Les Ressuscités/Chateaubriand

Calmann Lévy, éditeur (p. 17-87).

CHATEAUBRIAND[1]

Depuis longtemps, nous désirions parler de M. de Chateaubriand, un de ces grands cœurs qui rehaussent les lettres et font que le plus humble d’entre les écrivains en marche plus fermement dans l’orgueil de sa profession. Pendant ces dix-huit ans de monarchie constitutionnelle, la littérature a été tellement compromise par une nuée d’étourdis ; on en a tellement fait une chose de bavardage et de négoce ; on s’est tellement moqué, en le volant, du lecteur du xixe siècle, que nous avions besoin de remercier celui des littérateurs qui est constamment resté le plus digne, sans cesser d’être le plus renommé.

Il était l’honnête homme, il était le grand homme. Son nom remplissait la littérature et l’inondait d’une lumière d’or. Un jour de république il s’en est allé, doux et triste, la main dans la main de ceux qui l’ont aimé. On a porté son corps en Bretagne, selon son dernier vœu, et tout a été dit. — Passez maintenant devant cette maison silencieuse de la rue du Bac qui porte le no 112 ; on vous montrera la chambre de Chateaubriand, la table de Chateaubriand, le lit où il est mort.

Aujourd’hui, si nous allons essayer de rappeler quelques traits de cette figure vaste et mélancolique, si nous redescendons pas à pas dans son œuvre, c’est donc moins pour remplir un devoir de critique que pour adresser un dernier hommage à celui qui fut pendant si longtemps la plus brillante expression de la France littéraire, — le dernier gentilhomme peut-être, le plus grand chrétien à coup sûr.

Chateaubriand appartient à cette famille de penseurs colosses, devant lesquels on s’arrête deux fois avant d’entreprendre d’en faire le tour. L’ensemble de leurs travaux inspire un respect qu’ordonneraient au besoin leur caractère et l’estime radieuse qu’on leur a vouée. C’est depuis le Consulat que dure la gloire de l’auteur du Génie du Christianisme ; et, en France, si les succès d’une heure ont rarement raison, les succès d’un demi-siècle n’ont jamais tort. Qui a été grand homme pendant cinquante ans est assuré de l’être toujours.

Ce qui nous frappe le plus dans l’œuvre de Chateaubriand, c’est Chateaubriand. L’histoire d’une pensée est parfois aussi remplie d’enseignements que cette pensée elle-même. L’auteur est le premier de ses livres, — ou du moins celui qui donne la clef de tous les autres. Or, qu’on nous dise une plus belle histoire que celle de ce poète, de ce militaire, de ce voyageur, de ce ministre, de cet ambassadeur, de ce pair de France. Pas un rivage qu’il n’ait connu, pas une renommée qu’il n’ait savourée, pas une misère qu’il n’ait soufferte.

Nous ne nous cachons pas la témérité et l’importance des lignes que nous allons tracer. Par la place qu’il occupe dans le siècle, Chateaubriand méritait peut-être qu’une plume mieux connue écrivit sa gloire et son génie. Nous n’appartenons pas à la génération qui l’a vu vivre : nous appartenons à celle qui l’a vu mourir ; mais nous appartiendrons surtout à celle qui le verra se survivre. Où donc serait le mal quand on demanderait quelquefois à la jeunesse son opinion sur les hommes et les choses du temps ? Il est bon de s’inquiéter de ce que pensent du présent ceux qui seront l’avenir.

Un matin de juillet dernier, deux voitures noires gagnaient tristement les côtes de Bretagne. Dans l’une d’elles, il y avait le corps du grand auteur. Dans l’autre, il y avait un curé, un exécuteur testamentaire, et François, le valet de chambre. Ces deux voitures arrivèrent ainsi à une petite ville voisine d’Avranches. Pendant qu’elles stationnaient sur la route en attendant des chevaux, une dame d’un certain âge, tenant un modeste bouquet enveloppé dans du papier, s’approcha avec crainte. Elle déposa son présent sur la banquette intérieure en disant à voix basse : — C’est pour M. de Chateaubriand ; c’est tout ce que j’ai pu me procurer.

