Alphonse Lemerre (p. 285-302).

X
scène de ménage


Toute la magie de cette nuit de juin entrait par le vitrail large ouvert du grand hall, où un seul candélabre allumé laissait assez de mystère pour que le clair de lune s’abattit aux murailles, en voie lactée, fît reluire la barre polie d’un trapèze, l’archet en forme d’arc d’une guzla suspendue, ou la vitrine d’une bibliothèque assez mal garnie, que les casiers de Boscovich achevaient d’emplir en exhalant l’odeur fade et fanée d’un cimetière de plantes sèches. Sur la table, en travers de paperasses poussiéreuses, gisait un Christ d’argent noirci ; car si Christian II n’écrivait guère, il se souvenait de son éducation catholique, s’entourait d’objets de piété, et parfois, faisant la fête chez les filles, tandis que sonnaient autour de lui les fanfares essoufflées du plaisir, égrenait dans sa poche, d’une main déjà moite d’ivresse, le rosaire en corail qui ne le quittait jamais. À côté du Christ une large et lourde feuille de parchemin, chargée d’une grosse écriture un peu tremblée. C’était l’acte de décès de la royauté, tout dressé. Il n’y manquait que la signature, un trait de plume, mais une décision violente de volonté ; et c’est pourquoi le faible Christian II tardait, les deux coudes appuyés à la table, immobile sous le feu des bougies préparées pour le sceau royal.

Près de lui, inquiet, fureteur, velouté comme un sphinx de nuit ou l’hirondelle noire des ruines, Lebeau, le valet intime, le guettait, l’excitait muettement, arrivé enfin à cette minute décisive que la bande attendait depuis des mois, avec des hauts, des bas, tous les battements de cœur, toutes les incertitudes d’une partie aux mains de ce chiffon de roi. Malgré le magnétisme de ce désir oppressant, Christian, la plume aux doigts, ne signait toujours pas. Plongé, enfoncé dans son fauteuil, il regardait le parchemin et rêvait. Ce n’est pas qu’il y tînt à cette couronne qu’il n’avait jamais désirée ni aimée, qu’enfant il trouvait trop lourde, et dont il avait senti plus tard les dures attaches, les responsabilités écrasantes ! S’en décharger, la poser dans un coin du salon où il n’entrait plus, l’oublier dehors tant qu’il pouvait, c’était chose faite ; mais la détermination à prendre, le parti excessif, l’épouvantaient. Nulle autre façon pourtant de se procurer l’argent indispensable à sa nouvelle existence, trois millions de billets signés de lui qui circulaient avec des échéances prochaines et que l’usurier, un certain Pichery, marchand de tableaux, ne voulait pas renouveler. Pouvait-il laisser tout saisir à Saint-Mandé ? Et la reine, et l’enfant royal, que deviendraient-ils ensuite ? Scène pour scène, — car il prévoyait l’épouvantable retentissement de ses lâchetés, — ne valait-il pas mieux en finir tout de suite, affronter d’un coup les colères et les récriminations ? Et puis, et puis tout cela n’était pas encore la raison déterminante.

Il avait promis à la comtesse de signer ce renoncement ; et devant cette promesse, Séphora avait consenti à laisser son mari partir seul pour Londres, accepté l’hôtel de l’avenue de Messine, ce titre et ce nom qui l’affichaient au bras de Christian, réservant d’autres complaisances pour le jour où le roi lui apporterait l’acte lui-même, signé de sa main. Elle donnait à cela des raisons de fille amoureuse : peut-être voudrait-il plus tard retourner en Illyrie, l’abandonner pour le trône et le pouvoir ; elle ne serait pas la première que les terribles raisons d’État auraient fait trembler et pleurer. Et d’Axel, Wattelet, tous les gommeux du Grand-Club, ne se doutaient guère, quand le roi, sortant de l’avenue de Messine, venait les rejoindre au cercle, les yeux battus et fiévreux, qu’il avait passé la soirée sur un divan, toujours repoussé et repris, vibrant et tendu comme un arc, se roulant aux pieds d’une volonté implacable, d’une souple résistance qui laissait à ses étreintes folles la glace de deux petites mains de Parisienne habiles à se dégager, à se défendre, et sur ses lèvres la brûlure d’une parole délirante : « Oh ! quand tu ne seras plus roi… À toi, toute, toute !… » Car elle le faisait passer par les intermittences si dangereuses de la passion et de la froideur ; et parfois au théâtre, après un abord glacé, à l’immobile sourire, elle avait une certaine façon lente de quitter ses gants en le regardant. Elle ne se dégantait pas, elle mettait sa main toute nue, en première offrande à ses baisers…

