Les Ressuscités/Henry Murger

Calmann Lévy, éditeur (p. 171-183).

HENRY MURGER

Henry Murger est mort le 28 janvier 1861, à dix heures moins un quart du soir, dans la nouvelle maison Dubois, au faubourg Saint-Denis. Il est mort d’une mort horrible, barbare, injuste. Une de ces affections charbonneuses qui ne pardonnent pas, ou qui ne retardent leurs effets que de complicité avec les plus monstrueuses souffrances, a dévoré en quelques jours ce corps qu’animaient une âme exquise et un esprit élevé. Henry Murger n’avait pas trente-neuf ans. On a voulu rattacher sa mort aux privations premières de sa jeunesse, en faire la conséquence d’une existence trop disputée pour n’avoir pas été atteinte jusque dans ses sources profondes ; mais les médecins ne nous ont pas tenu ce langage. Ils n’ont vu dans le coup de foudre qui l’a renversé qu’un accident en dehors de toutes les prévisions, qu’une calamité indépendante des calamités du passé. Ceux qui cherchent absolument une logique au trépas, n’avaient sans doute pas rencontré Henry Murger dans ses dernières années : sa carrière rendue désormais facile, son séjour constant à la campagne, ses affections groupées autour de lui, tout avait contribué à effacer les traces d’un noviciat littéraire qui compta parmi les plus pénibles ; l’aurore d’une seconde jeunesse s’annonçait même en lui par une légère pointe d’embonpoint. Fait chevalier de la Légion d’honneur, accueilli dans les salons où l’on fête encore l’esprit, hautement estimé de tous les lettrés, vivement goûté du public, l’auteur du Dernier Rendez-vous était sur la route de l’Académie, lorsqu’une erreur brutale de la maladie l’a jeté tout à coup sur le lit de la Maison municipale de santé !

La biographie d’Henry Murger comporte peu de développements. Je lui ai entendu dire que sa famille était originaire de Savoie. Il est né à Paris ; il y fit des études assez hâtives, mais d’où la latinité ne fut pas exclue. On le plaça dans une étude, comme Scribe, comme Henry Monnier, comme Balzac ; il y resta assez de temps pour prendre en horreur le papier timbré. Une place de secrétaire chez un grand seigneur russe lui fut offerte : il l’accepta. Hantant le quartier Latin, qui était alors un Paris dans Paris, il s’y lia avec une bande de jeunes gens qui, depuis, se sont tous créé d’importantes positions : — avec M. Auguste Vitu, aujourd’hui l’un des principaux journalistes politiques ; avec M. Champfleury, le romancier si discuté et si populaire ; avec M. Fauchery, l’ex-correspondant-voyageur du Moniteur ; avec MM. Théodore de Banville, d’Héricault, Charles Baudelaire, Barbara, Gustave Courbet, Bonvin, Armand Barthet, et tant d’autres.

La publication périodique des Scènes de la Bohème, dans le journal le Corsaire, le mit en lumière pour la première fois. On ne publie pas impunément à Paris une vingtaine de nouvelles pleines de sentiment, d’originalité et d’esprit. Un éditeur à ses débuts, M. Michel Lévy, s’empressa de les réunir en volume ; un vaudevilliste, dont quelques succès avaient consacré le nom, M. Barrière, offrit de les grouper en une pièce en cinq actes. On se rappelle la réussite sympathique de la Vie de Bohème. Du jour au lendemain, Henry Murger se vit l’objet des sollicitations des directeurs de théâtre et des directeurs de journaux ; — il opta en faveur de ces derniers ; ce fut un tort au point de vue de ses intérêts matériels. M. Buloz, le propriétaire de la Revue des Deux Mondes, prenant ses rédacteurs partout où il les trouvait, dans les chancelleries comme dans les coulisses, prit Henry Murger au théâtre des Variétés, et il lui fît monter ce petit escalier de la rue Saint-Benoît, qu’ont monté la plupart des illustrations de notre époque. Je ne sais si cette rencontre fut un bien pour Murger ; je crois cependant que la Revue des Deux Mondes a étouffé en lui la note joyeuse au profit de la note mélancolique, et rien au monde ne m’empêchera de regretter le développement de la première, qui me semblait la plus riche et la plus variée.

