Alphonse Lemerre (p. 335-365).

XII
train de nuit


Nous partons ce soir, à onze heures, gare de Lyon. Destination inconnue. Probablement Cette, Nice ou Marseille. Avisez.

Quand ce billet, vivement crayonné par Lebeau, arriva rue de Messine, la comtesse de Spalato sortait du bain, et toute fraîche, odorante et souple, s’activait de sa chambre à son boudoir, arrosant, soignant elle-même ses fleurs en corbeille, ses plantes vertes, gantée de Suède clair jusqu’au coude, pour cette promenade à travers son jardin artificiel. Elle ne s’émut pas autrement, resta une minute à réfléchir dans le calme demi-jour des persiennes tombées, puis eut un petit geste décidé, un haussement d’épaules qui signifiait : « Bah ! qui veut la fin… » Et bien vite elle sonna sa femme de chambre pour être sous les armes quand le roi viendrait.

— Qu’est-ce que madame va mettre ?

Madame regarda la glace pour lui demander une idée :

— Rien… Je reste comme je suis…

Rien en effet ne pouvait la faire plus jolie que ce long vêtement de flanelle pâle collant à plis moelleux, un grand fichu noué à l’enfant derrière la taille, et ses cheveux noirs tordus, frisés, relevés très haut, laissant voir la nuque et la ligne commençante des épaules que l’on devinait d’un ton plus vif que le visage, d’une clarté d’ambre chaude et lisse.

Elle trouva avec raison qu’aucune toilette ne vaudrait ce déshabillé accentuant l’air simple, petite fille, que le roi aimait tant en elle ; mais cela l’obligea à déjeuner dans sa chambre, car elle ne pouvait descendre à la salle en pareille tenue. Elle avait mis sa maison sur un pied de maison sérieuse, et ce n’était plus ici la fantaisie, les allures bohèmes de Courbevoie. Après déjeuner, elle s’installa dans son boudoir, qu’une véranda en moucharabie prolongeait sur l’avenue, et se mit à guetter le roi, paisiblement assise, toute rose dans le reflet des stores, comme jadis à la fenêtre bourgeoise du family. Jamais Christian n’arrivait avant deux heures ; mais à partir de ce moment commença une angoisse toute nouvelle chez cette nature placide, l’attente, — d’abord frémissant à peine, comme une ride sur l’eau qui bout, puis fiévreuse, agitée, bourdonnante. Les voitures étaient rares à cette heure sur l’avenue tranquille, inondée de soleil entre sa double rangée de platanes et d’hôtels neufs aboutissant à la grille dorée, aux lampadaires traversés de rayons du parc Monceau. Au moindre roulement de roues, Séphora écartait le store pour mieux voir, et son attente chaque fois déçue s’irritait de cette sérénité luxueuse du dehors, de ce calme provincial.

Qu’était-il donc arrivé ? Est-ce que vraiment il partirait sans la voir ?

Elle cherchait des raisons, des prétextes ; mais quand on attend, tout attend, l’être entier reste en suspens, et les idées, flottantes, décousues, ne s’achèvent pas plus que les paroles balbutiant au bord des lèvres. La comtesse sentait ce supplice, et cet évanouissement du bout des doigts, où tous les nerfs se tendent et défaillent. De nouveau elle soulevait le store de coutil rose. Un vent tiède agitait les branches en panaches verts, une fraîcheur montait de la chaussée que les tuyaux d’arrosage inondaient de brusques jets d’eau arrêtés au passage des voitures maintenant plus nombreuses pour la promenade de cinq heures vers le Bois. Alors elle commença à s’effrayer sérieusement de l’abandon du roi, expédia deux lettres, l’une chez le prince d’Axel, l’autre au cercle ; puis elle s’habilla, ne pouvant rester jusqu’au soir en petite fille qui sort du bain, et recommença sa promenade de la chambre au boudoir, à la toilette, bientôt par tout l’hôtel, essayant de tromper son attente à force d’agitation.

Ce n’était pas une petite cage à cocotte qu’elle avait achetée, la Spalato, non plus qu’une des maisons écrasantes comme les traitants milliardaires en ont encombré ces nouveaux quartiers de l’ouest parisien, mais un hôtel artiste bien digne des noms des rues environnantes, Murillo, Vélasquez, Van Dyck, et qui se distinguait en tout de ses voisins, depuis le couronnement de sa façade jusqu’au marteau de sa porte. Bâti par le comte Potnicki pour sa maîtresse, une femme laide qu’il payait tous les matins d’un billet de mille francs plié en quatre sur le marbre de la toilette, ce merveilleux logis avait été vendu deux millions pêle-mêle avec son mobilier d’art, à la mort du riche Polonais, qui ne laissa pas de testament, et Séphora avait acquis du coup tous ces trésors.