… — Alors, mon pauvre Lebeau, tu dis que ce Pichery ne veut rien faire…

— Rien, Sire… Si l’on ne paye pas, les traites iront chez l’huissier.

Il fallait entendre le geignement désespéré dont fut souligné ce mot d’huissier pour bien faire sentir toutes les formalités sinistres qu’il entraînait après lui : papier timbré, saisie, la maison royale profanée, mise à la rue. Christian ne voyait pas cela, lui. Il arrivait là-bas au milieu de la nuit, anxieux et frissonnant, montait à pas de loup l’escalier mystérieusement drapé, entrait dans la chambre où la lampe en veilleuse s’alanguissait sous les dentelles. « C’est fait, je ne suis plus roi… À moi, toute, toute… » Et la belle se dégantait.

— Allons, dit-il avec le sursaut de sa vision qui fuyait. Et il signa.

La porte s’ouvrit, la reine parut. Sa présence chez Christian à cette heure était si nouvelle, si imprévue, depuis si longtemps ils vivaient loin l’un de l’autre, que ni le roi en train de parapher son infamie, ni Lebeau qui le surveillait, ne se retournèrent au léger bruit. On crut que Boscovich remontait du jardin. Glissante et légère comme une ombre, elle était déjà près de la table, sur les deux complices, quand Lebeau l’aperçut. Elle lui donna un ordre de silence, le doigt aux lèvres, et continuait à avancer, voulant saisir le roi en pleine trahison, éviter les détours, les subterfuges, les dissimulations inutiles ; mais le valet brava sa défense par une alarme à la d’Assas : « La reine, Sire !… » Furieuse, la Dalmate frappa droit devant elle avec sa paume solide d’écuyère dans ce mufle de bête méchante ; et droite, elle attendit que le misérable eût disparu, pour s’adresser au roi.

— Que vous arrive-t-il donc, ma chère Frédérique, et qui me vaut ?…

Debout, à demi renversé dans la table qu’il essayait de lui cacher, dans une pose souple que faisait valoir sa veste de foulard brodée de rose, il souriait, les lèvres un peu pâles, mais la voix calme, la parole aisée, avec cette grâce de politesse dont il ne se départait jamais vis-à-vis de sa femme et qui mettait entre eux comme des arabesques fleuries et compliquées sur la laque dure d’un écran. D’un mot, d’un geste, elle écarta cette barrière où il s’abritait :

— Oh ! pas de phrases… pas de grimaces… Je sais ce que tu écrivais là !… n’essaye pas de me mentir…

Puis se rapprochant, dominant de sa taille fière cet abaissement craintif :

— Écoute, Christian… Et cette familiarité extraordinaire dans sa bouche donnait à ses paroles quelque chose de sérieux, de solennel… Écoute… tu m’as fait bien souffrir depuis que je suis ta femme… Je n’ai rien dit qu’une fois, la première, tu te rappelles… Après, quand j’ai vu que tu ne m’aimais plus, j’ai laissé faire. En n’ignorant rien, par exemple… pas une de tes trahisons, de tes folies. Car il faut que tu sois fou vraiment, fou comme ton père qui s’est épuisé d’amour sur Lola, fou comme ton aïeul Jean mort dans un honteux délire, écumant et râlant des baisers, avec des mots qui faisaient pâlir les sœurs de garde… Va ! C’est bien le même sang brûlé, la même lave d’enfer qui te dévore. À Raguse, les nuits de sortie, c’est chez la Fœdor qu’on allait te chercher… Je le savais, je savais qu’elle avait quitté son théâtre pour te suivre… Je ne t’ai jamais rien reproché. L’honneur du nom restait sauf… Et quand le roi manquait aux remparts, j’avais soin que sa place ne fût pas vide… Mais à Paris… à Paris…