Nous faisons comme la vieille dame. Voici notre bouquet.

I

Chateaubriand entra dans la vie par la grande porte des forêts. Enfant de cette sombre Bretagne qui ne produit que des hommes-chênes ou des conscrits nostalgiques, il en garda toujours le double caractère de force et de mélancolie. Les fées aux harpes d’or, qui veillent dans ces antiques feuillages, descendirent sur son berceau pour lui nouer au front la verveine sacrée. On l’éleva dans un château noir d’où il entendait chanter la mer, — la mer, sa première et sa dernière passion ! Mais sa jeunesse fut triste comme un poëme d’Ossian. Ne jetez pas vos enfants dans les bois. La nature toute seule est un maître dangereux, qui fera d’eux des sauvages si elle n’en fait des poètes, des monstres si elle n’en fait des génies. Il vaut mieux d’abord se heurter contre la société que de se blesser aux troncs des arbres. Le mal qui vient des hommes se guérit plus facilement que celui qui vient de Dieu.

Alors, comme le Tambour Legrand, de Henri Heine, Chateaubriand avait des larmes qu’il ne pouvait pas pleurer. Au Château de Combourg, on ne connaissait ni les tendresses de la famille, ni les sourires du foyer ; jamais il ne sentit deux bras jetés autour de son cou. Sa mère le poussait à l’église, son père ne le poussait à rien. Hésitant et délaissé, il se contentait de rimer de mauvais vers, lorsque, du fond de sa jeunesse, farouche comme celle de Rousseau, s’éleva ce mystérieux amour qui nous valut plus tard un chef-d’œuvre de douleur.

Ah ! le premier amour des poètes, c’est là qu’il faut chercher le secret de leur vie ! Énergie ou faiblesse, leur douceur ou leur cruauté, leur abaissement ou leur gloire, penser que tout cela tient en germe dans un coin du cœur de la première femme rencontrée ! C’est Manon qui nous dit les désordres et les folles larmes de l’abbé Prévost ; c’est Pimpette dont les baisers feront les éclats de rire de Voltaire ; Frédérique délaissée explique le Faust de Goethe, — et le pâle sourire de Lucile ajoute une page à René.

Cette histoire qui ne ressemble à rien, pleine d’audace ténébreuse, cette grande tragédie en cinq ou six feuillets, où des filets de sang se sont mêlés sans doute à l’encre qui les a écrits, ce petit roman fataliste contient Chateaubriand tout entier. À d’autres les amours faits de sourires et d’aventures, le sonnet soupiré aux pieds de la femme en robe de bal, dans un boudoir odorant. En Bretagne, du côté de la mer, sous les arbres remplis d’une plainte éternelle, cela se passe autrement. L’amour est fait d’une plus funeste essence. Il est rare qu’on en guérisse ; Chateaubriand n’en a pas guéri.

Pauvre gentilhomme breton ! enfant des solitudes mauvaises ! Un jour, en te rappelant ta jeunesse désolée, tu devais écrire cet involontaire aveu : « Nous sommes persuadés que les grands écrivains ont mis leur histoire dans leurs ouvrages. On ne peint bien que son propre cœur, en l’attribuant à un autre ; et la meilleure partie du génie se compose de souvenirs. »

Elle s’appelait Lucile. Ce nom, il ne l’a jamais dit, il ne l’a jamais tracé. C’était moins une jeune fille qu’une ombre de jeune fille, glissant à peine sur terre et prête à se dissoudre en ondoyante vapeur, comme ces figures que les peintres montrent vaguement dans le lointain des forêts enchantées. Pour je ne sais quel motif, expliqué par la science médicale, un collier d’acier comprimait les ondulations de son cou flexible et long comme celui d’un cygne. Cette étrange enfant était consumée par une sensibilité nerveuse développée à l’excès ; et l’on eût dit, à la voir frêle, gracieuse et blanche, une de ces vierges, nées d’une larme, qui se trouvent au fond de quelques poèmes mystiques. Tous deux, le frère et la sœur, se promenaient souvent dans les landes, ou bien, assis sur la chaussée de l’étang, ils laissaient venir à eux la nuit étoilée, avec ses rumeurs confuses et ses chauds parfums qui gagnent imperceptiblement le cœur et finissent par le submerger.

