Royale, avec son pitre en face d’elle exécutant la gigue des Grands Coups ! À peine seulement si elle peut lui écrire, le tenir au courant de l’affaire et de ses progrès.

Aussi comme elle est heureuse ce soir, comme elle se serre contre lui, l’excite, le monte : « Allons, fais-moi rire. » Et Tom s’agite beaucoup ; mais sa verve n’est pas franche et retombe à chaque élan dans une pensée gênante, qu’il ne dit pas, que je vous donne en mille à deviner. Tom Lévis est jaloux. Il sait qu’il ne peut y avoir rien encore entre Christian et Séphora, que celle-ci est bien trop adroite pour s’être donnée sans garantie ; mais le moment psychologique est proche : sitôt le papier signé, il faudra qu’on s’exécute ; et ma foi ! notre ami Tom sent des troubles, des inquiétudes bien étranges chez un homme dénué de toute superstition, de tout enfantillage. Il lui court des petits froids fiévreux et peureux en regardant sa femme qui ne lui a jamais paru si jolie, avec un montant d’apprêt, de toilette, et ce titre de comtesse, qui semble polir ses traits, éclairer ses yeux, relever sa chevelure sous une couronne à pointes de perles. Évidemment, J. Tom Lévis n’est pas à la hauteur de son rôle, il n’a pas les solides épaules de l’emploi. Pour un rien, il reprendrait son épouse et planterait tout là. Mais une honte le retient, la peur du ridicule, et puis tant de fonds engagés déjà dans l’affaire. Le malheureux se débat, écartelé par ces divers scrupules dont la comtesse ne l’aurait jamais cru capable ; il affecte une grande gaieté, gesticule avec son poignard dans le cœur, anime la table en racontant quelques-uns des bons tours de l’agence, et finit par si bien émoustiller le vieux Leemans, le glacial Pichery lui-même, qu’ils sortent de leur sac les meilleures farces, les meilleures mystifications à l’amateur.

On est là, n’est-ce pas, entre associés, entre copains, et coudes sur table. On se raconte tout, les dessous de l’Hôtel, ses trappes et chausse-trappes, la coalition des gros marchands, rivaux en apparence, leurs trucs, leurs trafics d’Auvergnats, cette mystérieuse franc-maçonnerie qui met une vraie barrière de collets gras et de redingotes râpées entre l’objet rare et le caprice d’un acheteur, force celui-ci aux folies, aux fortes sommes. C’est un assaut de cyniques histoires, une joute au plus adroit, au plus filou.

— Est-ce que je vous ai dit celle de ma lanterne égyptienne avec Mora ? demande le père Leemans dégustant son café à petits coups ; et il entame pour la centième fois, — ainsi les vieux guerriers leur campagne favorite, — l’histoire de cette lanterne qu’un Levantin dans l’embarras lui cédait pour deux mille francs et qu’il revendit le même jour quarante mille au président du conseil, avec une double commission, cinq cents du Levantin et cinq mille du duc. Mais ce qui fait le charme du récit, ce sont les ruses, les détours, la façon de monter la tête au client riche et vaniteux. « Oui, sans doute, une belle pièce, mais trop chère, beaucoup trop chère… Je vous en prie, monsieur le duc, laissez faire cette folie à un autre… Je suis bien sûr que les Sismondo… Ah ! dame, c’est un joli travail, cet entourage en petites châsses, cette chaîne ciselée… » Et le vieux, s’animant aux rires qui secouent la table, feuillette sur la nappe un petit agenda rongé des bords dans lequel son inspiration s’alimente à l’aide d’une date, d’un chiffre, d’une adresse. Tous les amateurs fameux sont classés là comme les fiancées à forte dot sur le grand livre de M. de Foy, avec leurs particularités, leurs manies, les bruns et les blonds, ceux qu’il faut rudoyer, ceux qui ne croient à la valeur d’un objet que s’il coûte très cher, l’amateur sceptique, l’amateur naïf auquel on peut dire en lui vendant une panne : « Et vous savez… ne vous laissez jamais enlever ça !… » À lui seul, cet agenda vaut une fortune.

— Dis donc, Tom, demande Séphora à son mari qu’elle voudrait faire briller, si tu leur disais celle de ton arrivée à Paris, tu sais, ta première affaire, rue Soufflot.