Jusqu’ici elle avait parlé lentement, froidement, gardant au bout de chaque phrase une intonation de pitié et de gronderie maternelle qu’inspiraient bien les yeux baissés du roi, sa boudeuse mine d’enfant vicieux qu’on sermonne. Mais ce nom de Paris la mit hors d’elle. Ville sans foi, ville railleuse et maudite, pavés sanglants, toujours levés pour la barricade et l’émeute ! Et quelle rage avaient-ils donc tous, ces pauvres rois tombés, de se réfugier dans cette Sodome ! C’est elle, c’est son air empesté de fusillades et de vices qui achevait les grandes races ; elle qui avait fait perdre à Christian ce que les plus fous de ses ancêtres savaient toujours garder chez eux, le respect et la fierté du blason. Oh ! dès le jour de l’arrivée, dès leur première soirée d’exil, en le voyant si gai, si excité, tandis que tous pleuraient secrètement, Frédérique avait deviné les humiliations et les hontes qu’il allait lui falloir subir… Alors, d’une haleine, sans débrider, avec des mots cinglants qui marbraient de rouge la face blême du royal noceur, la zébraient en coups de cravache, elle lui rappela toutes ses fautes, sa glissade rapide du plaisir au vice et du vice à plat dans le crime :

— Tu m’as trompée sous mes yeux, dans ma maison… l’adultère à ma table et touchant ma robe… Quand tu en as eu assez de cette poupée frisée qui ne m’a même pas caché ses larmes, tu es allé au ruisseau, à la boue des rues, y vautrant effrontément ta paresse, nous rapportant tes lendemains d’orgie, tes remords éreintés, toute la souillure de cette vase… Rappelle-toi comme je t’ai vu, trébuchant et bégayant, ce matin où tu as pour la seconde fois perdu le trône… Que n’as-tu pas fait, Sainte-Mère des anges !… Que n’as-tu pas fait !… tu as trafiqué du sceau royal, vendu des croix, des titres…

Et d’une voix plus basse, comme si elle eût craint que le silence et la nuit pussent l’entendre :

— Tu as volé aussi… tu as volé !… Ces diamants, ces pierres arrachées, c’était toi… Et j’ai laissé soupçonner et partir mon vieux Grœb… Il fallait bien, le vol étant connu, trouver un faux coupable pour éviter qu’on devinât le vrai… Car ç’a été ma préoccupation unique et constante, maintenir le roi debout, intact, tout accepter pour cela, même des hontes qui aux yeux du monde finiront bien par me salir moi-même… Je m’étais fait un mot d’ordre de combat qui m’excitait, me soutenait, aux heures d’épreuve : Pour la couronne !… Et maintenant tu veux la vendre, cette couronne qui m’a coûté tant d’angoisses et de larmes, tu veux la troquer contre de l’or pour ce masque de juive morte que tu as eu l’impudeur de mettre aujourd’hui devant moi, face à face…

Il écoutait sans rien dire, aplati, rentrant la tête. L’injure à celle qu’il aimait le redressa. Et regardant la reine fixement, avec ses coups de sangle en croix sur la figure, il lui dit, toujours poli mais très ferme :

