Les Ressuscités/Gérard de Nerval

Calmann Lévy, éditeur (p. 185-226).

GÉRARD DE NERVAL
I

Je suis heureux que ce livre me fournisse l’occasion de rassembler quelques notes sur un homme dont j’aimais le cœur autant que le talent, et à côté de qui j’ai vécu pendant une huitaine d’années, rapprochés que nous étions par une certaine conformité d’humeur et quelquefois aussi par les mêmes études. Jusqu’à présent, mû par un sentiment de douloureuse discrétion, j’avais fait taire mes souvenirs ; aujourd’hui il m’est permis de les évoquer, de les grouper. Les cendres sont refroidies, la psychologie réclame ses droits.

C’est en 1846, dans les bureaux de l’Artiste, que je connus Gérard de Nerval. Il y avait quelques mois seulement que je venais d’arriver à Paris. Ce nom élégant, ces œuvres délicates, cette folie même dont un feuilleton de Janin m’avait apporté l’écho jusqu’au fond de la province, tout cela m’annonçait quelque jeune cavalier mystérieux et pâle. Il me fallut rabattre un peu de mon idéal, ou du moins le modifier. Gérard de Nerval, modeste jusqu’à l’humilité, vêtu d’une redingote longue et à petits boutons, la vue basse, les cheveux rares, me rappelait assez les professeurs des collèges départementaux. Plus tard seulement je me rendis compte de ce mélange de finesse et de bonté qui était le caractère dominant de sa physionomie, et qui était aussi le caractère de son talent. Jeune homme, il avait été charmant, me dit-on ; ses cheveux blonds bouclaient.

Avec ce respect traditionnel des débutants pour les célébrités et même pour les demi-célébrités, j’étudiai pendant quelque temps Gérard de Nerval sans oser lui adresser la parole. Enfin un jour, sa timidité enhardissant la mienne, — il n’y avait que nous deux dans le salon du journal, — j’eus l’audace de l’inviter à dîner. Nous allâmes au restaurant. Je ne me lassai pas de l’entendre ; il aimait à causer, mais à ses heures et à ses aises ; un peu prolixe, amoureux des détails infinitésimaux, il avait dans la voix une lenteur et un chant auxquels on se laissait agréablement accoutumer.

Après le dîner, — qui avait été très-ordinaire, — Gérard me prit sous le bras, et je commençai avec lui, dans Paris, une de ces promenades qu’il affectionnait tant. Il me fit faire une lieue pour aller boire de la bière sous une tonnelle de la barrière du Trône, m’affirmant que ce n’était que là qu’on en buvait de bonne. Elle était servie dans des cruchons particuliers et apportée par deux demoiselles dont les cheveux abondants et roux faisaient l’admiration de Gérard de Nerval. Admiration toute paisible et extatique. — En revenant, il voulut que nous abrégeassions le chemin par une station au Petit Pot de la Porte Saint-Martin, où l’on prend des raisins de Malaga confits dans le sucre et l’alcool. Il mettait un amour-propre enfantin et une ardeur très-grande à la recherche de ces spécialités parisiennes ; il savait où l’on débite la meilleure eau-de-vie de Dantzick, où l’on vend au verre la blanquette de Limoux. Cet épicier qui est à côté de la Comédie-Française, au coin de la rue Montpensier, tient toujours chaud un excellent punch au thé. On ne peut savourer de délicieux chocolat qu’au carreau des halles, à deux heures du matin, dans un café où dorment des maraîchers et des paysannes encapuchonnées. — Ainsi me disait Gérard de Nerval.

Ce n’était cependant pas un buveur, surtout dans l’acception brutale du mot. Il entrait beaucoup plus de littérature que d’autre chose dans cet amour du cabaret et des mœurs de la rue. C’était l’influence d’Hoffmann, le ressouvenir des Porcherons, la lecture de Rétif de la Bretonne. Comme tous les promoteurs de la Renaissance de 1830, Gérard de Nerval voyait avec les yeux des peintres ; il aimait les intérieurs populaires pour leurs couleurs étranges et leur énergique harmonie. C’était Jean Steen.

En ce temps-là, Gérard de Nerval travaillait beaucoup. Il revenait d’Orient, il écrivait son voyage ; il rendait compte des premières représentations dans l’Artiste, et parfois il remplaçait Théophile Gautier à la Presse. Je me souviens d’un très-joli et très-savant feuilleton, signé de lui, sur les Indiens O-jib-be-was, et dans lequel il développait le système de Joseph de Maistre, qui veut que les sauvages ne soient nullement des hommes primitifs, mais au contraire les représentants d’une civilisation dégradée et abolie. C’étaient de telles questions qui séduisaient Gérard de Nerval.

Je puis affirmer qu’il était alors parfaitement sain d’esprit, heureux de vivre et d’exercer sa profession, qu’il aimait pardessus tout. C’est à cette époque, M. de Rémusat étant au ministère, qu’il fut question de lui pour la croix d’honneur. Gérard n’y avait jamais pensé, il fut embarrassé et demanda à réfléchir ; il se dit que le ruban allait l’entraîner dans des frais de costume, l’obliger à restreindre ses pérégrinations nocturnes. Je crois aussi qu’il se regardait un peu comme républicain. L’affaire en resta là.