Tom ne se fait pas prier, se verse un peu d’eau-de-vie pour se donner de la voix, et raconte qu’il y a une dizaine d’années, revenant de Londres, décavé et fripé, une dernière pièce de cent sous en poche, il apprend par un ancien camarade rencontré dans une taverne anglaise aux abords de la gare, que les agences s’occupent en ce moment d’une grosse affaire, du mariage de mademoiselle Beaujars, la fille de l’entrepreneur, qui a douze millions de dot et s’est mise en tête d’épouser un grand seigneur, un vrai. On promet une commission magnifique, et les limiers sont nombreux. Tom ne se déconcerte pas, entre dans un cabinet de lecture, feuillette tous les armoriaux de France, le Gotha, le Bottin, et finit par découvrir une ancienne, très ancienne famille, ramifiée aux plus célèbres et domiciliée rue Soufflot. La disproportion du titre avec le nom de la rue l’avertit d’une décadence ou d’une tare. « À quel étage M. le marquis de X… ? » Il fait le sacrifice de sa dernière pièce blanche, et obtient du concierge quelques renseignements… Grande noblesse en effet… Veuf… un fils qui sort de Saint-Cyr et une demoiselle de dix-huit ans, très bien élevée… « Deux mille francs de loyer, le gaz, l’eau et le tapis », ajoute le concierge, pour qui tout cela compte dans la dignité de son locataire… « Tout à fait ce qu’il me faut… », pense J. Tom Lévis ; et il monte, tout de même un peu ému par le bon aspect de l’escalier, une statue à l’entrée, des fauteuils à chaque étage, un luxe de maison moderne avec lequel contraste bien fort son habit râpé, ses souliers prenant l’eau et sa très délicate commission.

« À moitié chemin, racontait le faiseur, j’eus la tentation de redescendre. Puis, ma foi ! je trouvai crâne de tenter le coup. Je me dis : Tu as de l’esprit, de l’aplomb, ta vie à gagner… honneur à l’intelligence !… Et je grimpai quatre à quatre. On m’introduisit dans un grand salon que j’eus bien vite inventorié. Deux ou trois belles antiquailles, des débris pompeux, un portrait de Largillière ; beaucoup de misère là-dessous ; le divan efflanqué, des fauteuils vides de crin, la cheminée plus froide que son marbre. Arrive le maître de maison, un vieux bonhomme majestueux, très chic, Samson dans Mademoiselle de la Seiglière. « Vous avez un fils, monsieur le marquis ? » Dès les premiers mots, Samson se lève, indigné ; je prononce le chiffre… douze millions… ça le fait rasseoir, et l’on cause… Il commence par m’avouer qu’il n’a pas une fortune égale à son nom, vingt mille francs de rente tout au plus, et qu’il ne serait pas fâché de redorer à neuf son blason. Le fils aura cent mille francs de dot. « Oh ! monsieur le marquis, le nom suffira… » Puis nous fixons le prix de ma commission, et je me sauve, très pressé, attendu à mon cabinet d’affaires… Joli, mon cabinet ; je ne savais pas même où je coucherais le soir… Mais à la porte, le vieux me retient et sur un ton bon enfant : « Voyons, vous me faites l’effet d’un gaillard… J’ai bien envie de vous proposer… Vous devriez marier aussi ma fille… Elle n’a pas de dot. Car, à vous dire vrai, j’exagérais tout à l’heure en accusant vingt mille francs de rentes. Il s’en faut de plus de la moitié… Mais je puis disposer d’un titre de comte romain pour mon gendre… De plus, s’il est dans l’armée, mes liens de parenté avec le ministre de la guerre me permettent de lui assurer un avancement sérieux. » Quand j’ai fini de prendre mes notes : « Comptez sur moi, monsieur le marquis… », et j’allais sortir… Une main se pose à plat sur mon épaule… Je me retourne, Samson me regardait en riant, avec un si drôle d’air. « Et puis il y a moi ! » me dit-il… « Comment, monsieur le marquis ? — Ma foi, oui, je ne suis pas encore trop défait, et si j’en trouvais l’occasion… » Il finit par m’avouer qu’il est pourri de dettes, sans un sou pour payer. « Pardieu, mon cher monsieur Tom, si vous me dénichiez quelque bonne dame du commerce, ayant de sérieuses économies, vieille fille ou veuve, envoyez-la moi avec son sac… Je la fais marquise. » Quand je suis sorti de là, mon éducation était complète. J’avais compris tout ce qu’il y avait à faire dans la société parisienne ; et l’agence Lévis était moralement fondée… »

Une merveille que cette histoire, narrée ou plutôt jouée par Tom Lévis. Il se levait, se rasseyait, imitait la majesté du vieux noble bientôt dégénérée en un cynisme de bohème, et sa façon de déployer son mouchoir entre ses genoux pour croiser ses jambes l’une sur l’autre, et cette reprise à trois fois sur le néant de ses vraies ressources. On eût dit une scène du Neveu de Rameau, mais un neveu de Rameau du dix-neuvième siècle, sans poudre, sans grâce, sans violon, avec quelque chose de dur, de féroce, l’âpreté de cette intonation anglaise de bull-dog, qui était entrée dans la raillerie de l’ancien voyou des faubourgs. Les autres riaient, s’amusaient beaucoup, tiraient du récit de Tom des réflexions philosophiques et cyniques.