Par le lourd escalier de bois sculpté dont la rampe soutiendrait un carrosse attelé et qui donne à la beauté grave de la dame un fond sombre de tableau hollandais, la comtesse de Spalato descend dans ses trois salons du rez-de-chaussée, le salon des saxes, petite pièce Louis XV, contenant une ravissante collection de vases, de statuettes, d’émaux, de cet art fragile du XVIIIe siècle qui semble pétri par le doigt rose des favorites, animé des coquineries de leur sourire ; le salon des ivoires, où ressortent sous des vitrines doublées de couleur feu des ivoires de Chine fouillés de petits personnages, d’arbres aux fruits de pierreries, de poissons aux yeux de jade, et ces ivoires du moyen âge aux douloureuses expressions passionnées, sur lesquels le sang en cire rouge des crucifix fait tache comme sur la pâleur d’une peau humaine ; la troisième pièce, éclairée en atelier, drapée de cuirs de Cordoue, attend que le père Leemans ait achevé de la meubler. D’ordinaire l’âme de la brocanteuse s’exalte au milieu de ces jolies choses, embellies encore par le bon marché qu’elle a fait ; aujourd’hui elle va, vient, sans regarder, sans voir, sa pensée au loin, perdue dans des raisonnements irritants… Comment ! il partirait ainsi… Il ne l’aimait donc pas !… Elle qui croyait l’avoir si bien captivé, enveloppé…

Le domestique revient. Aucune nouvelle du roi. On ne l’a vu nulle part… C’était bien cela Christian !… Se sachant faible, il fuyait, se dérobait… Un accès de colère folle emporte une seconde hors de son calme cette femme qui se possède si bien. Elle briserait, fracasserait tout autour d’elle, sans sa longue habitude de la vente, qui lui étiquette pour ainsi dire visiblement chaque objet. Jetée dans un fauteuil, pendant que le jour tombant éteint toutes ses richesses d’hier, elle les voit fuir, s’éloigner d’elle avec son rêve de fortune colossale. La porte s’ouvre violemment.

— Madame la comtesse est servie…

Il faut se mettre à table toute seule, dans la majestueuse salle à manger tapissée sur ses huit panneaux de grands portraits de Franz Hals estimés huit cent mille francs, sévères figures blafardes, raides et solennelles dans leurs fraises montantes, moins solennelles encore que le maître d’hôtel cravaté de blanc qui découpe sur la crédence les plats que servent deux impassibles drôles habillés de nankin. L’ironie de ce pompeux service, en contraste avec l’abandon qui menace madame de Spalato, lui serre le cœur de dépit ; et l’on dirait que l’office se doute de quelque chose tellement les valets renforcent leur dédain cérémonieux pendant qu’elle mange, attendant qu’elle ait fini, immobiles et graves comme les aides du photographe après avoir figé le client devant l’objectif. Peu à peu cependant l’abandonnée se réconforte, revient à sa vraie nature… Non, elle ne se laissera pas lâcher ainsi… Ce n’est pas qu’elle tienne au roi, mais l’affaire, le grand coup, tous ses amours-propres sont en jeu vis-à-vis de ses associés… Allons ! son plan est fait… Montée à sa chambre, elle écrit un mot à Tom ; puis, pendant que les domestiques dans le sous-sol dînent et bavardent sur la journée solitaire et si agitée de leur maîtresse, madame la comtesse, de ses petites mains pas maladroites, prépare une valise de voyage qui a fait souvent le trajet de l’agence à Courbevoie, jette sur ses épaules un manteau de laine beige pour la nuit froide et sort furtivement de son palais vers la prochaine station de voitures, à pied, son petit sac à la main, comme une demoiselle de compagnie qui a reçu son compte.

Christian II, de son côté, n’avait pas passé une journée moins inquiète. Resté au bal très tard avec la reine, il s’était réveillé la tête et le cœur remplis de l’héroïque bourdonnement des guzlas. Les préparatifs du voyage, ses armes à visiter ainsi que le costume de lieutenant général qu’on n’avait pas mis depuis Raguse, tout cela le menait jusqu’à onze heures, entouré, surveillé par Lebeau très perplexe et n’osant pousser trop loin ses insinuations questionneuses. À onze heures, la petite cour se réunissait autour d’une messe basse dite par le Père Alphée dans le salon transformé en oratoire, la cheminée servant d’autel, les lambrequins de velours recouverts d’une nappe brodée. Les Rosen manquaient, le vieux au lit, la princesse ayant accompagné jusqu’à la gare Herbert parti avec quelques jeunes gens. Hezeta devait les suivre au train d’après et toute la petite troupe s’égrener ainsi dans la journée pour ne pas donner l’éveil. Cette messe secrète qui rappelait des temps de trouble, la tête exaltée du moine, l’énergie militaire de son geste et de sa voix, cela sentait l’encens et la poudre, la cérémonie religieuse solennisée par la bataille prochaine.

Le déjeuner fut oppressé de ces émotions confondues, quoique le roi mît une certaine coquetterie à ne laisser autour de lui que d’agréables souvenirs, qu’il affectât vis-à-vis de la reine une attitude respectueusement tendre dont l’affection se brisait aux froideurs un peu méfiantes de Frédérique. Le regard de l’enfant les surveillait timidement, car l’horrible scène de l’autre nuit hantait sa jeune mémoire et lui laissait des intuitions nerveuses au-dessus de son âge. La marquise de Silvis poussait par avance de gros soupirs d’adieu. Quant à Élisée, à qui la confiance était revenue, il ne pouvait contenir sa joie, songeant à cette contre-révolution par le peuple qu’il avait rêvée si longtemps, à cette émeute forçant les portes d’un palais pour y faire rentrer un roi. Selon lui, le succès n’était pas douteux. Christian n’avait pas la même certitude ; mais en dehors de ce petit malaise du départ, où il semble qu’une solitude se fasse tout à coup, un éloignement prématuré des objets ou des êtres qui vous entourent, il ne ressentait aucune appréhension sinistre, plutôt un soulagement à la situation la plus fausse, entouré qu’il était d’échéances menaçantes, d’obligations d’honneur. En cas de victoire, la liste civile solderait tout. La défaite entraînerait au contraire un écroulement général… la mort, une balle dans le front, bien en face… Il y pensait comme à une solution définitive aux chagrins d’argent et de cœur ; et son insouciance ne faisait pas trop mauvaise figure entre les préoccupations de la reine et l’enthousiasme d’Élisée. Mais, pendant qu’ils causaient tous trois dans le jardin, un domestique vint à passer.