La Révolution de 1848 ne le surprit pas, mais elle le trouva sans argent. Au mois de juillet, Alphonse Karr fonda le Journal ; il y appela Gérard de Nerval, qui fut investi des fonctions de secrétaire de la rédaction. Le Journal se vendait un sou ; il ne dura guère. — Gérard se retourna vers le théâtre ; il signa du pseudonyme de Bosquillon une parade représentée à l’Odéon, la Nuit blanche. C’était un tableau de la cour de l’empereur Soulouque ; on y voyait paraître un Basile tout blanc. Longtemps retardée par des obstacles de plusieurs natures, et défendue après quelques représentations, la Nuit blanche n’était qu’un fragment d’une grande revue embrassant les cinq parties du monde, et commandée par le directeur de l’Odéon à Gérard de Nerval, Méry et Paul Bocage. La pièce avait été faite, refaite, abandonnée. Bref, on n’en avait sauvé que l’acte de la cour d’Haïti, — où, par parenthèse, Lambert Thiboust, alors comédien, jouait un bout de rôle avec infiniment de verve.

Gérard de Nerval demeurait au coin de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, dans une maison habitée par les demoiselles Brohan. Il avait le spectacle de la place du Musée, occupée, comme on se le rappelle, par des brocanteurs et des marchands d’oiseaux. Combien Gérard devait se plaire dans un pareil lieu ! Tous les matins il descendait sur la place et y passait des heures entières ; il s’était pris surtout d’un véritable attachement pour un remarquable kakatoès ; plein de grandesse et d’éclat, attaché par une chaîne de cuivre à son juchoir. Au milieu du groupe de militaires et d’enfants qui ne cessaient de l’environner, ce kakatoès gardait la gravité d’un magistrat irréprochable ; mais faisait-on mine de l’agacer, il se hérissait, poussait un cri aigre, battait des ailes, et roulait sa langue épaisse dans son bec entr’ouvert. Il n’était accessible que pour Gérard de Nerval qui, rempli de façons aimables et d’attentions délicates, ne manquait jamais de venir chaque matin partager avec lui une demi-livre de cerises qu’il apportait dans son mouchoir. Quand les cerises étaient mangées, le kakatoès, pour manifester sa reconnaissance, se suspendait par le bec à l’un des bâtons et se balançait longtemps dans cette posture acrobatique, ou bien il mordillait le doigt de Gérard, ou il posait la patte sur son collet d’habit. Heureux kakatoès ! heureux Gérard !

Cette félicité innocente eut cependant une fin, comme toutes les félicités. Un matin, Gérard de Nerval, arrivant avec ses cerises, ne trouva plus le kakatoès ; il apprit qu’un étranger l’avait acheté très-cher. Cette nouvelle le pétrifia : il s’était habitué à considérer l’oiseau comme son bien, comme sa propriété ; il ne pouvait concevoir qu’on l’en eût séparé.

— Que ne l’achetiez-vous ? lui dit le marchand.

— Ah ! répondit Gérard, cela n’aurait plus été la même chose !

Fouillant une fois dans mon humble bibliothèque, Gérard poussa un cri de joie. Il venait de s’emparer d’un livre intitulé : Les Aventures du docteur Faust et sa descente aux Enfers, traduction de l’allemand, avec figures. Il y avait plus de trente ans que Gérard de Nerval cherchait ce livre ; c’était pour lui un souvenir et un désir d’enfance. La première fois qu’il l’avait vu, c’était sur les rayons en plein air d’un étalagiste du boulevard Beaumarchais ; les figures l’avaient attiré par leur étrangeté : l’une d’elles représentait un Léviathan énorme, les cheveux chassés par le vent, les yeux et la bouche vomissant des flammes, habillé du reste comme un bourgeois, c’est-à-dire en justaucorps et en culotte courte, chaussé de gros souliers. Ce Léviathan tenait du bout des doigts, entre l’index et le pouce, la dépouille humaine de Faust, ployé en deux, mort. — Gérard de Nerval, alors écolier, avait marchandé le livre ; mais le bouquiniste, petit vieillard aussi étrange que son livre, avait demandé un prix exorbitant, quinze ou vingt francs, je crois. Gérard s’étonna et soupira, comprenant qu’il devait y renoncer.

Mais la fatalité le ramenait presque tous les jours devant ce Faust inconnu ; il en avait lu quelques pages, il voulait lire tout. Le bouquiniste inquiet mit le livre dans une vitrine qui fermait à clef. Alors Gérard se détermina à amasser sur ses économies la somme indispensable ; mais lorsqu’au bout de quinze jours il reprit le chemin du boulevard Beaumarchais, l’étalage et l’étalagiste avaient disparu. Il repassa le lendemain, même absence. Il s’informa de la demeure du vieux libraire, on l’envoya à la rotonde du Temple ; là, après avoir visité plusieurs galetas, il finit par apprendre que le bouquiniste était mort subitement ; les livres avaient été envoyés à l’hôtel Bullion et vendus par lots.

Depuis lors, Gérard de Nerval n’avait jamais complètement oublié les Aventures du docteur Faust et le Léviathan en pourpoint allemand ; parmi les nombreux Faust qui ont précédé et suivi le type définitif de Gœthe, celui-là lui tenait particulièrement au cœur. C’était un Faust marié, père de famille, voyageur. C’était aussi un Faust politique. Nous en reparlerons tout à l’heure. En retrouvant ce livre chez moi, Gérard assouvissait un de ces premiers désirs, un de ces désirs d’adolescent, les plus impérieux de tous ; on comprend sa joie. Il me demanda la permission de l’emporter ; je fis mieux, je le lui donnai, et c’est avec les Aventures du docteur Faust et sa descente aux Enfers qu’il écrivit peu de temps après son drame de l’Imagier de Harlem.