— Voyez-vous, mes petits, disait le vieux Leemans, si les brocanteurs s’entendaient, ils seraient les maîtres du monde… On trafique de tout, dans le temps où nous vivons. Il faut que tout vienne à nous, passe par nos mains en nous laissant un peu de sa peau… Quand je pense à ce qu’il s’est fait d’affaires depuis quarante ans dans ce trou de la rue Eginhard, à tout ce que j’ai fondu, vendu, retapé, échangé !… Il ne me manquait plus que de brocanter une couronne,… maintenant ça y est, c’est dans le sac…

Il se leva, le verre en main, les yeux brillants et féroces :

— À la Brocante, mes enfants.

Dans le fond, la Darnet, à l’affût sous sa coiffe noire du Cantal, guettait tout, écoutait tout, s’instruisait sur le commerce ; car elle espérait s’établir sitôt la mort de « monsieur » et brocanter pour son propre compte.

Soudain la crécelle de l’entrée s’agite violemment, s’étrangle comme un vieux catarrhe. Tous tressaillent. Qui peut venir à pareille heure ?

— C’est Lebeau, dit le père… Il n’y a que lui…

De grands cris accueillent le valet de chambre qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, et qui fait son entrée, blème, hâve, les dents serrées, l’air absolument esquinté et de mauvaise humeur.

— Assieds-toi là, ma vieille fripe… dit Leemans, élargissant une place entre lui et sa fille.

— Diable ! fait l’autre devant leurs faces allumées, la table et les reliefs… Il paraît qu’on s’amuse ici…

L’observation, le ton funèbre dont elle est faite. Ils se regardent tous, un peu inquiets… Parbleu ! oui, on s’amuse, on est gai. Pourquoi serait-on triste ?

M. Lebeau semble stupéfait :

— Comment !… Vous ne savez pas ?… Quand donc avez-vous vu le roi, comtesse ?…

— Mais ce matin… hier… tous les jours.

— Et il ne vous a rien dit de la terrible explication ?… Alors, en deux mots, il leur raconte la scène, le traité brûlé, l’affaire flambée avec, très vraisemblablement.

— Ah ! la drogue… je suis flouée… dit Séphora.

Tom, très inquiet, regarde sa femme jusqu’au fond des yeux. Est-ce que par hasard elle aurait eu l’imprudente faiblesse ?… Mais la dame n’est pas d’humeur à s’expliquer là-dessus, toute à sa colère, à son indignation contre Christian, qui depuis huit jours s’embrouille en une série de mensonges pour expliquer comment l’acte de renonciation, n’est pas encore signé… Oh ! le lâche, le lâche et menteur !… Mais. pourquoi Lebeau ne les a-t-il pas prévenus ?

— Ah ! oui, pourquoi ? dit le valet de chambre avec son hideux, sourire… J’aurais été bien en peine de vous prévenir… Depuis dix jours, je cours les routes… cinq cents lieues sans respirer, sans débrider…. Et pas même moyen d’écrire une lettre, surveillé que j’étais par un affreux moine, un Père franciscain qui sent le poil de bête et joue du couteau comme un bandit… Il épiait tous mes mouvements, ne m’a pas lâché de l’œil une minute, sous prétexte qu’il ne savait pas assez de français pour aller seul et se faire entendre… La vérité, c’est qu’on se défie de moi à Saint-Mandé et qu’on a profité de mon absence pour manigancer une grosse affaire…

— Quoi donc ?… demandent tous les yeux.

— Il s’agit, je crois, d’une expédition en Dalmatie… C’est ce diable de Gascon qui leur a monté la tête… Oh ! je le disais bien qu’il aurait fallu se débarrasser de celui-là tout d’abord…

On a beau se cacher de lui, le valet de chambre a flairé depuis quelque temps des préparatifs en l’air, des lettres qui partent à toute heure, des conciliabules mystérieux. Un jour, en ouvrant un album d’aquarelles que cette petite folle de Rosen avait laissé traîner, il a vu des projets d’uniformes, de costumes dessinés par elle, volontaires illyriens, dragons de la foi, chemises bleues, cuirassiers du bon droit. Un autre jour, il a surpris entre la princesse et madame de Silvis une grave discussion sur la forme et la dimension des cocardes. De tout cela, de ces bribes de mots, il a conclu à la grande expédition ; et le voyage qu’on vient de lui faire faire n’y est pas probablement étranger. Le petit homme noir, une espèce de bossu, qu’on l’a envoyé chercher dans les montagnes de Navarre, doit être quelque grand homme de guerre chargé de conduire l’armée sous les ordres du roi.

— Comment ! le roi partirait aussi ?… s’écrie le père Leemans avec un regard méprisant vers sa fille.

Un tumulte de paroles suit cette exclamation.

— Et notre argent ?

— Et les billets ?

— C’est une infamie.

— C’est un vol.