— Dites à Samy d’atteler, commanda Christian. Frédérique tressaillit :

— Vous sortez ?

— Oui, par prudence… Le bal d’hier a dû faire causer Paris… Il faut que je me montre, qu’on me voie au cercle, au boulevard… Oh ! je reviendrai dîner avec vous.

Il monta le perron d’un saut, joyeux et libre comme un écolier qui sort de classe.

« J’aurai peur jusqu’au bout ! » dit la reine ; et Méraut, averti comme elle, ne trouva pas un mot pour l’encourager.

Le roi cependant avait pris de fortes résolutions. Pendant la messe, il s’était juré de ne plus revoir Séphora, sentant bien que si elle voulait le retenir, si elle lui nouait solidement ses bras autour du cou, il n’aurait pas la force de la quitter. De la meilleure foi du monde il se fit donc conduire à son cercle, y trouva quelques calvities absorbées sur de silencieuses parties de whist et des sommeils majestueux autour de la grande table du salon de lecture. Tout était ici d’autant plus mort et désert qu’on avait beaucoup joué la nuit dernière. Au matin, comme toute la bande sortait, monseigneur le prince d’Axel en tête, un troupeau d’ânesses passait devant le cercle, trottinant et sonnant. Monseigneur avait fait appeler l’ânier. On avait bu du lait chaud dans des coupes à Champagne ; puis ces messieurs, tous un peu lancés, enfourchant les pauvres bêtes malgré leurs ruades et les cris du conducteur, couraient le plus amusant steeple-chase tout le long de la rue de la Paix. Il fallait entendre le récit majestueusement attendri de M. Bonœil, le gérant du Grand-Club : « Non !… c’était si drôle !… Monseigneur sur cette petite ânesse, obligé de relever ses longues jambes, car Monseigneur est admirablement jambé… Et toujours son flegme imperturbable… Ah ! si Sa Majesté avait été là !… »

Sa Majesté regrettait bien assez d’avoir manqué cette bonne partie de fous… Heureux prince d’Axel ! Brouillé avec le roi, son oncle, chassé de son pays par toutes sortes d’intrigues de cour, il ne régnerait peut-être jamais, puisque le vieux monarque parlait de se remarier avec une jeune femme et d’engendrer une foule de petits présomptifs. Mais tout cela ne l’inquiétait pas le moins du monde. Faire la fête à Paris lui paraissait autrement intéressant que de faire là-bas de la politique. Et peu à peu la blague, la raillerie sceptique, reprenaient Christian étendu sur le divan où le prince royal avait laissé la marque de sa veulerie contagieuse. Dans l’atmosphère désœuvrée du club, tout apparaissait au jeune roi, l’entraînement héroïque de la veille et la tentative de demain, sans gloire, sans magie ni grandeur. Positivement il se décomposait en restant là ; et, pour échapper à cette torpeur qui l’envahissait comme un poison stupéfiant dans toutes ses veines, il se leva, descendit au grand air des vivants, des actifs, des circulants.

Trois heures. L’heure à laquelle, d’ordinaire, il se dirigeait vers l’avenue de Messine, après avoir déjeuné au cercle ou chez Mignon. Machinalement ses pas prirent la route habituelle dans ce Paris d’été un peu plus grand, un peu moins capiteux que l’autre, mais qui compose de si charmants aspects, des perspectives allégées, avec ses verdures massées contre des pierres et des ombres de feuillages sur les blancheurs de l’asphalte.

Que de jolies femmes glissant là-dessous, à demi dérobées par l’ombrelle, d’une grâce, d’une séduction spirituelle et de bonne humeur ! Quelles autres femmes sauront marcher comme celles-ci, se draper comme elles de leur allure, et parler, et s’habiller, et faire le contraire aussi bien ? Ah ! Paris, Paris, ville du plaisir facile, des heures courtes ! Dire que, pour être plus sûr de quitter tout cela, il allait peut-être se faire casser la tête ! Que de bons moments pourtant, de voluptés intelligentes et complètes !

Dans la ferveur de sa reconnaissance, le Slave avait une étincelle aux yeux pour toutes ces passantes qui le séduisaient d’un trait, d’un coup de jupe aux dentelles en éventail. Il y avait loin du roi-chevalier qui, le matin, entre sa femme et son fils, s’inclinait dans l’oratoire, avant de partir à la conquête de son royaume, à ce joli leveur de femmes, le nez tendu, le chapeau vainqueur sur sa petite tête frisée et ronde dont une fièvre de plaisir rosait la joue. Frédérique n’avait pas tort de maudire le ferment de Paris, de le craindre pour ce cerveau mobile, tout en mousse comme certains vins qui ne tiennent pas.