Dans l’Imagier de Harlem ou la Découverte de l’Imprimerie, drame légendaire en cinq actes et en dix tableaux, Gérard de Nerval a substitué Laurent Coster au docteur Faust. Ce point de départ excepté, la fable est la même que dans le bouquin du boulevard Beaumarchais. Le diable conduit successivement Laurent Coster à la cour de l’archiduc Frédéric III, en France chez Louis XI, en Italie chez les Borgia. Les lamentations de sa femme et de ses enfants suivent Coster dans ses pérégrinations, comme elles suivent Faust dans les siennes. Gérard de Nerval, dont la métempsycose et l’illuminisme se partageaient continuellement l’imagination, n’avait ajouté qu’un personnage, incompréhensible, il est vrai : c’était Aspasie, la courtisane Aspasie, qui s’incarnait à son tour dans la dame de Beaujeu, dans Impéria, et enfin dans une Muse. Ce drame, d’une contexture bizarre, bâti sur cette idée : le diable s’emparant de l’imprimerie et en faisant une de ses armes, écrit tantôt en vers et tantôt en prose, appelant à son aide les pompes de la danse et du chant, ce drame, qui n’eut d’ailleurs qu’un succès d’étonnement, accusait trois collaborations bien tranchées : celle de M. Méry, celle de M. Bernard Lopez et celle du directeur du théâtre qui le fit représenter, M. Marc Fournier.

II

Le Faust dont Gérard de Nerval s’est inspiré est connu en Allemagne sous la désignation de Faust de Klinger ; il fut publié vers 1792, et obtint un succès de plusieurs éditions. Malgré l’époque favorable aux licences écrites, Maximilien Klinger crut devoir garder l’anonyme ; comme tous les Allemands spirituels, il était tombé à bras raccourci sur l’Allemagne, principalement sur les souverains et le clergé. Son livre est moins un roman qu’un pamphlet corrosif, un tableau de l’Europe à vol de démon. Une première traduction française en parut six ans après, à Amsterdam, avec six gravures et un portrait de Faust en médaillon sur le titre. Les traducteurs (MM. de Saur et Saint-Geniès) gardèrent d’abord l’anonyme, comme l’auteur ; leur version, reproduite plusieurs fois à Paris et à Reims, semble être un mot à mot ; elle est précieuse à cet égard.

Les Aventures du docteur Faust et sa descente aux enfers forment deux volumes in-12, et comprennent cinq livres, divisés eux-mêmes en petits chapitres. Nous allons essayer d’en donner une analyse, qui mettra en évidence les points de rapprochement avec les situations principales de l’Imagier de Harlem. Dans le premier livre, le docteur Faust se rend de Mayence à Francfort avec le dessein de vendre au conseil de cette ville une Bible latine imprimée par lui. Il en demande deux cents ducats. Par malheur, on a acheté quelques semaines auparavant cinq foudres de vieux vin du Rhin, et sa requête reste sans effet. C’est vainement qu’il s’adresse aux échevins, au maire, aux sénateurs et à l’orgueilleux conseiller du corps de métier de saint Crépin. Faust, le cœur gonflé d’amertume, revient chez lui et se décide à tracer le cercle terrible qui va le séparer à jamais de Dieu. Au moment où il étend le bras, une figure confuse lui apparaît et lui crie : « Faust ! Faust !

» Faust. — Qui es-tu, pour venir m’ interrompre dans mon audacieux ouvrage ?

» La Figure. — Je suis le génie de l’humanité, et je veux te sauver, s’il est possible encore.

» Faust. — Que peux-tu me donner pour apaiser la soif de la science et mon penchant invincible pour la jouissance et la liberté ?

» La Figure. — L’humilité, la résignation dans les souffrances, la modération, le noble sentiment de toi-même, une mort douce, et la lumière après cette vie.

» Faust. — Disparais, fantôme ! Je te reconnais aux ruses avec lesquelles tu trompes les misérables. Va faire tes momeries devant le mendiant, l’esclave, le moine ; adresse-toi à ceux qui ont enchaîné leurs âmes, à ceux qui ont renoncé à eux-mêmes pour échapper aux griffes du désespoir. Mes forces veulent de l’espace : que celui qui me les a données réponde d’elles ! »

Ayant dit, Faust se précipite au milieu du cercle et prononce la formule magique. La porte s’ouvre, livrant passage à un personnage majestueux : c’est Léviathan, un des princes de l’enfer. Faust s’irrite de cette forme : « Suis-je donc condamné à trouver l’homme partout ? » murmure-t-il. Ensuite il ordonne à Léviathan de lui dévoiler le principe de toutes les choses, de mettre à nu devant lui les ressorts du monde physique et du monde moral, enfin de lui faire connaître l’essence du Très-Haut. « Insatiable ! dit le démon ; sache donc que depuis que nous sommes exterminés, nous avons perdu l’idée de ces secrets célestes, et même oublié la langue dans laquelle ils s’expriment. » Bref, supplié ou menacé, Léviathan ne consent qu’à promener le docteur Faust à travers l’univers. Son pouvoir est borné là. « Je prends un grand homme par la main, et je suis fier d’être son serviteur, » dit-il. Ce respect du diable pour le génie est un des traits caractéristiques et louables de l’ouvrage.

En guise d’intermède, on assiste à un banquet donné dans l’enfer par Satan pour célébrer la découverte de l’imprimerie . Il s’agit d’un repas d’âmes fraîchement arrivées le matin : âmes de conquérants, de philosophes, de vizirs. Les marmitons les font cuire ou rôtir en les arrosant avec des coulis combustibles. Les vins deviennent l’objet de soins tout particuliers ; certaines bouteilles sont remplies avec les pleurs des collatéraux, des médecins et des veuves ; les flacons d’entremets contiennent les larmes précieuses des jeunes filles auxquelles la misère est venue passer autour du corps la ceinture dorée. Pour Satan et ses intimes, il y a, dans des coupes à part, un plus noble et surtout un plus rare breuvage : ce sont des larmes de rois et de ministres. Après avoir dressé les tables, les cabaretiers du noir séjour se rendent au marais des damnés, en chassent les âmes brûlantes, et les font voler au plafond de la salle pour éclairer le banquet. Tous les diables saisis d’allégresse élèvent leurs verres en répétant à plusieurs reprises : « — Vive Faust ! Vive l’empoisonneur des fils de la poussière ! »