Pourquoi voulait-il se tuer ? — Un jour, le fusil sous le bras, il descendit plus lentement que de coutume le perron du château ; il se dirigea vers le bois ; parvenu à l’extrémité du grand mail, il se retourna pour regarder pardessus les arbres une petite tourelle ; — il disparut…

Et lui aussi, René, avait rêvé le suicide ; mais, entre la tombe et lui, une voix s’était élevée : « Ingrat, tu veux mourir, et ta sœur existe ! Tu soupçonnes son cœur ! Ne t’explique point, ne t’excuse point, je sais tout ; j’ai tout compris, comme si j’avais été avec toi. Est-ce moi que l’on trompe, moi qui ai vu naître tes premiers sentiments ? Voilà ton malheureux caractère, tes dégoûts, tes injustices ! Jure, tandis que je te presse sur mon cœur, jure que c’est la dernière fois que tu te livreras à tes folies ; fais le serment de ne jamais attenter à tes jours ! »

Chateaubriand tint le serment de René. Quelques heures après, calme en apparence, il rentrait au manoir de Combourg. Ce qui s’était passé dans son âme, Dieu seul le sait. Tous les hommes forts comptent un jour semblable à l’entrée de leur vie, un jour où ils se demandent s’il est nécessaire d’aller plus loin et s’il ne vaudrait pas mieux briser sa pensée que de se laisser briser par elle ; si la mort innocente n’est pas préférable à la vie coupable, et lequel est le moins désespérant du jeune suicide de Chatterton ou du vieux suicide de Jean-Jacques ? Ceux qui sortent de cette épreuve, ce sont les ambitieux et les chrétiens. Prêt à se noyer, celui-là regarde l’eau avec un sourire et rebrousse chemin : c’est Napoléon. Celui-ci détourne le canon de son fusil, avec une larme : c’est Chateaubriand.

J’ai dit qu’on voulait faire de lui un prêtre. Au collège où il fut envoyé à cette intention, on lui donna la chambre et la couchette de Parny. Dans cette chambre et sur cet oreiller, tiède de rimes libertines, Chateaubriand essaya vainement de devenir prêtre. Il ne trouva pas un froc à sa taille. Malgré lui, il se vit obligé de « rapetisser sa vie pour la mettre au niveau de la société, » et, comme dans ce temps-là il fallait absolument être quelque chose en attendant de devenir quelqu’un, il endossa le premier uniforme venu qui lui tomba sous la main.

Aussi bien, j’aime mieux voir Chateaubriand entrer dans son siècle avec une épée qu’avec une soutane. Partie d’un soldat et d’un gentilhomme, la restauration religieuse qu’il doit fonder un jour en sera plus importante et mieux assise. Il y a du sang de croisé dans ses veines ; c’est Tancrède revenu pour replanter une seconde fois la croix sur le tombeau de Dieu le Fils.