Lié par un traité presque exclusif à ce recueil, le premier par les traditions, et où chaque nouveau venu est involontairement amené à laisser quelques pans de sa personnalité, Murger y publia, pendant une période de sept ou huit années, ces romans dont les titres rappellent aux lecteurs tant d’heures délicieuses : Claude et Marianne (devenue en librairie le Pays latin), les Buveurs d’eau, Adeline Protat, les Vacances de Camille, le Dernier Rendez-vous. Cette dernière œuvre, qui n’a peut-être pas plus de cent pages, est une des choses les plus réussies et les plus fermement écrites qui soient sorties de sa plume. — Il est à remarquer, à ce propos, que la Revue des Deux Mondes, que tant d’abonnés prosternés dans la poussière s’accoutument à regarder comme l’arche sainte du rigorisme et du cant, doit particulièrement son lustre et son succès à ces écrivains, qualifiés poliment d’excentriques par le monde, et qui se sont appelés tour à tour : Alfred de Musset, Gustave Planche, Gérard de Nerval, Henry Murger.

C’est peut-être là un fait significatif. Ces quatre talents, ces quatre personnalités, ces quatre destinées, ayant vécu et succombé dans le même milieu, ont un air de parenté qu’on ne méconnaîtra pas. Tous les quatre, obéissant à des tempéraments exceptionnels, assujettis à des nécessités intimes, et cependant avides d’indépendance, avaient peut-être droit à une place à part dans notre société, place que leur méritaient à la fois leur conscience dans le travail, leur discrétion dans la pauvreté, leur noblesse dans la souffrance. — À un talent exceptionnel ne faut-il pas un salaire exceptionnel ? — Je voudrais m’expliquer davantage, et je n’ose. Pourtant, il est utile que le public apprenne ce que coûtent les œuvres durables.

Henry Murger avait le travail très-difficile ; il ne produisait guère que la valeur d’un roman par an. Le produit de ce roman, tamisé par le journal et par la librairie, rendait un millier d’écus tout au plus. Si l’on ajoute une rente d’une moyenne de trois cents francs pour les droits en province de la Vie de Bohème et du Bonhomme Jadis, quelques regains inattendus, les bonnes fortunes du petit journalisme, on arrivera aux appointements d’un teneur de livres ; mais on ne les dépassera pas. Inégalement répartis, c’est-à-dire à des intervalles trop fréquents ou trop éloignés, ces quatre mille francs pouvaient-ils apporter une régularité bien grande dans une existence déjà acquise à la poésie et aux entraînements du cœur ? — Les besoins d’un écrivain ne sont pas ceux du premier venu : il ne lui faut pas seulement du pain et un logement ; le loisir, les voyages, les roses, les réunions lui sont indispensables. — Tout compte vu, on devrait interdire l’exercice de la littérature à ceux qui, comme Henry Murger, n’ont ni famille ni moyens d’existence. Ce serait plus vite fait, et il n’y aurait sur leur tombe ni lamentations ni malédictions.

Le gouvernement de l’Empereur avait entrevu ce problème : une pension avait été récemment accordée à Henry Murger. Il n’en a touché que le premier trimestre.

Je suis ramené malgré moi à cette mort, dont les épisodes sont sans exemple dans nos rangs littéraires. Tout à coup Murger sentit, au milieu de la nuit, comme un coup de fouet dans la jambe gauche ; il crut à un rhumatisme, à une attaque de goutte ; le docteur Piogey, appelé, constata une artérite, qui devait rapidement déterminer la mortification du membre. Les consultations se précipitèrent, à l’insu du patient, dont l’ inquiétude n’était que vague encore. Mais déjà l’effroi s’était répandu dans Paris, et les amis de l’écrivain accouraient à son domicile. Le mal empirait chaque jour ; l’heure arriva où l’importance et la multiplicité des soins nécessitèrent le transport dans une maison de santé. C’était un samedi matin. — En rentrant, navré, je pris et feuilletai le volume des Scènes de la Bohème ; je tombai sur le chapitre de la mort de Mimi. Hélas ! ce n’était plus de la mort de Mimi qu’il s’agissait alors, mais bien de celle de Rodolphe ! Je relus ce passage si touchant et si vrai, en substituant malgré moi le nom de l’amant à l’amante, le nom du poëte à celui de l’ouvrière. Et l’impression n’en était pas moins déchirante. Jugez plutôt :

« — Mon amie, le médecin a raison ; — vous ne pourriez pas me soigner ici. À l’hospice on me guérira peut-être ; il faut m’y conduire. — Ah ! vois-tu, j’ai tant envie de vivre à présent, que je consentirais à finir mes jours une main dans le feu, et l’autre dans la tienne. — D’ailleurs, tu viendras me voir. — Il ne faudra pas te faire de chagrin ; je serai bien soigné. On donne du poulet à l’hôpital, et on fait du feu. — J’ai beaucoup d’espérance maintenant. J’ai déjà été malade comme ça, dans le temps, quand je ne te connaissais pas ; on m’a sauvé. Pourtant, je n’étais pas heureux dans ce temps-là, j’aurais bien dû mourir. — Maintenant que nous pouvons être heureux, on me sauvera encore, car je me défendrai joliment contre la maladie. Je boirai toutes les mauvaises choses qu’on me donnera, — et si la mort me prend, ce sera de force. »

Elle l’a pris de force, en effet.