L’horrible et l’ingénieux se mêlent dans ce chapitre, qui se termine par un ballet allégorique tout à fait dans le goût allemand. On voit le Crime danser avec l’Orgueil, pendant que l’Imagination joue de la flûte ; puis c’est un menuet dont la Flatterie dessine les figures ; l’Imposture donne du cor de chasse. Survient la Discorde qui se jette entre les groupes. « La Théologie, s’apercevant que tous embrassaient avec ardeur la voluptueuse Poésie, brûla par derrière, avec sa torche enflammée, l’idolâtrée déesse de la rime. Celle-ci poussa des hurlements effroyables ; le Charlatanisme s’avança pour panser la blessure ; mais l’Histoire eut pitié d’elle, et lui appliqua sur la partie lésée une feuille encore humide d’un roman sentimental. La Politique finit par les atteler tous à son char et les emmena en triomphe. »

Les livres deuxième et troisième sont consacrés aux récits des excursions de Faust et du prince Léviathan par toute l’Allemagne : ils tentent les évêques, les ermites, les religieuses ; ils corrompent les juges et les bourgmestres. Et la corruption a toujours raison ; et la tentation ne rencontre que des âmes sans résistance. Faust détourne la tête avec tristesse. — « Ramène-moi à Mayence ! » dit-il au diable. Dans sa nouvelle fortune, Faust avait oublié sa famille ; il la retrouve affamée et en haillons ; ses enfants tâtent ses poches avec avidité pour y chercher du pain ; son vieux père s’approche, les genoux tremblants ; sa femme sanglote en l’entourant de ses bras amaigris. Faust, ému, tire un sac plein d’or, et le jette sur la table. À cette vue, la joie renaît sur les physionomies ; seul, le vieillard hoche la tête et soupire :

« Le vieux Faust. — Mon fils, reste dans ton pays et nourris-toi honnêtement, dit l’Écriture.

» Faust. — Et meurs de faim, sans que personne ait pitié de toi, dit l’Expérience. »

Faust repart. Il veut visiter la France, alors gouvernée par Louis XI ; dès son arrivée, il assiste à la double mort du duc de Berry et de sa maîtresse, occasionnée par une pêche empoisonnée, envoi du roi très-chrétien. À Paris, il se heurte à l’échafaud de Nemours ; dans le château de Plessis, il n’échappe qu’avec peine au lacet de Tristan ; les prisonniers de la galerie des cages de fer le poursuivent de leurs prières et de leurs cris. — « Eh quoi ! s’écrie Faust avec stupeur, c’est par un squelette vêtu de pourpre que les nerveux habitants des Gaules se laissent égorger ! Qui comprend quelque chose à cela ? Tout ce que je vois, tout ce que je sens en moi et hors de moi n’est qu’un tissu de contradictions. Des idées affreuses errent dans mon cerveau, et souvent il me semble que le monde moral n’est régi que par une espèce de tyran, pareil à ce malheureux ! »

Le diable sourit, et tous deux vont en Angleterre. Ils aperçoivent sur les degrés du trône une sorte de monstre, bossu, tordu, sanglant, hautain ; ils reconnaissent en lui le protecteur du royaume, le duc de Glocester, qui sera bientôt Richard III ; ils pénètrent à la Tour et sont témoins de l’assassinat du jeune roi légitime et de son frère, qu’on enterre sous une dalle de cachot. Jamais Faust n’avait vu commettre de tels crimes avec autant de sang-froid ; il n’en veut pas voir davantage. Sur le point de s’embarquer, Léviathan lui dit avec une adorable insouciance : — « Au reste, en enfer, on ne fait pas grand cas de ces tristes insulaires, qui suceraient la moelle de tous les cadavres pestiférés du globe, s’ils croyaient trouver de l’or dans leurs os. Ce peuple, qui méprise les autres nations, se joue de tout ce que tu nommes sentiment, ne conclut aucun traité que dans l’intention de le rompre dès qu’il y a un terrain à gagner. Si les habitants de la terre ferme savaient se passer de sucre et de café, les enfants de la vaine Albion redeviendraient ce qu’ils étaient lorsque Jules César, Canut, roi de Danemark, et Guillaume de Normandie s’amusèrent successivement à y faire une descente. »

Le vent les pousse en Espagne. Un auto-dafé a rassemblé sur une grande place des cavaliers en habits magnifiques et des femmes éclatantes de beauté et de sourires. Là, Faust entend le fameux inquisiteur Torquemada se vanter auprès d’Isabelle et de Ferdinand de ce que le tribunal a jusqu’à présent fait le procès à quatre-vingt mille personnes, et immolé dans les flammes six mille hérétiques. Faust commence à croire que toutes ces horreurs appartiennent essentiellement à la nature de l’homme, qui, en sa qualité d’animal, doit ou déchirer ses semblables ou être déchiré par eux. Il enveloppe sa figure dans son manteau, qu’il baigne de larmes.

D’autres scènes non moins atroces l’attendent cependant en Italie. À Milan, c’est le meurtre du duc Galéas Sforce, dans la cathédrale ; à Florence, c’est l’assassinat du neveu du grand Côme, ordonné par l’archevêque Salviati. Enfin Faust et Léviathan mettent le pied dans Rome. Le cadre s’agrandit. Un livre entier dépeint la ville éternelle, courbée sous l’effroyable et somptueuse domination d’Alexandre VI.