Qu’on se figure un jeune homme de petite taille, fort maigre, aux épaules un peu élevées, ainsi que dans toutes les grandes races militaires, selon une de ses expressions. Sa tournure est inquiète, presque timide. Il penche habituellement la tête ; mais c’est une tête sculptée avec largeur comme la plupart des têtes bretonnes, épais cheveux, épais sourcils, regard habité par la pensée. Si c’est particulièrement au front, blason vivant, que se reconnaissent les gentilshommes de l’intelligence, le chevalier de Chateaubriand porte sur le sien sa noblesse inscrite en lignes splendides. Pâle comme Bonaparte, de cette pâleur qui n’a rien à démêler avec la maladie, il y a sous l’accent profond de ses traits une teinte de mélancolie hautaine qui ne le quittera plus. Le nez est long, insensiblement courbé et pincé vers son extrémité inférieure. La bouche est petite, avec des lèvres minces qu’on sent aussi avares de paroles que le reste de la physionomie semble riche de pensées. En résumé, c’est une tête d’un beau style, pleine de noblesse et d’observation. Ce grand air d’aristocratie qui prédomine et doit plus tard se refléter dans ses œuvres ne peut évidemment appartenir qu’à un écrivain de la famille galonnée des Montesquieu et des Buffon.

Il avait alors vingt ans. Quand il entra dans Paris, le fameux xviiie siècle, gorgé de folies et de crimes, allait rendre le peu qu’il avait d’âme. Chateaubriand assista aux derniers débattements du monstre sur le sable doré de la cour.

On allait chaudement en besogne de vice. Sentant que la mort la tirait par la jambe, la noblesse se dépêchait à boire la joie et le luxe à double tasse. Chaque jour amenait son extravagance nouvelle.

Notre jeune et fier Breton passa brutalement à travers les toiles galantes des araignées de l’Opéra, sans y laisser ailes ni pattes. Tout le monde se rangea devant son amour ignoré ; et par-dessus les haies de Trianon il put regarder, sans danger pour son cœur, les fêtes nocturnes de la reine autrichienne. On l’invita une fois à monter dans les carrosses de Sa Majesté, pour suivre la chasse. Peut-être fut-ce ce jour-là qu’il vit Louis XVI laisser tomber en riant un pavé sur le ventre d’un de ses gardes endormis.

Toute la société de ce temps, qui avait encore la tête sur les épaules, défila devant ses yeux ; les héros, les scélérats, les laquais, les bourreaux, tous les guillotinés de l’avenir. Il dîna avec Mirabeau, et trinqua avec Mirabeau. Et en revanche Mirabeau, le regardant en face, lui mit sa large main sur l’épaule. Le petit lieutenant faillit en être disloqué : « Je crus sentir la griffe de Satan, » dit-il. Mirabeau à table, bruyant, verveux, déchirant ses dentelles, valait presque Mirabeau à la tribune. Il buvait comme Bassompierre, il riait comme Borée. Chateaubriand ne le quittait pas du regard, et déjà sans doute se gravaient dans sa mémoire les lignes vigoureuses avec lesquelles il devait tracer le portrait de ce grand homme et de ce grand coquin, comme disait M. de Condé :

« Mêlé par les désordres et les hasards de sa vie aux plus grands événements et à l’existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l’aristocratie, député de la démocratie, avait du Gracchus et du Don Juan, du Catilina et du Guzman d’Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Retz, du roué de la Régence et du sauvage de la Révolution ; il avait de plus du Mirabeau… Sa laideur, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange. Les sillons creusés par la petite vérole sur son visage avaient plutôt l’air d’escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile : il rappelait le Chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de la confusion. »

Ce portrait est une des belles choses de Chateaubriand. Il donne une magnifique idée de sa manière et de son style[2].

Mais ce qu’il avait désir de voir, c’étaient principalement les cercles du beau langage, les salons à la mode, l’Académie et ses succursales. N’avait-il pas dans une des basques de son uniforme deux à trois milliers de rimes, oiseaux brillants qui n’aspiraient rien tant qu’aux délices de la volière ?

Compactement rangés, entre les acteurs et les spectateurs, comme des musiciens dans un théâtre, les littérateurs continuaient à jouer rinforzando l’ouverture de la Révolution française, commencée depuis cinquante ans environ. La toile allait se lever. À la place du chef d’orchestre il y avait Beaumarchais, l’héritier direct de Voltaire et qui, pour la société d’alors, valut une peste, comme Chateaubriand valut plus tard une armée pour la Restauration.