— Eh bien ! vous vous trompez… La femme dont vous parlez n’est pour rien dans la résolution que j’ai prise… Ce que je fais, c’est pour vous, pour moi, notre repos à tous… Voyons, vous n’êtes pas lasse de cette vie d’expédients, de privations !… Croyez-vous que j’ignore ce qui se passe ici, que je ne souffre pas de vous voir cette meute de fournisseurs, de créanciers sur les talons… L’autre fois, quand cet homme criait dans la cour, je rentrais, je l’ai entendu… Sans Rosen, je l’écrasais sous la roue de mon phaéton. Et vous guettiez son départ derrière le rideau de votre chambre. Beau métier pour une reine !… Nous devons à tout le monde. Ce n’est qu’un cri contre nous. La moitié de vos gens attendent leurs gages… Ce précepteur, voilà dix mois qu’il n’a rien reçu… Madame de Silvis se paye de porter majestueusement vos vieilles robes. Et, des jours qu’il y a, M. le conseiller préposé aux sceaux de la couronne emprunte à mon valet de chambre de quoi s’acheter du tabac à priser… Vous voyez que je suis au courant… Et vous ne connaissez pas mes dettes. J’en suis criblé… Tout va craquer bientôt. Ca sera du propre. Vous le verrez vendre, votre diadème, avec de vieux couverts et des couteaux, sous une porte…

Peu à peu, entraîné par sa nature railleuse et les habitudes de blague de son milieu, il quittait le ton réservé du début, et de sa petite voix de nez insolente détaillait des drôleries parmi lesquelles beaucoup devaient être du cru de Séphora, qui ne perdait jamais l’occasion de démolir à coups moqueurs les derniers scrupules de son amant.

— Vous m’accusez de faire des phrases, ma chère, mais c’est vous qui vous étourdissez de mots. Qu’est-ce après tout que cette couronne d’Illyrie dont vous me parlez toujours ? Cela ne vaut que sur une tête de roi ; sinon c’est une chose encombrante, inutile, qu’on cache pour la fuite dans un carton de modiste ou qu’on expose sous un globe, comme des lauriers de comédien ou des fleurs d’oranger de concierge… Il faut bien vous persuader de ceci, Frédérique. Un roi n’est roi que sur le trône, le pouvoir en main ; tombé, moins que rien, une loque… Vainement nous nous attachons à l’étiquette, à nos titres, mettant de la Majesté partout, aux panneaux des voitures, à nos boutons de manchettes, nous empêtrant d’un cérémonial démodé. Tout cela, c’est hypocrisie de notre part, politesse et pitié chez ceux qui nous entourent, des amis, des serviteurs. Ici, je suis le roi Christian II, pour vous, pour Rosen, quelques fidèles. Sitôt dehors, je redeviens un homme pareil aux autres. M. Christian Deux… Pas même de nom, rien qu’un prénom… Christian, comme un cabotin de la Gaîté…

Il s’arrêta, à court d’haleine, ne se souvenant pas d’avoir parlé si longtemps debout… Des notes aiguës d’engoulevent, des trilles pressés de rossignols piquaient le silence de la nuit. Un gros phalène, qui s’était écourté les ailes aux lumières, allait se cognant partout. On n’entendait que cette détresse voletante et les sanglots étouffés de la reine, qui savait bien tenir tête aux colères, aux violences, mais que la raillerie, prenant à faux sa nature sincère, trouvait sans armes, comme un vaillant soldat qui s’attend aux coups droits et se sent harcelé de piqûres. La voyant faible, Christian la crut vaincue ; et, pour l’achever, mit le dernier trait à son tableau burlesque des monarchies en exil. Quelle piteuse figure ils avaient tous, ces pauvres princes in partibus, figurants de la royauté, se drapant de la friperie des premiers rôles, continuant à déclamer devant les banquettes vides, et pas un sou de recette ! Ne feraient-ils pas mieux de se taire, de rentrer dans la vie commune et l’obscurité ?… Passe encore pour ceux qui ont de la fortune. C’est du luxe aussi, cet entêtement aux grandeurs… Mais les autres, mais leurs pauvres cousins de Palerme, par exemple, entassés dans une maison trop petite avec leur sacrée cuisine italienne ! Ça sent toujours l’oignon chez eux, quand on entre… Dignes certes, mais quelle existence ! Et ce ne sont pas encore les plus malheureux… L’autre jour un Bourbon, un vrai Bourbon, courait après l’omnibus. « Complet, monsieur. » Il courait toujours. « Puisqu’on vous dit que c’est plein, mon pauvre vieux ! » Il s’est fâché, il aurait voulu qu’on l’appelât Monseigneur. Comme si ça se voyait aux cravates. « Des rois d’opérette, je vous dis, ma chère. Et c’est pour sortir de cette situation ridicule, pour nous mettre à l’abri dans une existence assurée et digne, que j’ai pris le parti de signer ceci… »

Il ajouta, montrant tout à coup le Slave tortueux élevé par les jésuites :

— Remarquez, d’ailleurs, que c’est une plaisanterie, cette signature… On nous rend nos biens, après tout, et je ne me considère nullement comme engagé… Qui sait ? Ces millions-là vont peut-être nous aider à reconquérir le trône.