Après avoir satisfait à la coutume du baisement de la mule papale, — Léviathan s’exécute sans trop faire la grimace, — ils sont reçus dans les petits appartements du Vatican, où une représentation de la Mandragore, de Machiavel, a été organisée. Ils lient connaissance avec Lucrèce Borgia, qu’accompagnent ses deux frères François et César. Des fêtes se succèdent, alternant avec des meurtres ; dans une partie de chasse à Ostie, le pape, afin d’augmenter les revenus du saint-siège, trouve ingénieux de taxer les péchés et d’échanger les dispenses contre des florins d’or. Faust devient l’amant de Lucrèce. Toute cette série de peintures de fantaisie et d’histoire respire une incroyable chaleur, et est soutenue par une progression de vices qui fait quelquefois trembler le livre aux mains du lecteur. Plus que dans les autres Faust, on sent qu’un souffle vraiment diabolique a passé par là.

Le livre cinquième commence. Ils ont fui Rome. « Muet, sombre et rêveur, Faust était à cheval à côté du diable. Celui-ci le laissait avec plaisir livré à ses réflexions, et riait par l’espérance flatteuse de respirer bientôt avec lui les douces vapeurs de l’enfer. Ils aperçurent Worms dans la plaine ; lorsqu’ils n’en furent plus éloignés que de quelques jets de pierre, ils virent une potence à laquelle était attaché un jeune homme grand et bien fait. Faust leva les yeux. Un vent frais qui soufflait à travers les blonds cheveux du pendu, et qui poussait son corps en avant et en arrière, permit à Faust de remarquer une taille élégante. Ce coup d’œil lui fit verser des larmes, et il s’écria d’une voix tremblante :

« — Pauvre jeune homme ! quoi ! dans la fleur de ton âge, déjà ici, à ce fatal poteau !

» Le Diable. — Faust, c’est ton ouvrage.

» Faust. — Mon ouvrage ?

» Le Diable. — Considère attentivement ce jeune homme, c’est ton fils aîné.

» Faust regarda en l’air, reconnut son fils et tomba de cheval. »

Rien de plus. C’est sec et affreux comme la réalité. L’or que Faust a jeté dans sa famille a dépravé son fils, tué son vieux père ; sa femme, couverte de lambeaux, va s’asseoir tous les jours devant la porte du couvent des Franciscains, attendant les restes du souper de ces moines. Faust, revenu à lui, appelle la mort. « Eh bien ! s’écrie-t-il, que mon sang fume devant l’autel du Formidable ! qu’il se réjouisse de mes sanglots, je l’ai atteint. Déchire la chair qui enveloppe mon âme incertaine et douteuse ! Romps le charme, je ne t’échapperai pas ; et quand même je le pourrais, je ne le voudrais pas, car les tourments de l’enfer ne doivent être rien en comparaison de ce que j’éprouve maintenant ! — Ton courage, Faust, me fait plaisir, répond Léviathan ; j’aime mieux entendre ce que tu dis que les hurlements et les sifflements sur lesquels je comptais. »

Mais le diable de Klinger est un ergoteur, et il ne veut pas abandonner à si bon compte sa victime : forcé d’admirer son courage, il lui conteste sa logique ; il veut que Faust ait mal vu, mal jugé, et c’est là une thèse au moins étrange dans une pareille bouche : « Insensé ! dit-il à Faust, tu te vantes d’avoir étudié l’homme et de le connaître ! As-tu comparé les besoins et les défauts résultant de sa nature avec ceux qu’il doit à la civilisation et à une volonté qui n’est plus la sienne ? Tu n’as fréquenté que les palais et les cours. Peux-tu dire que tu connais l’homme, puisque tu ne l’as cherché que dans la lie du crime et de la volupté ? Tu as passé avec dédain devant la cabane de l’homme modeste… » Encore un peu, et ce diable deviendrait tout à fait un diable de l’école du bon sens, si Faust ne l’interrompait brusquement en ces termes : « Égorge-moi, et ne m’assassine pas par ton bavardage, qui tue mon cœur sans convaincre mon esprit. Vois, mes yeux sont fixes et secs. Diable, écris dans ces nuages obscurs, avec les bouillons de mon sang, la belle théodicée que tu viens de me prêcher ! »

Le dénoûment est prévu. Toutefois Léviathan permet à Faust de détacher son fils de la potence et de l’enterrer dans un champ voisin, récemment ouvert par la charrue. Ce devoir accompli, Faust revient vers lui en disant : — « Ma tristesse et mon malheur sont à leur comble ; brise le vase qui ne peut plus les contenir. »

Alors s’exécute cette scène qui a fourni le sujet de la gravure que nous avons décrite. Léviathan saisit Faust avec un rire moqueur, dépouille son âme de son corps comme on dépouille une anguille de sa peau, déchire ses membres et les disperse dans la plaine. Puis il emporte l’âme en enfer.

Dans tout cela, on le voit, il est peu question de l’imprimerie, ou il n’en est question que secondairement. La satire passe à côté. Mais en somme l’ouvrage est curieux : il accuse de l’ampleur et de l’ardeur ; il ne marchande pas avec l’horrible ; c’est bien le roman d’un Allemand mordu par la Révolution.

Gérard de Nerval a laissé de côté l’épisode du voyage en Angleterre. Il a supposé avec raison que Glocester était usé sur la scène ; en revanche, il a cherché à développer le drame du ménage de Faust, et il a agrandi l’importance philosophique de la découverte de l’imprimerie. Cette dernière préoccupation n’a eu et ne pouvait avoir qu’une action médiocre sur le public. Néanmoins il est resté un assez puissant reflet du roman sur le drame ; et nul n’était plus propre que Gérard de Nerval à distribuer cette lumière étrange sur les diverses parties d’une œuvre théâtrale.