À la bifurcation du boulevard Haussmann et de l’avenue de Messine, Christian s’arrêta, laissa passer plusieurs voitures. Ce fut un rappel à la raison. Comment était-il venu là, et si vite ?… L’hôtel Potnicki dressait dans un couchant vaporeux ses deux clochetons de castel parisien, son moucharabie voilé en alcôve… Quelle tentation !… Pourquoi n’irait-il pas jusque-là, pourquoi ne verrait-il pas une dernière fois cette femme qui allait rester dans sa vie avec la mémoire sèche, altérante, d’un désir incontenté ?

Enfin, après un terrible débat d’une minute, l’incertitude très visible dans le balancement en roseau de tout ce faible corps, il prit un parti héroïque, sauta dans une voiture découverte qui passait et donna l’adresse du club. Jamais il n’aurait eu ce courage, sans le serment fait à Dieu, le matin, pendant la messe. Pour cette âme pusillanime de femme catholique, cela emportait tout.

Au club, il trouva la lettre de Séphora, qui, rien que par l’odeur musquée du papier, lui communiqua la fièvre dont elle ardait. Le prince lui apporta l’autre missive, quelques phrases hâtées, implorantes, d’une écriture que les livres de Tom n’avaient jamais connue. Mais ici Christian II, entouré, soutenu, regardé, se sentait plus fort, étant de ceux à qui la galerie compose une attitude. Il chiffonna les lettres au fond de sa poche. La belle jeunesse du club arrivait, encore sous l’impression de l’histoire des ânesses, racontée tout au long dans un journal du matin. La feuille circulait de main en main, et tous avaient en la lisant ce rire éreinté, ce rire de ventre des gens qui n’en peuvent plus.

— Est-ce qu’on fait la fête ce soir ? demandaient ces jeunes gentilshommes, en absorbant des sodas, des eaux de régime dont le club tenait tout un dépôt.

Séduit par leur entrain, le roi se laissa aller à dîner avec eux au café de Londres, non pas dans un de ces salons dont les tentures connues avaient dansé dix fois devant leur ivresse, dont les glaces portaient leurs noms, écrits, croisés, brouillés comme un givre hivernal sur les vitres, mais dans les caves, ces admirables catacombes de fûts et de bouteilles alignant leurs casiers réguliers, étiquetés en porcelaine, jusque sous le théâtre de l’Opéra-Comique. Tous les crus de France dormaient là. On avait dressé la table, au fond, dans les château-yquem qui rayonnaient doucement, leurs bouteilles couchées et glauques, pailletées par les reflets du gaz et des girandoles de verres de couleur. Une idée de Wattelet qui voulait marquer d’un repas original le départ de Christian II, connu de lui seul et du prince. Mais l’effet fut manqué par l’humidité des murs et des plafonds qui pénétra bientôt les convives fatigués de la nuit précédente. Queue-de-Poule s’endormait et se réveillait par tressauts. Rigolo parlait peu, riait ou faisait semblant, tirait sa montre toutes les cinq minutes. Peut-être pensait-il à la reine, que ce retard devait terrifier.

Au dessert, quelques femmes arrivèrent, — des dîneuses du café de Londres, — qui, sachant les princes en bas, quittaient leurs tables, et, guidées par les garçons portant des candélabres, se faufilaient dans les caves, leur jupe sur le bras, avec des petits cris, des effarements d’équipée. Presque toutes étaient décolletées. Au bout de cinq minutes, elles toussaient, devenaient pâles, frissonnaient sur les genoux de ces messieurs, eux du moins abrités de leurs collets relevés. « Une bonne farce à les faire toutes claquer de la poitrine !… » comme dit l’une d’elles, plus frileuse ou moins enragée que les autres. On se décida à monter prendre le café dans les salons, et pendant le déplacement Christian disparut. Il était à peine neuf heures. Son coupé l’attendait à la porte.

— Avenue de Messine…, dit-il tout bas, les dents serrées.

Cela venait de le prendre comme une folie. Pendant tout le dîner, il n’avait vu qu’elle, elle, respirant sa possession sur ces chairs nues qui le frôlaient. Oh ! saisir cette femme à pleins bras, n’être plus dupe de ses larmes, de ses prières…

« Madame est sortie.»

Ce fut une douche froide sur un brasier. Madame était sortie. On n’en pouvait douter au désarroi de la maison envahie, livrée aux gens de service dont Christian avait vu fuir à son entrée les rubans de couleur et les gilets de coutil à raies. Il ne demanda rien de plus, et, dégrisé subitement, mesura l’abîme sans fond où il avait failli rouler. Parjure à Dieu, traître à la couronne !… Le petit chapelet se trouva sous ses doigts brûlants. Il en égrenait les Ave en actions de grâces, pendant que la voiture roulait vers Saint-Mandé, par les aspects fantastiques. et les terreurs nocturnes du bois.