La reine releva la tête impétueusement, le fixa une seconde à le faire loucher, puis haussant les épaules :

— Ne te fais donc pas plus vil que tu n’es… Tu sais bien qu’une fois signé… Mais non. La vérité, c’est que la force te manque, c’est que tu désertes ton poste de roi au moment le plus périlleux, quand la nouvelle société, qui ne veut plus ni Dieu ni maître, poursuit de sa haine les représentants du droit divin, fait trembler le ciel sur leurs têtes et le sol sous leurs pas. Le couteau, les bombes, les balles, tout est bon… On trahit, on assassine… En plein cortège de procession ou de fête, les meilleurs comme les pires, pas un de nous qui ne tressaille quand un homme se détache de la foule… Tout placet recouvre un poignard… En sortant de son palais, qui peut être sûr d’y rentrer ?… Et voilà l’heure que tu choisis, toi, pour t’en aller de la bataille…

— Ah ! s’il ne s’agissait que de se battre ! dit Christian II vivement… Mais lutter comme nous contre le ridicule, la misère, tout le fumier de la vie, sentir qu’on y enfonce chaque jour davantage…

Elle eut une flamme d’espoir dans les yeux.

— Vrai ! tu te battrais ?… Alors, écoute… Haletante, elle lui raconta en quelques paroles brèves l’expédition qu’Élisée et elle préparaient depuis trois mois, envoyant lettres sur lettres, discours, dépêches, le Père Alphée toujours en route par les villages et la montagne ; car cette fois ce n’est à pas la noblesse qu’on s’adressait, mais au bas peuple, les muletiers, les portefaix de Raguse, les maraîchers du Breno, de la Brazza les gens des îles qui viennent au marché sur des felouques, la nation primitive et traditionnelle, prête à se lever, à mourir pour le roi, mais à condition de le voir à sa tête… Les compagnies se formaient, le mot d’ordre circulait déjà, on n’attendait plus qu’un signal. Et la reine, précipitant les mots en charge vigoureuse sur la faiblesse de Christian, eut un saisissement douloureux à le voir secouer la tête, plus indifférent encore que découragé. Peut-être au fond se joignait-il à cela le dépit que tout se fût préparé sans lui. Mais il ne croyait pas le projet réalisable. On ne pourrait avancer dans le pays, il faudrait tenir les îles, mettre une belle contrée à sac avec si peu de chances de réussir ; l’aventure du duc de Palma, une effusion de sang inutile.

— Non, voyez-vous, ma chère amie, le fanatisme de votre chapelain et ce Gascon à tête brûlée vous égarent… J’ai mes rapports, moi aussi, et de plus certains que les vôtres… La vérité, c’est qu’en Dalmatie comme ailleurs la monarchie a fait son temps… Ils en ont assez, là !… Ils n’en veulent plus…

— Ah ! je sais bien, moi, le lâche qui n’en veut plus… dit la reine.

Puis elle sortit précipitamment, laissant Christian très étonné que la scène eût tourné si court. Il ramassa bien vite l’acte dans sa poche, prêt à s’en aller, lui aussi, quand Frédérique revint, cette fois accompagnée du petit prince.