III

Gérard m’engageait quelquefois à collaborer avec lui pour le théâtre. Il s’occupait depuis très-longtemps d’un drame sur Nicolas Flamel qu’il me raconta pendant une soirée. Une autre fois, il m’apporta un petit cahier tout écrit de sa main, intitulé : la Forêt Noire. « Lisez-le, me dit-il, vous me direz demain si nous pouvons en faire quelque chose. » Le lendemain, Gérard de Nerval ne vint pas. Il était parti pour La Haye, pour Senlis ou pour Saint-Germain. Nous oubliâmes tous les deux le petit cahier. Je l’ai retrouvé dans ces derniers temps, et je le transcris ici. On y retrouvera ce type de Brisacier qu’il affectionnait particulièrement, et qu’il a reproduit dans plusieurs de ses ouvrages.

LA FORÊT NOIRE
Donnée historique

L’action se passe en 1702, à l’époque où Louis XIV luttait contre l’empereur d’Allemagne dans le Palatinat. L’électeur de Bavière et celui de Cologne étaient alors les alliés de la France, et Villars commandait les armées réunies. On venait de prendre Neubourg, et Villars occupait la ville sous les murs de laquelle on devait le lendemain livrer une bataille définitive. Les troupes de Louis XIV et des électeurs s’étaient établies dans les principaux édifices, sur les places, et des détachements gardaient les portes avec ordre de ne laisser sortir personne de suspect, car on avait espéré s’emparer de plusieurs protestants réfugiés après les guerres des camisards, auxquels le margrave de Bade avait donné asile, et qu’on soupçonnait d’aider les ennemis de leurs talents et de leurs richesses.

L’incendie des châteaux du Palatinat avait eu principalement le motif de détruire les principaux lieux d’asile qu’ils avaient trouvés. Les ordres de Louis XIV étaient impitoyables sur ce point.

PREMIER ACTE

Près de l’une des portes de Neubourg est une taverne avec un jardin et des tonnelles où l’on vient boire. Les soldats de l’armée victorieuse se mêlent au peuple de la ville dans cette sorte de redoute. On danse, on boit, et un piquet de dragons, tout en gardant le poste, regarde avec curiosité ce peuple étranger insoucieux des maux de la guerre. Un jeune capitaine, nommé Brisacier, cause avec un brigadier de musique, nommé Chavagnac ; ce dernier voudrait se mêler à la valse, mais le capitaine lui parle de la consigne et de son âge qui devrait lui commander la gravité. Brisacier est en effet le plus jeune, mais né de parents inconnus, élevé dans le régiment, la protection de Villars, qui ne s’est pas soucié de son origine, mais de son talent, l’a fait parvenir à son grade. Chavagnac s’attendrit en causant du passé et comprime avec peine un secret qu’il doit cacher à Brisacier qu’il a vu tout petit et qui, quoique son supérieur, est resté son camarade. Le caractère gai et bruyant de Chavagnac le fait échapper vite à de tristes souvenirs.

Cependant une troupe de Bohémiens se présente et veut franchir la porte avant que la ville soit fermée. Ils se sont trouvés pris dans la ville pendant le siège et leur humeur vagabonde les appelle ailleurs ; ils disent que de pauvres baladins comme eux ne peuvent s’exposer aux chances nouvelles de la bataille qui doit se livrer. Au moment où Brisacier va donner l’ordre de les laisser sortir : « Sont-ce bien des Bohémiens ? dit le lieutenant chargé de garder la porte sous les ordres de Brisacier. — Il y a un moyen de s’en convaincre, dit gaiement le trompette Chavagnac, c’est de leur faire montrer leurs talents. »

Le chef des Bohémiens s’intitule comte d’Égypte, et se donne comme prédisant l’avenir et maître des destinées ; sa barbe blanche et sa tenue solennelle donnent quelque apparence à ses paroles. Une petite vieille qui l’accompagne et qui se dit sibylle, montre des cartes ou tarots et s’offre à tirer le grand jeu. Quant à une jeune fille qui l’accompagne, celle-là ne sait que danser et chanter pour attirer la foule autour de ses compagnons. Sur l’insistance des officiers, elle se dévoile et chante aux sons du tambour de basque une chanson gaie qui dispose en sa faveur les assistants.

À peine s’est-elle dévoilée, que Brisacier se récrie dans un étonnement profond : il a reconnu en elle les traits d’une peinture vue sans doute dans sa plus tendre enfance, et communique sa surprise à Chavagnac, qui dès lors partage son émotion.

Brisacier s’approche d’elle et lui parle, lui demande le lieu de sa naissance et mille détails que la vieille se hâte d’interrompre ; elle cherche à donner le change. Sous ses traits basanés, on s’aperçoit qu’elle est jeune et qu’elle exerce sur la chanteuse une sorte de protection mystérieuse. Brisacier ne conçoit pourtant aucun soupçon, et commande aux soldats de laisser sortir les Bohémiens ; mais le lieutenant, malveillant et jaloux en lui-même du capitaine (qui, quoique enfant trouvé, lui est supérieur en grade, à lui, descendant d’une ancienne famille), a fait prévenir le colonel qui envoie l’ordre de retenir ces gens suspects.

Alors le vieillard, sans abandonner son rôle de Bohémien, tente de soulever la population et en ayant l’air de prédire, arrive peu à peu à faire appel aux idées religieuses des assistants, anabaptistes pour la plupart. Il parle du bonheur que Dieu promet à ceux qui soutiendront cette cause, et ses chants sont le tableau des joies mystiques du paradis où les croyants rejoindront leur famille et retrouveront ceux qui leur sont chers. Ce passage frappe vivement l’imagination de Brisacier qui pleure sa position d’orphelin et cherche à suivre les fugitifs. Au moment où le lieutenant et lui se disputent sur ce sujet, le colonel arrive, averti qu’on méconnaît ses ordres, met aux arrêts le capitaine Brisacier et ordonne que l’on entraîne à la mort ces malheureux qui ont tenté de soulever le peuple. Brisacier sort désespéré et se sépare avec la plus profonde douleur de la jeune fille qui va périr. Seulement à la chute du rideau l’on voit paraître le général en chef Villars et l’on peut prévoir un autre dénoûment.