— Le roi ! dit Élisée qui guettait aux croisées du salon et vit les deux lanternes du coupé entrer en éclairs dans la cour. Le roi ! C’était le premier mot qu’on eût prononcé depuis le dîner. Par magie, toutes les figures s’illuminèrent, les langues se délièrent à la fois. La reine elle-même, malgré son calme apparent, sa force de caractère, ne put retenir un cri de joie. Elle avait cru tout perdu, Christian retenu chez cette femme, abandonnant ses amis, se déshonorant à tout jamais. Et personne autour d’elle pendant ces trois mortelles heures d’attente, à qui cette pensée ne fût venue, qui ne s’inquiétât de même, jusqu’au petit Zara qu’elle avait gardé levé et qui, comprenant l’angoisse, le dramatique de ce silence, sans hasarder une de ces questions si cruelles, si fatidiques, que l’enfant prononce de sa voix claire, s’était abrité dans les feuillets d’un gros album, d’où sa jolie tête sortit tout à coup à l’annonce du roi, baignée de larmes longues coulant silencieusement depuis une heure. Plus tard, quand on l’interrogea sur ce grand chagrin, il avoua qu’il se désespérait ainsi dans la crainte que le roi ne fût parti sans l’embrasser. Petite âme aimante à qui ce père jeune, spirituel, souriant, faisait l’effet d’un grand frère à frasques et à fredaines, un grand frère séduisant, mais qui désolait leur mère.

On entendit la voix brève et pressée de Christian qui donnait des ordres. Puis il monta dans sa chambre et, cinq minutes après, parut tout équipé pour le voyage, en petit chapeau à boucle coquette et ganse bleue, guêtres fines à mi-pied, comme un touriste de plage dans les tableaux de Wattelet. Le monarque perçait pourtant sous le gandin, l’autorité, le grand air, l’aisance à figurer noblement en n’importe quelle circonstance. Il s’approcha de la reine, murmura quelques excuses pour son retard. Pâle encore d’émotion, elle lui dit très bas : — Si vous n’étiez pas venu, je partais avec Zara prendre votre place. Il savait bien qu’elle ne mentait pas, la vit pendant une minute, son enfant sur le bras au milieu des balles, comme au balcon de sa fenêtre pendant la terrible scène, et le petit fermant ses beaux yeux résignés devant la mort. Sans répondre, il porta la main de Frédérique à ses lèvres avec ferveur ; puis d’un mouvement impétueux de jeunesse l’attira vers lui : « Pardon !… pardon !… »

Pardonner, la reine en eût encore été capable, mais elle aperçut à la porte du salon, prêt à partir avec son maître, Lebeau, le valet louche, le confident des plaisirs et des trahisons ; et tout de suite une affreuse idée lui vint, tandis qu’elle se dégageait doucement : « S’il mentait… S’il ne partait pas ! » Christian la devina, et, se tournant vers Méraut : « Vous m’accompagnerez jusqu’à la gare… Samy vous ramènera. » Puis, comme les moments étaient courts, il pressa les adieux, dit à chacun un mot aimable, à Boscovich, à la marquise, prit Zara sur ses genoux, lui parla de l’expédition qu’il tentait pour reconquérir son royaume, l’engageant à ne donner jamais de sujets de chagrin à la reine, et, s’il ne revoyait plus son père, à songer qu’il était mort pour la patrie, en faisant son devoir de roi. Un petit discours à la Louis XIV, vraiment pas trop mal tourné, et que le jeune prince écoutait gravement, un peu déconcerté du sérieux de ces paroles sortant d’une bouche qu’il avait toujours vu sourire. Mais Christian était bien l’homme de la minute présente, d’une mobilité, d’une légèreté excessive, maintenant tout au départ, aux hasards de l’expédition, et plus touché qu’il ne voulait le paraître, ce qui l’arracha bien vite à l’attendrissement de la dernière minute. Il fit « adieu !… adieu ! » de la main à tout le monde avec une profonde inclinaison vers la reine et sortit.

Vraiment, si Élisée Méraut, pendant trois ans, n’avait pas vu l’intimité du ménage royal troublée par les faiblesses, les honteuses lâchetés de Christian II, il n’aurait pu reconnaître le Rigolo du Grand-Club dans le prince héroïque et fier qui lui exposait ses plans, ses projets, ses vues politiques si sensées et si larges, tandis qu’ils roulaient rapidement vers la gare de Lyon.

La foi royaliste du précepteur, toujours un peu superstitieuse, voyait là une intervention divine, un privilège de caste, le roi devant toujours se retrouver au moment fatal, par la grâce du sacre et de l’hérédité ; et, sans qu’il s’expliquât bien pourquoi, cette renaissance morale de Christian, précédant, présageant l’autre qui était proche, lui causait un malaise inexprimable, une jalousie hautaine dont il ne voulait analyser les causes. Pendant que Lebeau s’occupait de prendre les billets, d’enregistrer les bagages, ils arpentèrent de long en large la grande salle d’attente, et, dans la solitude de ce départ de nuit, le roi ne put s’empêcher de penser à Séphora, aux tendres reconduites à la gare Saint-Lazare. Sous l’influence de ce souvenir, une femme qui passait attira son regard : la même taille, un rien de cette honnête et coquette démarche…

Pauvre Christian, pauvre roi malgré lui !