Et comme, en ce temps-ci, la politique est le plat d’Ésope, qu’on en met partout, Pichery, très impérialiste, apostrophe la République, raide comme son col de crin :

— Ce n’est pas sous l’Empire qu’on aurait pu faire une chose pareille, menacer la tranquillité d’un État voisin !…

— Bien sûr, fait J. Tom Lévis gravement, bien sûr que si l’on savait cela à la Présidence, on ne le souffrirait pas… Il faudrait prévenir, se remuer…

— Oui, j’y ai songé, reprend Lebeau ; malheureusement je ne sais rien de net, de précis. On ne m’écoutera pas. Et puis nos gens se méfient… toutes leurs précautions sont prises pour détourner les soupçons… Ainsi ce soir, c’est l’anniversaire de la reine… On donne une grande fête à l’hôtel de Rosen… Allez donc raconter aux autorités que tous ces danseurs-là sont en train de conspirer et de préparer des batailles !… Il y a pourtant quelque chose de pas ordinaire dans ce bal…

Alors seulement on remarque que le valet de chambre est en tenue de soirée, souliers fins, cravate blanche ; il est chargé là-bas de l’organisation des buffets, et doit s’en retourner bien vite à l’Île-Saint-Louis. Tout à coup la comtesse qui réfléchit depuis un moment :

— Ecoutez, Lebeau… si le roi part, vous le saurez, n’est-ce pas ?… On vous avertira, ne fût-ce que pour lui fermer sa malle… Eh bien ! que je sois prévenue une heure avant, je vous jure que l’expédition n’aura pas lieu.

Elle dit cela de sa voix tranquille, avec une décision lente, mais ferme. Et pendant que J. Tom Lévis rêveur se demande par quel moyen Séphora pourra empêcher le roi de partir ; que les autres associés, tout penauds, calculent ce que leur coûterait une non-réussite de l’affaire, maître Lebeau, retournant à son bal, se hâte sur la pointe de ses escarpins, à travers ce dédale de petites rues noires découpées de vieux toits, de moucharabies, de portails à écussons, tout ce quartier aristocratique du dernier siècle, transformé en fabriques, en ateliers, qui, secoué le jour de lourds camions et du fourmillement d’un peuple pauvre, reprend la nuit son caractère de curieuse ville morte.

La fête se voyait et s’entendait de loin, fête d’été, fête de nuit, envoyant aux deux rives de la Seine ses sonorités épandues, comme sa lumière en buée rouge d’incendie, à cette extrémité de l’île qui semble, avancée sur le flottement de l’eau, la poupe arrondie et relevée d’un gigantesque navire à l’ancre. En s’approchant, on distinguait les hautes fenêtres toutes flamboyantes sous les lampas, les mille feux de couleur en girandoles rattachées aux massifs, aux arbres séculaires du jardin, et sur le quai d’Anjou, d’ordinaire endormi à cette heure, les lanternes des voitures trouant la nuit de leurs petits fanaux immobiles. Depuis le mariage d’Herbert, l’hôtel Rosen n’avait pas vu pareille fête, et encore celle de ce soir était-elle plus vaste, plus débordante, toutes fenêtres et portes ouvertes sur la splendeur d’une nuit d’étoiles.

Le rez-de-chaussée formait une longue galerie de salons en enfilade, d’une hauteur de cathédrale, décorés de peintures, de dorures anciennes, où les lustres de Hollande et de Venise, les lanternes de mosquées tombant des plafonds, éclairaient une étrange décoration : tentures frissonnantes aux reflets d’or verts et rouges, lourdes châsses d’argent massif, ivoires encadrés et fouillés, vieilles glaces aux étains noircis, reliquaires, étendards, richesses du Monténégro et de l’Herzégovine que le goût parisien avait su grouper, assembler, sans rien de criard ni de trop exotique. L’orchestre, sur une tribune d’ancien oratoire rappelant celui de Chenonceaux, s’entourait d’oriflammes abritant des fauteuils réservés à la reine et au roi ; et en contraste à tout ce passé, dans ces reflets de riches antiquailles, qui auraient transporté le père Leemans, les valses du jour entraînantes et tourbillonnantes, les valseuses aux longues traînes ouvragées, aux yeux brillants et fixes dans la vapeur des cheveux crépelés, passaient comme un défi de l’éclatante jeunesse, avec des visions blondes, amincies et flottantes, et de brunes apparitions d’une pâleur moite. De temps en temps, de cet enchevêtrement de danseurs lancés en rond, de cette mêlée d’étoffes soyeuses qui met dans la musique des bals un coquet et mystérieux chuchotement, un couple se détachait, franchissait la haute porte-fenêtre, recevait sur les deux têtes inclinées en sens inverse l’éclair blanc du fronton où le chiffre de la reine s’allongeait en gaz flamboyant, et continuant dans les allées du jardin le rythme de la danse avec une hésitation, des arrêts causés par l’éloignement du son, faisait de la valse à la fin une marche cadencée, une promenade harmonique côtoyant les massifs embaumés de magnolias et de roses. En somme, à part la rareté, la curiosité du décor, quelques types étrangers de femmes à cheveux fauves, à souplesses molles de Slavonnes, il n’y avait là à première vue qu’une de ces kermesses mondaines comme le faubourg Saint-Germain, représenté à l’hôtel Rosen par ses noms les plus anciens, les plus pompeux, en donne quelquefois dans ses vieux jardins de la rue de l’Université, où les danses passent des parquets cirés aux pelouses, où l’habit noir peut s’égayer de pantalons clairs, fêtes de plein air et d’été plus libres, plus exubérantes que les autres.