DEUXIÈME ACTE

Cet acte se passe dans la serre d’un château du Rhin, situé dans la Forêt Noire, à peu de distance de Neubourg. Ce château passe dans le pays pour être hanté des esprits, et Ondine, la reine des eaux, y attire, à ce qu’on croit, les jeunes gens séduits par les paroles des Bohémiennes. L’exposition en aura été faite dans le premier acte. Le trompette Chavagnac entre tenant dans ses bras son capitaine évanoui. Il expose qu’après sa condamnation aux arrêts, Brisacier, craignant de ne pouvoir assister à la bataille, avait tenté de s’échapper de la prison. Aidé par lui, il a sauté d’une fenêtre haute, mais sa tête ayant porté sur le sol, il est resté privé de ses sens. En cherchant du secours, Chavagnac a traîné son ami jusqu’à une ouverture par laquelle il est entré dans le château, et maintenant il appelle, avec une crainte que l’aspect étrange des lieux justifie. Des noirs arrivent et transportent le capitaine sur un banc de gazon. Le trompette leur recommande de prendre soin de lui et cherche à se retirer, mais il ne peut retrouver son chemin, tout est fermé. Sa crainte des esprits revient et il les invoque avec une confiance comique. Bientôt une troupe de jeunes filles magnifiquement vêtues se répand sur la scène et elles entourent le capitaine en lui prodiguant des secours.

Brisacier revient à la vie et se croit dans un autre monde : les paroles du vieux Bohémien de la veille lui reviennent dans l’esprit, et il s’imagine qu’étant mort après avoir défendu ces infortunés le ciel l’a transporté dans le monde magique qu’ils avaient annoncé et où doit briller l’image de celle qu’il aime. Il la demande et elle paraît, mais non plus comme une obscure Bohémienne, sous des habits de grande dame et dans le costume du tableau qu’il a vu autrefois.

Il doute si c’est l’autre vie ou un rêve qui lui présente de telles apparitions ; mais le souvenir des Bohémiens entraînés au supplice lui fait penser surtout que comme lui ils se retrouvent dans un monde meilleur. En effet, la vieille sibylle du premier acte parait en costume de reine et comme maîtresse du château. Chavagnac reconnaît en elle la fée Ondine des ballades, tandis que Brisacier invoque sa puissance pour lui rendre celle qu’il aime, qui vient de disparaître encore comme l’idéal de sa vie.

Au moment où la sibylle semble s’attendrir, le vieillard paraît sous des habits d’une forme ancienne et semble en proie à la fureur de ce qu’un profane a pénétré dans le château. La sibylle le prend à part et lui explique ce qu’elle suppose, pendant que Chavagnac et Brisacier se communiquaient leurs impressions, qui chez l’un ont un caractère d’illusion combattue par le courage, tandis que chez l’autre la peur et la crédulité augmentent les éléments de conviction surnaturelle qui doivent frapper Brisacier.

Cependant le vieillard a déjà conçu une idée qui le frappe vivement ; la sibylle y ajoute ses propres observations, mais le doute fait encore que l’on hésite à prononcer sur le sort des deux militaires. Car les habitants du château ne sont autre chose que des protestants réfugiés et la sibylle prétendue est la margrave Sibylle, souveraine du pays de Bade qui, surprise dans Neubourg avec ses protégés, avait pris un déguisement pour échapper aux troupes de Louis XIV.

La margrave Sibylle, femme capricieuse et spirituelle, s’amuse de l’erreur de Brisacier et lui fait raconter sa vie et son origine. Elle apprend qu’il y a dans les souvenirs d’enfance du jeune homme une impression vive de quelque scène terrible à laquelle il a échappé, et c’est en instruisant de cela le vieillard, ancien comte d’Alby, qu’elle lui donne matière à réfléchir lui-même. Il se souvient alors d’un neveu échappé au massacre du château de son père, dans les Cévennes, et veut savoir si c’est réellement Brisacier.

Pendant qu’il prépare tout dans cette idée, la margrave cherche à agir sur l’imagination du jeune homme en lui disant qu’il est en ce moment sous le pouvoir des esprits, et que, soit illusion, soit rêve, c’est le moment solennel de sa vie où il doit se décider entre deux partis. Il pleure ses parents perdus, il rêve d’impressions oubliées ; la volonté céleste va les lui rendre, et alors il se prononcera.

En effet, un portique en style de la renaissance qui fermait le fond du théâtre ouvre ses portes et l’on aperçoit une table entourée de convives en costumes du siècle précédent. Une jeune fille est à la droite du seigneur protestant, qui lui-même paraît plus jeune ; c’est toujours la Bohémienne, mais c’est en même temps la personne dont l’image est restée dans l’imagination du capitaine.

Pendant que ces personnages prennent part au banquet de famille, le son d’une trompette retentit au dehors. À ce moment, Chavagnac porte la main à son clairon et s’écrie comme pris d’un souvenir terrible : « Les huguenots à mort ! à mort ! » Un clairon vêtu comme lui entre dans la salle en répétant ces mots ; des soldats costumés en dragons de Louis XIV se précipitent sur les protestants, et les portes du pavillon se referment au moment du tumulte que doit amener cette situation.