Enfin le voici monté dans un wagon dont Lebeau vient de lui ouvrir la portière, — le wagon de tout le monde, pour ne pas attirer les soupçons. Il se jette dans un coin, avec la hâte d’en finir, d’être loin. Ce lent arrachement lui est très pénible. Au coup de sifflet, le train s’ébranle, s’étire, tressaute bruyamment sur des ponts traversant les faubourgs endormis, piqués de réverbères en ligne, s’élance en pleine campagne. Christian II respire, il se sent fort, sauvé, à l’abri ; il fredonnerait presque s’il était seul dans son wagon. Mais là-bas, à l’autre vitre, une petite ombre enfouie dans du noir se rencoigne, se rapetisse, avec la visible volonté de ne pas appeler l’attention. C’est une femme. Jeune, vieille, laide, jolie ? Le roi, — affaire d’habitude, — jette un regard de ce côté. Rien ne bouge que les deux ailes d’une petite toque qui se renversent, ont l’air de se replier pour le sommeil. « Elle dort… faisons comme elle… » Il s’allonge, s’enveloppe d’une couverture, regarde encore vaguement dehors des silhouettes d’arbres et de buissons, confuses, moelleuses dans l’ombre, qui semblent se jeter l’une sur l’autre au passage du train, des poteaux à disques, des nuages affolés dans un ciel tiède ; et ses paupières devenues lourdes vont se fermer, quand il sent la caresse sur son visage d’une chevelure fine, de cils abaissés, d’une haleine de violette, de deux lèvres murmurant sur ses lèvres : « Méchant !… sans me dire adieu !… »

Dix heures après, Christian II se réveillait au bruit du canon, à la lumière aveuglante d’un beau soleil campagnard tamisé par des verdures murmurantes. Justement il rêvait qu’il montait à la tête de ses troupes et sous une dégelée de mitraille le raidillon qui conduit du port de Raguse à la citadelle. Mais il se trouvait là couché, immobile au fond d’un grand lit raviné comme un champ de bataille, les yeux et le cerveau brouillés, les moelles fondues dans une fatigue délicieuse. Que s’était-il donc passé ? Peu à peu il vit clair, se rappela. Il était à Fontainebleau, à l’hôtel du Faisan, en face de la forêt dont on voyait monter dans le bleu les cimes vertes et serrées ; le canon venait des exercices à feu de l’artillerie. Et la réalité vivante, le lien visible de ses idées, Séphora, assise devant l’éternel secrétaire qu’on ne trouve plus que dans les hôtels, écrivait activement, d’une mauvaise plume qui grinçait. Elle vit dans la glace le regard admiratif, reconnaissant, du roi, et répondit sans s’émouvoir, sans se retourner, par un baiser tendre des yeux, du bout de la plume, puis se remit à écrire paisiblement, montrant le sourire en coin de sa bouche séraphique :

— Une dépêche que j’envoie chez moi pour rassurer mon monde…, dit-elle en se levant ; et la dépêche donnée, le garçon parti, soulagée d’une inquiétude, elle ouvrait la fenêtre au soleil blond qui entrait à flots comme l’eau d’une écluse. « Dieu !… qu’il fait beau !… » Elle vint s’asseoir au rebord du lit, près de son amant. Elle riait, elle était folle du plaisir de se trouver à la campagne, de courir les bois par cette admirable journée. Ils avaient le temps, jusqu’au train de nuit qui les avait amenés et remporterait Christian la nuit suivante ; car Lebeau, continuant sa route, devait prévenir Hezeta et ses gentilshommes que le débarquement était retardé d’un jour. L’amoureux Slave, lui, aurait voulu tirer les grands rideaux sur un bonheur qu’il eût fait durer jusqu’à la dernière heure, jusqu’à la dernière minute. Mais les femmes sont plus idéales ; et sitôt après le déjeuner, un landau de louage les emportait par les splendides avenues bordées de pelouses régulières, d’arbres en quinconces qui ouvrent la forêt comme un parc de Versailles, avant que des rochers ne la divisent en sites superbes et sauvages. C’était le première fois qu’ils sortaient ensemble, et Christian savourait cette joie brève au terrible lendemain de bataille et de mort.

Ils roulaient sous d’immenses arceaux de verdure où tombaient les feuillages des hêtres en étalements légers, immobiles, traversés d’un soleil lointain, ayant peine à percer ces verdures en étages, d’un développement antédiluvien. Sous cet abri, sans autre horizon qu’un profil de femme aimée, sans autre espoir, sans autre souvenir ni désir que ses caresses, la nature poétique du Slave s’épanchait. Oh ! vivre là tous deux, rien qu’eux deux, dans une petite maison de garde, de mousse et de chaume au dehors, capitonnée en nid luxueux à l’intérieur ! Il voulait savoir depuis quand elle l’aimait, quelle impression il lui avait causée la première fois. Il lui traduisait des vers de son pays rythmés de baisers légers, dans le cou, sur les yeux ; et elle l’écoutait, feignant de comprendre, de répondre, les paupières battantes, ensommeillées par sa mauvaise nuit.

Éternel désaccord des duos d’amour ! Christian désirait s’enfoncer aux endroits solitaires, inexplorés ; Séphora recherchait les coins fameux, les curiosités étiquetées de la forêt où se trouvent des guinguettes, des boutiques d’objets en bois de genévrier, des montreurs de pierres qui tremblent, de roches qui pleurent, d’arbres foudroyés, tout ce peuple abrité dans des huttes, dans des cavernes, d’où il s’élance au moindre roulement de roues. Elles espérait échapper par là à l’ennuyeuse et monotone cantilène d’amour ; et Christian admirait sa patience touchante à écouter les interminables discours de ces bonnes gens de campagne qui ont du temps et du large pour tout ce qu’ils font.