De sa chambre au second étage, le vieux duc, tordu depuis huit jours par une crise de sciatique, écoutait les échos de son bal, étouffant sous la couverture des cris de douleur et des malédictions de caserne contre cette ironique cruauté du mal qui le clouait sur son lit un jour pareil, le mettait dans l’impossibilité de se joindre à toute cette belle jeunesse qui devait partir le lendemain. Le mot d’ordre donné, les postes de combat choisis, ce bal était un adieu, une sorte de bravade aux mauvaises chances de la guerre, en même temps qu’une précaution contre les curiosités de la police française. Si le duc ne pouvait accompagner les volontaires, il se consolait en songeant que son fils Herbert serait de l’affaire et ses écus aussi, car Leurs Majestés avaient bien voulu lui permettre de se charger des frais de l’expédition. Sur son lit, mêlées à des cartes d’état-major, à des plans stratégiques, traînaient des notes de fournitures, caisses de fusils, chaussures, couvertures, vivres de campagne, qu’il vérifiait soigneusement avec de terribles froncements de moustaches, l’héroïque grimace du royaliste luttant contre ses instincts parcimonieux et fouisseurs. Parfois un chiffre, un renseignement lui manquait ; alors il faisait monter Herbert, — un prétexte pour garder quelques minutes, là, dans ses courtines, ce grand fils qui le quitterait demain pour la première fois, qu’il ne reverrait plus jamais peut-être, et pour lequel il éprouvait une immense tendresse mal dissimulée sous un abord et des silences majestueux. Mais le prince ne tenait pas en place, pressé de redescendre faire les honneurs de l’hôtel, et surtout ne voulant rien perdre des heures courtes qu’il avait encore à passer près de sa chère Colette.

Debout avec lui dans le premier salon, elle l’aidait à recevoir les invités de son père, plus jolie, plus élégante que jamais, serrée dans son étroite tunique d’ancienne dentelle faite d’une aube d’évêque grec, dont le reflet mat encadrait bien sa beauté fragile, empreinte ce soir d’un air de mystère presque grave. Cela reposait ses traits, fonçait ses yeux, du même bleu que cette petite cocarde gaminant parmi ses boucles, au-dessous d’une aigrette en diamant… Chut ! une cocarde de volontaire illyrien, un modèle adopté pour l’expédition et dessiné par la princesse…. Ah ! depuis trois mois elle n’était pas restée inactive, la chère petite. Copier des proclamations, les porter en cachette au couvent des franciscains, dessiner des costumes, des bannières, dépister la police qu’elle croyait avoir toujours sur ses talons, c’est ainsi qu’elle tenait son rôle de grande dame royaliste, inspiré de ses anciennes lectures du Sacré-Cœur. Un seul détail manquait à ce programme de briganderie vendéenne : elle ne pouvait partir, suivre son Herbert. Car maintenant c’était Herbert, rien qu’Herbert ; par un bénéfice de nature, on ne pensait pas plus à l’autre qu’à l’infortuné ouistiti si cruellement broyé sur la berge voisine. Cette joie d’endosser un costume d’homme et de chausser de grandes petites bottes était refusée à Colette pour deux raisons : l’une, son service près de la reine ; l’autre, tout intime, chuchotée la veille à l’oreille de l’aide de camp. Oui, si ce n’était pas un leurre, dans un laps de temps facile à calculer en prenant le jour de la séance académique comme point de départ, la race des Rosen compterait un petit représentant de plus, et l’on ne pouvait exposer un espoir aussi cher, aussi précieux, aux fatigues d’une expédition qui ne se terminerait pas sans quelques rudes et sanglantes estocades, pas plus qu’on ne pouvait accepter de faire un tour de valse par les salons splendides. Voilà bien des secrets à garder pour la petite femme ; et malgré le mystère de ses lèvres, ses yeux adorablement bavards, la façon alanguie dont elle s’appuyait au bras d’Herbert, avaient envie de tout raconter pour elle.