Saisi au milieu de son sommeil, habillé en toute hâte, Zara, — qui venait de passer des mains de la femme de chambre dans celles de la reine sans qu’un mot fût prononcé, — ouvrait de grands yeux sous ses boucles fauves, mais ne questionnait pas, se souvenant confusément, dans sa petite tête encore bourdonnante, de réveils semblables pour des fuites précipitées, au milieu de figures pâlies et d’exclamations haletantes. C’est là qu’il avait pris l’habitude de s’abandonner, de se laisser conduire, pourvu que la reine l’appelât de sa voix grave et résolue, qu’il sentit l’enveloppement tendre de ses bras et son épaule toute prête à ses fatigues d’enfant. Elle lui avait dit : « Viens ! » et il venait avec confiance, étonné seulement de tout ce calme auprès d’autres nuits grondantes, couleur de sang, où montaient des flammes, des bruits de canon, des fusillades.

Il vit le roi debout, non pas ce père insouciant et bon qui parfois le surprenait au lit ou traversait la salle d'études avec un sourire encourageant, mais une physionomie ennuyée et sévère, qui s'accentua durement à leur entrée. Frédérique, sans dire un mot, entraîna l'enfant jusqu'aux pieds de Christian II, et s'agenouillant d'un mouvement brusque, le mit debout devant elle, joignit ses petits doigts dans ses deux mains jointes :

— Le roi ne veut pas m’écouter, il vous écoutera peut-être, Zara… Allons, dites avec moi… « Mon père… »

La voix timide répéta : « Mon père… »

— Mon père, mon roi, je vous conjure… ne dépouillez pas votre enfant, ne lui enlevez pas cette couronne qu’il doit porter un jour… Songez qu’elle n’est pas à vous seul, qu’elle vient de loin, de haut, qu’elle vient de Dieu qui l’a mise, il y a six cents ans, dans la maison d’Illyrie… Dieu veut que je sois roi, mon père… C’est mon héritage, mon bien, vous n’avez pas le droit de me le prendre.

Le petit prince suivait, avec le murmure fervent, les regards d’imploration d’une prière ; mais Christian détournait la tête, haussait les épaules, et furieux, quoique toujours poli, mâchonnait quelques mots entre ses dents… « Exaltation… scène inconvenante… tourner la tête de cet enfant… » Puis il se dégageait et gagnait la porte. D’un bond la reine fut debout, regarda la table vide du parchemin étalé, et, comprenant bien que l’acte infâme était signé, qu’il le tenait, eut un véritable rugissement :

— Christian !…

Il continuait à marcher.

Elle fit un pas, le geste de ramasser sa robe pour une poursuite, puis subitement :

— Eh bien ! soit…

Il s’arrêta, la vit toute droite devant la fenêtre ouverte, le pied sur l’étroit balcon de pierre, d’un bras emportant son fils dans la mort, et de l’autre menaçant le lâche qui fuyait. Toute la lumière nocturne éclairait du dehors cet admirable groupe.

— À roi d’opérette, reine de tragédie ! dit-elle, grave et terrible… Si tu ne brûles pas à l’instant ce que tu viens de signer, avec le serment sur la croix que tu ne recommenceras jamais plus… ta race est finie, broyée… La femme… l’enfant… là, sur ce perron !…

Et l’on sentait dans ses paroles, dans son beau corps tendu au vide, une telle lancée, que le roi, terrifié, s’élança pour la retenir :

— Frédérique !…

Au cri de son père, au tressaillement du bras qui le portait, l’enfant — tout entier hors de la fenêtre — crut que c’était fini, qu’on mourait. Il n’eut pas un mot, pas une plainte, puisqu’il partait avec sa mère. Seulement ses petites mains se cramponnèrent au cou de la reine, et, renversant sa tête d’où s’allongèrent ses cheveux de victime, il ferma ses beaux yeux à l’épouvante de sa chute.

Christian ne résista plus… Cette résignation, ce courage d’enfant-roi qui de son futur métier savait déjà cela : bien mourir !… Son cœur éclatait dans sa poitrine. Il jeta sur la table l’acte froissé qu’il tenait, qu’il tourmentait depuis une minute, et tomba, sanglotant, dans un fauteuil. Frédérique, toujours méfiante, parcouru la pièce de la première ligne à la signature, puis l’approcha d’une bougie, la fit brûler jusqu’à ses doigts, en secoua sur la table les débris noirs, et s’en alla coucher son fils, qui commençait à s’endormir dans son héroïque pose de suicide.