À Franchart, elle voulut tirer de l’eau au fameux puits des anciens moines, si profond que le seau met près de vingt minutes à remonter. C’est Christian qui s’amusait !… Là encore une bonne femme, médaillée comme un vieux gendarme, leur montra les beautés du site, l’ancienne mare au bord de laquelle se faisait la curée du cerf, racontant depuis tant d’années la même histoire dans les mêmes termes, qu’elle se figurait avoir fait partie du couvent, et, trois cents ans après, avoir assisté en personne aux somptueuses villégiatures du premier Empire. « C’est ici, monsieur, madame, que le grand empereur s’asseyait le soir avec toute sa cour. » Elle montrait dans les bruyères un banc de grès à trois ou quatre places. Puis d’un ton hautain : « En face, l’impératrice avec ses dames d’honneur… » C’était sinistre, l’évocation des pompes impériales au milieu des roches éboulées, plantées d’arbres tordus et de genêts secs. « Venez-vous, Séphora ?… » disait Christian ; mais Séphora regardait une esplanade où, selon le cicerone, on amenait le petit roi de Rome qui, de loin, porté par sa gouvernante, tendait les bras à ses augustes parents. Cette vision de prince-enfant rappela au roi d’Illyrie son petit Zara. Il se dressa pour lui dans l’aride paysage, soutenu par Frédérique et le regardant de ses grands yeux tristes comme pour lui demander ce qu’il faisait là. Mais ce n’était qu’un vague rappel vite étouffé ; et ils continuaient leur promenade sous des chênes de toutes tailles, rendez-vous de chasse aux noms glorieux, dans le creux de vertes vallées, sur des corniches dominant des cirques en granit écroulé, des sablières dont les pins labouraient la terre rouge de leurs fortes et saillantes racines.

Maintenant ils suivaient une allée noire, à l’ombre impénétrable, aux profondes ornières humides. De chaque côté, des rangées de troncs comme des piliers de cathédrale, formant des nefs silencieuses où s’entendait le pas d’un chevreuil, la chute d’une feuille détachée en parcelle d’or. Une immense tristesse tombait de ces hauteurs, de ces branchages sans oiseaux, sonores et vides comme des maisons désertes. Christian, toujours amoureux, à mesure que la journée avançait, fonçait sa passion d’une note de mélancolie et de deuil. Il raconta qu’avant de partir il avait fait son testament, et l’émotion que lui avaient causée ces paroles d’outre-tombe écrites en pleine vie.

— Oui, c’est bien ennuyeux…, dit Séphora, comme quelqu’un qui pense à autre chose. Mais il se croyait tellement aimé, il était si habitué à l’être, qu’il ne prenait pas garde à ses distractions. Même il la consolait d’avance en cas d’un malheur, lui traçait un plan d’existence ; il faudrait vendre l’hôtel, se retirer à la campagne, où elle vivrait avec ses souvenirs. Tout cela adorablement fat, et naïf, et sincère ; car il se sentait au cœur une tristesse d’adieu qu’il prenait pour des pressentiments de mort. Et tout bas, leurs mains enlacées, il lui parlait de vie future. Il avait au cou une petite médaille de la Vierge, qui ne le quittait jamais ; il la détacha pour elle. Vous pensez si Séphora était heureuse !…

Bientôt un campement d’artillerie, dont on apercevait entre les branches les tentes grises alignées, les fumées légères, les chevaux débridés, entravés pour la nuit, donnait un autre cours aux idées du roi. Les allées et venues d’uniformes, les corvées, toute cette activité en plein air dans une lumière de couchant, cet aspect réconfortant du soldat en campagne, réveillaient ses instincts de race nomade et guerrière. La voiture, roulant sur les mousses en tapis vert de l’immense avenue, faisait relever la tête aux soldats occupés à l’installation des tentes ou à la fabrication de la soupe ; ils regardaient passer en riant le pékin et sa jolie payse, et Christian aurait voulu leur parler, les haranguer, plongeant son regard sous les futaies jusqu’à l’extrémité du camp. Un clairon sonnait, d’autres répondaient de là-bas. Devant la tente d’un chef un peu à l’écart sur un terre-plein se cabrait le plus beau cheval arabe, narine ouverte, crinière au vent, hennissant à la sonnerie guerrière. Les yeux du Slave étincelaient. Ah ! la belle existence dans quelques jours, les bons coups d’estoc qu’il allait donner ! Mais quel dommage que Lebeau continuant vers Marseille eût emporté les bagages ; il aurait tant voulu qu’elle le vît dans son costume de lieutenant général ! Et s’exaltant, il se représentait les portes des villes forcées, les républicains en déroute, son entrée triomphale à Leybach, au milieu des rues pavoisées. Elle serait là, vive Dieu ! Il la ferait venir, l’installerait dans un palais splendide aux portes de la ville. Ils continueraient à se voir aussi librement qu’à Paris. À ces beaux projets, Séphora ne répondait pas grand’chose. Sans doute elle aurait préféré le garder à elle, tout à elle ; et Christian l’admirait pour cette abnégation silencieuse qui la mettait bien à son rang de maîtresse du roi.