Soudain l’orchestre se tait, les danses s’arrêtent ; tout le monde est debout pour l’entrée de Christian et de Frédérique. Ils ont traversé les trois salons resplendissants de richesses nationales, où la reine a pu voir partout son chiffre brodé de fleurs, de lumières, de pierreries, où tout leur a parlé de la patrie, de ses gloires ; et maintenant ils s’arrêtent au seuil du jardin… Jamais la monarchie n’a été représentée d’une façon plus fière, plus brillante ; un vrai couple à graver sur la monnaie d’un peuple, au fronton d’une dynastie. La reine surtout est admirable, rajeunie de dix ans dans une splendide toilette blanche, et sur les épaules pour tout bijou un lourd collier d’ambre auquel pend une croix. Offert et bénit par le pape, ce collier a sa légende que les fidèles se racontent tout bas. Frédérique l’a porté tout le temps du siège de Raguse, deux fois perdu et miraculeusement retrouvé dans les sorties, sous le feu de la bataille. Elle y attache une superstition, y fait tenir un vœu de reine, sans se préoccuper de l’effet charmant de ces perles dorées si près de ses cheveux dont elles égrènent pour ainsi dire les reflets.

Tandis que les souverains sont là, debout, radieux, admirant la fête et la vue du jardin féériquement allumé, du milieu d’un massif de rhododendrons partent subitement trois coups d’archets, bizarres, déchirants, énergiques. Tout ce qu’il y a de slave dans l’assemblée tressaille en reconnaissant le son des guzlas, dont on entrevoit à travers la verdure sombre les mandolines à long manche. Cela commence par un prélude bourdonnant, un débordement de lointaines ondes sonores qui s’avance, monte, grandit, se répand. On dirait une nuée lourde, chargée d’électricité, que de temps en temps l’archet plus vif zèbre d’éclairs et d’où jaillit bientôt le rythme orageux, voluptueux, héroïque, de l’air national, hymne et danse à la fois, de cet air de Rodoïtza qui là-bas est de toutes les fêtes, de toutes les batailles, et présente bien le double caractère de son antique légende : l’heiduque Rodoïtza, tombé aux mains des Turcs, fait le mort pour s’échapper. On allume du feu sur sa poitrine ; l’heiduque ne remue pas. On glisse dans son sein un serpent, aiguisé par le soleil, on lui enfonce vingt clous sous les ongles, il garde son immobilité de pierre. Alors, on fait venir Haïkouna, la plus grande, la plus belle fille de Zara, qui se met à danser en chantant l’air national illyrien. Dès les premières mesures, dès que Rodoïtza entend tinter les sequins du collier de la belle, frémir les franges de sa ceinture, il sourit, ouvre les yeux, serait perdu, si la danseuse, dans un pas élancé, ne jetait sur le visage qui s’anime le foulard de soie dont elle marque et couronne sa danse. Ainsi l’heiduque fut sauvé, et voilà pourquoi, depuis deux cents ans, l’air national d’Illyrie s’appelle l’air de Rodoïtza.

En l’entendant sonner sous le ciel d’exil, tous les Illyriens, hommes et femmes, ont pâli. Cet appel des guzlas, que du fond des salons l’orchestre accompagne en sourdine, comme un murmure de flots au-dessus desquels crie l’oiseau des orages, c’est la voix même de la patrie, gonflée de souvenirs et de larmes, de regrets et d’espoirs inexprimés. Les archets énormes, lourds, en forme d’arcs de combat, ne vibrent pas sur des cordes vulgaires, mais sur des nerfs tendus à se rompre, des fibres délicatement résonnantes. Ces jeunes gens, hardis et fiers, à tournures d’heiduques, se sentent tous le courage indomptable de Rodoïtza, si bien payé de l’amour d’une femme ; ces belles Dalmates, grandes comme Haïkouna, ont au cœur sa tendresse pour les héros. Et les vieux en pensant à la patrie lointaine, les mères en regardant leurs fils, tous ont envie de sangloter, tous, — sans la présence du roi et de la reine, — mêleraient leur voix au cri strident, à toute gorge, que les joueurs de guzlas, leur morceau fini, jettent jusqu’aux étoiles dans une dernière fusée d’accords.