Brisacier, cependant, a revu dans cet instant toute une scène dont le souvenir vague n’avait jamais été expliqué pour lui ; quant à Chavagnac, en proie à la plus profonde terreur, il demande pardon aux esprits vengeurs qu’il croit irrités contre lui, et raconte que c’est en effet lui-même qui a sonné l’attaque du château protestant. Seulement il a sauvé du milieu des morts et des blessés un jeune enfant qui n’est autre que Brisacier, et l’ayant fait élever dans la foi catholique et adopter par le régiment, il ne lui a jamais parlé de sa naissance et a détourné ses idées des premières impressions de sa vie.

La margrave reparaît, et pour effacer ces sombres souvenirs, elle ramène autour de Brisacier les jeunes filles qui lui présentent la coupe de l’oubli ; la seule image qui reparaît est celle de la fille aimée ; elle lui chante et le bonheur et la perspective de se rendre digne d’elle en protégeant les malheureux proscrits. Cependant le sommeil s’empare des deux militaires, et l’on comprend que c’est dans cet état, dû à une liqueur préparée, qu’ils seront transportés hors du château.

TROISIÈME ACTE

La scène se passe dans le camp français au bord du Rhin. La bataille a lieu dans le lointain, dans la plaine de Friedlingue, et les paysans effrayés viennent demander protection aux troupes de réserve qui gardent le camp. La compagnie de Brisacier se désespère de ne pas prendre part au combat. En ce moment, Brisacier et Chavagnac, pâles de la nuit qu’ils ont passée, reparaissent et cherchent à échapper aux interrogations. Le capitaine veut regagner la salle des arrêts, mais on vient annoncer que la bataille est perdue et que l’aile gauche des impériaux se prépare à attaquer le camp. Le peuple effrayé s’adresse au capitaine, qui voyant revenir des soldats débandés prend sur lui la résolution d’appeler sa troupe aux armes.

Pendant que les paysans suivent avec anxiété les chances du combat, les chefs victorieux reviennent du côté opposé, et là se passe la scène historique dans laquelle les soldats nommèrent Villars maréchal de France sur le champ de bataille. Cependant une inquiétude interrompt ce triomphe : on apprend à Villars qu’un parti de troupes débandées ont été ramenées au combat par une compagnie de réserve, qui elle-même a été à la fin repoussée par le gros des ennemis en retraite. On envoie du monde pour les dégager, et bientôt l’on ramène Brisacier confondu. Parmi les ennemis qu’il a trouvés en face de lui, il a reconnu le vieillard mystérieux, et n’osant le frapper il s’est précipité parmi les ennemis en appelant la mort. Conduit devant le général en chef après avoir été dégagé, il demande d’être jugé selon la rigueur militaire, et les chefs ne peuvent prononcer autre chose que la mort ; au moment où le conseil se réunit pour prononcer cet arrêt, on amène des prisonniers faits dans la sortie qui a été cause de ce désordre et qui, on le comprend, a été tentée par les habitants du château. Le capitaine Brisacier, qui, en proie à des idées mystiques, ne voulait plus que mourir pour retourner au séjour féerique entrevu la nuit précédente, reconnaît avec désespoir les habitants du château qui ne sont plus que des proscrits ; le lieutenant, jaloux de son grade qui lui a nui encore dans cette affaire, raille Chavagnac qui, pour essayer de sauver son ami, avait raconté les circonstances fantastiques de la nuit. Cette ironie porte en même temps au cœur de Brisacier ; toutefois les prisonniers viennent près de lui, et une explication donnée par la margrave achève de dissiper ses doutes. En même temps la margrave lui apprend que l’électeur roi des Romains, son parent, traite en ce moment même avec Villars, et que, grâce à des concessions faites à la France, la délivrance des prisonniers est assurée. Ne se doutant pas en outre de la position dans laquelle s’est mise Brisacier, elle appelle Diane et réunit les amants comme désormais fiancés. Là a lieu une scène où Brisacier mêle tristement en lui-même la perspective de sa mort à l’heureuse destinée qui lui arrive en apparence.

Le voilà reconnu membre d’une illustre famille, on lui promet celle qu’il aime ; tout s’éclaircit autour de lui ; ces êtres fantastiques, entrevus comme dans un rêve, sont vivants et lui va mourir ! Au moment où, n’osant les détromper, il accepte ce que la margrave lui promet, la décision du conseil de guerre est annoncée et consterne les assistants.

La margrave quitte la scène, avertie de l’arrivée de l’électeur roi des Romains. Elle court à lui pour l’implorer, et l’on apprend bientôt qu’il est en conférence avec Villars. Mais ce qui rend la grâce impossible au moment où elle semble décidée, c’est qu’un sergent coupable d’une faute analogue a été déjà passé par les armes. Cette péripétie, à laquelle on peut ajouter le murmure des soldats qui croient qu’on va faire un passe-droit à cause de l’origine noble du capitaine désormais reconnue, amène une résolution par suite de laquelle un peloton est commandé pour l’exécution par les armes de Brisacier. Le trompette Chavagnac parle en secret aux soldats choisis pour cet acte, lesquels sont de vieux soldats qui, comme lui, ont concouru à sauver autrefois Brisacier enfant.

La nuit commence à tomber et les troupes repassent le Rhin en abandonnant la rive, par suite du traité fait avec l’électeur ; on entend bientôt le bruit de l’exécution de Brisacier, et les proscrits se désolent sur la scène de cette condamnation qui s’exécute derrière les arbres voisins. Mais un instant après, la troupe restée en dernier lieu s’embarque, et Brisacier, qui n’a subi qu’un simulacre d’exécution destiné à tromper l’armée, se jette dans les bras de ses parents avec lesquels il vivra désormais en épousant Diane d’Alby.