Ah ! comme il l’aimait, et comme elle passa vite cette soirée à l’hôtel du Faisan, dans leur chambre rouge, les grands rideaux clairs tombés sur un soir d’été de petite ville, aux rares lumières, bruissant de causeries devant les portes et de promeneurs bientôt dispersés à la retraite des tambours et des clairons ! Que de baisers, que de folies, de passionnés serments allant rejoindre les baisers et les serments de la nuit précédente dans la banalité des courtines ! Suavement brisés, serrés l’un contre l’autre, ils écoutaient leurs cœurs battre à grands coups, tandis que le vent tiède agitait leurs rideaux après avoir murmuré dans les arbres et qu’un jet d’eau s’égrenait comme dans un patio arabe au milieu du jardinet de l’hôtel, où seule veillait rouge et tremblotante la lampe du bureau.

Une heure. Il faut partir. Christian le redoutait cet arrachement de la dernière minute, croyant qu’il aurait à lutter contre des prières et des caresses, qu’il devrait faire appel à tout son courage. Mais Séphora était prête avant lui, voulut l’accompagner jusqu’à la gare, moins soucieuse encore de son amour que de l’honneur de son royal amant… S’il avait pu entendre le « ouf » qu’elle poussa, la cruelle fille, lorsque, restée seule sur la voie, elle vit les deux yeux verts du train se perdre en serpentant ; s’il avait pu savoir combien elle était heureuse de venir finir sa nuit seule à l’hôtel, tandis que, secouée aux cahots de l’omnibus vide sur le vieux pavé de Fontainebleau, elle se disait d’un ton posé, pur de toute émotion amoureuse : « Pourvu que Tom ait fait le necessaire !… »

Bien certainement le nécessaire était fait ; car à l’arrivée du train à Marseille, Christian II, descendant de wagon, sa petite valise à la main, fut très étonné de voir une casquette plate à galons d’argent s’approcher de lui et le prier fort poliment d’entrer un instant dans son bureau.

— Pourquoi faire ?… Qui êtes-vous ? demanda le roi de très haut.

La casquette plate se nomma :

— Commissaire de surveillance !…

Dans le bureau, Christian trouva le préfet de Marseille, un ancien journaliste, à barbe rousse, figure vive et spirituelle.

— J’ai le regret d’annoncer à Votre Majesté que son voyage s’arrête ici, dit ce dernier avec un ton de politesse exquise… Mon gouvernement ne saurait permettre qu’un prince auquel la France donne l’hospitalité en profite pour conspirer et armer contre un pays ami.

Le roi voulut protester. Mais les moindres détails de l’expédition étaient connus du préfet :

— Vous deviez vous embarquer à Marseille ; vos compagnons à Cette sur un steamer de Jersey… Le lieu de débarquement était la plage de Gravosa ; le signal deux fusées, partant l’une du bord, l’autre de la terre… Vous voyez que nous sommes bien renseignés… On l’est de même à Raguse ; et je vous évite un vrai guet-apens.

Christian II, atterré, se demandait qui avait pu livrer ainsi des informations connues de lui seul, de la reine, de Hézeta, et d’une autre qu’il était certes bien loin de soupçonner. Le préfet souriait dans sa barbe blonde :

— Allons, monseigneur, il faut en prendre votre parti. C’est une affaire manquée. Vous serez plus heureux une autre fois, et plus prudent aussi… Maintenant je supplie Votre Majesté d’accepter l’abri que je lui offre à la préfecture. Partout ailleurs elle serait en butte à des curiosités gênantes. L’affaire est connue dans la ville…

Christian ne répondit pas tout de suite. Il regardait cette petite pièce d’administration, remplie par un fauteuil vert, des cartons verts, un poêle en faïence, de grandes cartes sillonnées des lignes des trains, ce coin misérablement bourgeois où venaient échouer son rêve héroïque et les derniers échos de la marche de Rodoïtza. C’était comme un voyageur en ballon, parti pour plus haut que les cimes et descendant presque sur place dans une hutte de paysans, le pauvre aérostat dégonflé, en paquet de toile gommée, sous un toit d’écurie.

Il finit pourtant par accepter l’invitation, trouva chez le préfet un intérieur vraiment parisien, une femme charmante, très bonne musicienne, qui, le dîner fini, après une conversation où l’on passa en revue tous les sujets du jour, se mit au piano et feuilleta des partitions récentes. Elle avait une jolie voix, chantait fort agréablement, et peu à peu Christian se rapprocha d’elle, parla musique et opéra. Les Échos d’Illyrie traînaient sur la tablette, entre la Reine de Saba et la Jolie Parfumeuse. La préfète demanda au roi de lui indiquer le mouvement, la couleur des chants de son pays. Christian II fredonna quelques airs populaires : « Beaux yeux, bleus comme un ciel d’été… » et encore, «  Jeunes filles qui m’écoutez en tressant des nattes… »

Et tandis qu’appuyé au piano, pâle, séduisant, il prenait des intonations et des poses mélancoliques d’exilé, là-bas sur la mer illyrienne dont les Echos chantaient les flots ourlés de neige et les rives dentelées de cactus, une belle et enthousiaste jeunesse, que Lebeau avait négligé de prévenir, cinglait joyeusement vers la mort, au cri de : « Vive Christian II ! »