Sitôt après, les danses reprennent, avec une envolée, un entrain surprenant, dans un monde où l’on ne s’amuse plus guère que par convention. Décidément, comme dit Lebeau, il y a dans cette fête quelque chose qui n’est pas ordinaire ; quelque chose d’ardent, de fiévreux, de passionné, qu’on sent dans l’étreinte des bras autour des tailles, l’emportement des danseurs, certains regards étincelants qui se croisent, jusque dans la cadence des valses, des mazourkes, où sonne tout à coup comme un cliquetis d’étriers et d’éperons. Vers la fin des bals, quand le matin pâlit les vitres, la dernière heure de plaisir a cette ardeur hâtée, ces défaillances ivres. Mais ici le bal commence à peine, et déjà toutes les mains brûlent dans les gants, tous les cœurs battent sous les bouquets de corsage ou les petites brochettes diamantées ; et quand un couple passe, éperdu de rythme et d’amour, de longs regards le suivent, souriants, attendris. Chacun sait en effet que tous ces beaux danseurs, noblesse d’Illyrie exilée avec ses princes, noblesse française toujours prête à donner son sang à la bonne cause, vont partir au petit jour pour une expédition périlleuse et hardie. Même en cas de victoire, combien en reviendra-t-il de ces fiers jeunes gens qui s’enrôlent sans se compter ! Combien, avant huit jours, mordront la terre, couchés au revers des montagnes, ayant encore dans leurs oreilles, où bourdonne le sang en déroute, ce motif enivrant de mazourka ! C’est l’approche du danger qui mêle à l’entrain du bal l’anxiété d’une veillée d’armes, fait briller dans les yeux des larmes et des éclairs, tant d’audace et tant de langueur. Que peut-on refuser à celui qui part, qui va mourir peut-être ? Et cette mort qui plane, dont l’aile vous frôle dans la cadence des violons, comme elle resserre l’étreinte et précipite l’aveu ! Fugitives amours, rencontre d’éphémères traversant le même rayon de soleil ! On ne s’est jamais vu, on ne se reverra plus sans doute, et voilà deux cœurs enchaînés. Quelques-unes, les plus hautaines, essayent de sourire malgré leur émotion ; mais que de douceur encore sous cette ironie ! Et tout cela tourne, fronts renversés, boucles flottantes, chaque couple se croyant seul, enfermé, étourdi dans les ronds enlacés et magiques d’une valse de Brahms ou d’une mazourka de Chopin.

Quelqu’un de bien vibrant aussi, de bien ému, c’était Méraut, en qui le chant des guzlas, tour à tour d’une douceur ou d’une énergie sauvage, avait éveillé l’humeur bohème, aventureuse, qui est au fond de tous les tempéraments de soleil, une envie folle de s’en aller loin par des chemins inconnus vers la lumière, l’aventure, la bataille, d’exécuter quelque action fière et vaillante pour laquelle les femmes l’admireraient. Lui qui ne dansait pas, qui ne se battrait pas non plus, la griserie de ce bal héroïque l’envahissait ; et de songer que toute cette jeunesse allait partir, donner son sang, courir les belles et dangereuses tristesse équipées,tandis qu’il restait avec les vieillards, les enfants, de songer qu’ayant organisé la croisade il la laisserait s’engager sans lui, cela lui causait une tristesse, une gêne inexprimable. L’idée avait honte devant l’action. Et peut-être aussi qu’à ce navrement, à ce goût de mourir que lui versaient les chansons et les danses slaves, la fierté rayonnante de Frédérique au bras de Christian n’était pas étrangère. Comme on la sentait heureuse de retrouver enfin le roi, le guerrier, dans son mari !… Haïkouna, Haïkouna, au cliquetis des armes, tu peux tout oublier, tout pardonner, les trahisons, les mensonges ; ce que tu aimes par-dessus toute chose, c’est la vaillance physique, c’est à elle toujours que tu jetteras le mouchoir chaud de tes larmes ou des parfums légers de ton visage… Et pendant qu’il se désole ainsi, Haïkouna, qui vient d’apercevoir dans un coin du salon ce front large de poète où se tord l’abondante chevelure rebelle et si peu mondaine, Haïkouna sourit, lui fait signe d’approcher. On dirait qu’elle a deviné la cause de sa tristesse.

— Quelle belle fête, monsieur Méraut !

Puis baissant la voix :

— Je vous la dois encore, celle-là… Mais nous vous devons tant… on ne sait plus comment vous dire merci.

C’était bien lui, en effet, dont la foi robuste avait soufflé sur toutes ces flammes éteintes, rendu l’espoir aux défaillances, préparé le soulèvement dont on allait profiter demain. La reine ne l’oubliait pas, elle ; et il n’y avait personne dans l’illustre assemblée à qui elle eût parlé avec cette bonté déférente, ce regard de gratitude et de douceur, là, devant tous, au milieu du cercle respectueux tracé autour des souverains. Mais Christian II s’approche, reprend le bras de Frédérique :

— Le marquis de Hezeta est ici, dit-il à Élisée… L’avez-vous vu ?