Dès son entrée à la maison Dubois, les médecins le condamnèrent d’un hochement de tête unanime. Le mal faisait, de minute en minute, d’épouvantables progrès. Le dimanche et le lundi, ce fut un véritable pèlerinage à la maison du faubourg Saint-Denis. Peu de personnages, même entre les plus marquants, ont vu à leur chevet autant de fronts douloureusement penchés, autant de regards débordant de larmes. Il fallait pourtant se contenir, et c’était le plus difficile, car Murger interrogeait chacun d’une prunelle dilatée et curieuse ; il avait l’espérance de guérir, et cette espérance il l’a gardée jusqu’à la fin. — Des représentants du ministère d’État, du ministère de l’instruction publique, de la Société des gens de lettres, se succédaient à chaque instant ; le corridor de sa chambre était encombré de tous les amis de sa jeunesse, — et aussi d’amis plus récents qui, dans cette triste circonstance, ont bien mérité des lettres et de l’humanité par un dévouement qui n’a reculé devant aucune abnégation, devant aucune fatigue. Certes, un homme qui s’en va ainsi entouré peut être proclamé un bon cœur et un esprit d’élite ; depuis Béranger, on n’avait pas vu un pareil essor vers un agonisant. Dieu a brisé trop tôt la plume entre ses mains. Jamais plume, cependant, ne fut au service d’une conviction plus honnête, plus attendrie. Il n’a blessé dans sa vie ni un homme ni un principe. Il a constamment refusé de toucher à l’arme dangereuse de la critique. Il tombe dans sa pureté et dans sa liberté.

Voici une lettre inédite d’Henry Murger, écrite peu de mois avant sa mort :


« À Monsieur A. G., rue Montyon, 19,
à Paris.                                            

» Mon cher Monsieur,

» Je n’ai jamais eu l’intention de vous dire que vous n’aviez pas de cœur, car j’aurais cru alors vous faire une véritable offense. Dans la conversation que vous me rappelez, j’ai voulu seulement vous exprimer le regret que j’éprouvais de vous voir employer le remarquable instrument lyrique que vous possédez à la glorification exclusive de la matière et à l’apothéose trop fréquemment répétée de la Vénus bête, selon l’heureuse expression de Léon Gozlan. Cette divinité est déjà suffisamment idolâtrée par la jeunesse moderne, et elle n’a pas besoin de l’hommage des poètes, ou de ceux qui veulent le devenir, pour attirer des adorateurs. Avec une familiarité autorisée par la sympathie que vous m’avez inspirée, je vous ai dit que vous aviez besoin de vivre. Je vous le dis encore, et je pense que vos amis, s’ils le sont véritablement, vous le diront comme moi. Je n’ai ni l’intention ni la prétention de vous rédiger un programme littéraire, mais je vous ferai remarquer que l’école à laquelle vous appartenez compte parmi ses membres des gens d’un grand talent, et que leurs œuvres les meilleures datent de l’époque où ils ont commencé à comprendre que toute l’humanité n’était pas contenue dans le torse de la Vénus de Milo ou dans un entrechat de Colombine. Croyez-le bien, mon cher monsieur, il y a autre chose ; positivement il y a autre chose.

» Vous me dites, à ce que je comprends, que vous avez essayé de vivre, et qu’il est résulté de votre tentative une petite comédie à propos de laquelle vous voulez avoir mon opinion. Le ton léger avec lequel vous parlez de votre expérience semble indiquer que cette première expérience d’existence ne vous a pas été bien pénible. Tant mieux pour l’homme et tant pis pour le poète. Mais peut-être avez-vous confondu faire la vie avec vivre, deux choses bien différentes, cher monsieur, puisqu’il y en a une que l’on fait soi-même, tandis que c’est l’autre qui vous fait.

» Je serai à votre disposition vendredi ou dimanche, de quatre à six heures du soir, 11, rue Véron, à Montmartre.

» Mille sympathies.

» Henry Murger.

» P.-S. — Ne prodiguez pas mon adresse. »

Que de charme et que de raison dans ces simples lignes ! À mesure qu’il s’approchait de la mort, le pauvre auteur des Vacances de Camille s’approchait de la vérité.

Je ne crois pas que cette lettre ait été envoyée au destinataire. Elle ne porte pas de timbre de poste. Après l’avoir écrite, Murger l’aura oubliée sur un coin de sa table, ou bien il se sera dit :

— À quoi bon ?