— Je ne le connais pas, Sire…

— Il prétend cependant que vous êtes d’anciens amis… Tenez, le voilà…

Ce marquis de Hezeta était le chef qui, en l’absence du vieux général de Rosen, devait commander l’expédition. Il avait montré dans le dernier coup de main du duc de Palma d’étonnantes qualités de chef de corps, et jamais, si l’on eût écouté, l’échauffourée n’aurait eu sa fin piteuse. Quand il vit ses efforts perdus et que le prétendant lui-même donnait l’exemple et le signal de la fuite, le cabecilla, pris de lassitude et de misanthropie, se jeta en pleines montagnes basques, y vécut à l’abri des conspirations enfantines, des fausses espérances, des coups d’épée dans l’eau qui épuisaient ses forces morales. Il voulait mourir obscur dans sa patrie, mais devait être tenté encore une fois aux aventures par le royalisme entraînant du Père Alphée et le renom de bravoure de Christian II. L’ancienne noblesse du partisan, son existence romanesque, toute d’exils, de persécutions, de grands coups d’éclat, ses cruautés de fanatique, entouraient le marquis José Maria de Hezeta d’un intérêt presque légendaire, en faisaient le personnage de la soirée.

— Bonjour, Eli…, dit-il en s’avançant vers Élisée, la main tendue, et l’appelant de son nom d’enfant, du temps de l’enclos de Rey… Eh ! oui, c’est moi… C’est ton vieux maître… monsieur Papel.

L’habit noir, chargé de croix et d’ordres, la cravate blanche, ne le changeaient guère, ni même les vingt ans qu’il y avait en plus sur cette énorme tête de nain tellement brûlée par la poudre et le hâle des monts que sa veine frontale, effrayante et caractéristique, se voyait à peine. Avec elle, l’entêtement royaliste semblait s’être atténué, comme si le cabecilla avait laissé au fond du béret basque, jeté par lui dans un torrent à la fin de la campagne, une partie des anciennes croyances, des illusions de sa jeunesse.

Élisée fut étrangement surpris d’entendre parler son ancien maître, celui qui l’avait fait ce qu’il était :

— Vois-tu, mon petit Eli…

Le petit Eli avait deux pieds de plus que lui et pas mal de mèches grisonnantes.

— … C’est fini, il n’y a plus de rois… Le principe est debout, mais les hommes manquent. Pas un de ces désarçonnés qui soit capable de se remettre en selle, pas un même qui en ait le vrai désir… Ah ! ce que j’ai vu, ce que j’ai vu, pendant cette guerre !…

Une buée sanglante envahit son front, injecta ses yeux fixes, comme agrandis d’une vision de hontes, de lâchetés, de trahisons.

— Mais tous les rois ne sont pas les mêmes, protesta Méraut, et je suis sûr que Christian…

— Le tien ne vaut pas mieux que le nôtre… Un enfant, un jouisseur… Pas une idée, pas une volonté dans ces yeux de plaisir… Mais regarde-le donc !

Il montrait le roi qui entrait en valsant, les yeux noyés, le front moite, sa tête toute petite et ronde penchée sur l’épaule nue de la danseuse, la humant de sa lèvre ouverte, avec une tentation de s’y rouler. Dans l’ivresse montante du bal, le couple passa près d’eux sans les voir, les toucha de son haleine haletante ; et comme on envahissait la galerie pour regarder danser Christian II, le premier valseur de son royaume, Hezeta et Méraut se réfugièrent dans l’embrasure profonde d’une des croisées ouvertes sur le quai d’Anjou. Ils restèrent là longtemps, à demi dans la rumeur et le tourbillon du bal, et l’ombre fraîche, le silence apaisant de la nuit.

— Les rois ne croient plus, les rois ne veulent plus. Pourquoi nous entêterions-nous pour eux ? disait l’Espagnol d’un air farouche.

— Vous ne croyez plus… Et cependant vous partez ?

— Je pars.

— Sans espoir ?

— Un seul… Celui de me faire casser la tête, ma pauvre tête que je ne sais plus où poser.

— Et le roi ?

— Oh ! celui-là, je suis bien tranquille…

Voulait-il dire que Christian II n’était pas encore à cheval, ou que, pareil à son cousin le duc de Palma, il saurait toujours revenir sauf de la bataille ? Il ne s’expliqua pas davantage…

Autour d’eux, le bal continuait à virer en tourbillons fous, mais Élisée le voyait maintenant à travers le découragement de son vieux maître et ses propres désillusions. Il sentait une immense pitié pour toute cette jeunesse vaillante qui, si gaiement, s’apprêtait à aller combattre sous des chefs désabusés ; et déjà la fête, son train confus, ses lumières voilées, disparaissaient pour lui dans la poudre d’un champ de bataille, la grande mêlée de désastre où l’on ramasse les morts inconnus. Un moment, pour échapper à cette vision sinistre, il se pencha sur l’appui de la fenêtre, vers le quai désert où le palais jetait de grands carrés lumineux prolongés jusque dans la Seine. Et l’eau qu’il écoutait, tumultueuse et tourmentée à cette pointe de l’île, mêlant le bruit de ses courants, de ses furieux remous contre l’arche des ponts, aux soupirs des violons, aux plaintes déchirantes des guzlas, tantôt bondissait à petits coups comme les sanglots d’un cœur oppressé, ou bien se répandait à grands flots épuisants comme le sang d’une blessure large ouverte…