Chateaubriand ne vit pas apparemment le côté grave de tout cela. Ce n’était qu’un jeune homme. Au moment où le siècle craquait et chancelait comme le Panthéon de Soufflot, il se faufilait entre deux paravents, sur la pointe du pied, dans la compagnie des infiniment petits de la littérature. « On parla de moi chez Lebrun et chez Flins des Oliviers. »

À la fin, pourtant, il commença par comprendre combien était puérile cette préoccupation de tous les instants. Il y renonça. Ainsi dit René : « J’avais voulu me jeter dans un monde qui ne me disait rien et qui ne m’entendait pas ; ce n’était ni un langage élevé ni un sentiment profond qu’on demandait de moi. Traité partout d’esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré. Je trouvai du plaisir dans cette vie obscure et indépendante. Inconnu, je me mêlais à la foule, vaste désert d’hommes ! »

Mais, sur ces entrefaites, la Révolution marchait. Elle vint droit à lui. Il en eut peur, et il recula. Son heure d’action n’était pas sonnée. Trop dédaigneux peut-être, il regarda se traîner dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille, et détourna la tête de l’œuvre de fer qui s’apprêtait. La noblesse tout entière émigrait à Coblentz. Chateaubriand émigra au Nouveau-Monde. Avant de connaître les hommes, il voulut connaître l’homme.

Toutefois, il ne partit pas sans dire au revoir. La Harpe, qui était le concierge de la littérature du xviiie siècle, lui présenta le Mercure pour qu’il y inscrivît son nom, comme c’était l’usage. Chateaubriand y mit je ne sais quels vers sur l’Amour de la campagne, une sorte d’idylle — au nez de laquelle il a dû bien rire plus tard, et où l’on remarque ce distique :

Au séjour des grandeurs mon nom mourra sans gloire,
Mais il vivra longtemps sous les toits de roseaux.

C’était le contraire qu’il fallait dire. M. de Chateaubriand a été meilleur prophète sur la fin de ses jours.

II

« Voici le plaqueminier ; sous le plaqueminier il y a un gazon ; sous ce gazon repose une femme. Moi, qui pleure sous le plaqueminier, je m’appelle Celuta ; je suis fille de la femme qui repose sous le gazon ; elle était ma mère.

« Ma mère me dit en mourant : Travaille, sois fidèle à ton époux quand tu l’auras trouvé. S’il est heureux, sois humble et timide ; n’approche de lui que quand il te dira : Viens, mes lèvres veulent parler aux tiennes.

« S’il est infortuné, sois prodigue de tes caresses ; que ton âme environne la sienne, que ta chair soit insensible aux vents et aux douleurs. Moi, qui m’appelle Celuta, je pleure maintenant sous le plaqueminier ; je suis la fille de la femme qui repose sous le gazon. »

Ainsi chante une jeune fille couronnée de fleurs de magnolia et vêtue d’une robe blanche d’écorce de mûrier. Assise au milieu des Indiens, sur l’herbe semée de verveine empourprée et de ruelles d’or, René l’écoute et la regarde d’un air attendri.

Le voilà bien loin du pays breton. Cette soif de solitude qui le tourmente comme tous les génies austères, il peut l’assouvir maintenant. Entre Dieu et lui la civilisation ne tend plus ses voiles. Son cœur souffre toujours, mais sa pensée grandit et se dégage. Laissez faire : peu à peu le soleil du désert dissipera sur son front l’ombre des bois de Combourg.

Il est probable que, sans le voyage en Amérique, Chateaubriand n’eut jamais été qu’un timide élève de La Harpe et de Ginguené, — un poète de salon tenu perpétuellement en bride par les guirlandes artificielles de la coterie académique. Tout au plus se fût-il élevé un jour à la bien innocente réputation d’Esménard ou de l’auteur du Printemps d’un Proscrit.

Au contraire, Chateaubriand, jeté en plein Nouveau-Monde, chair blanche au milieu des chairs peintes, Chateaubriand égaré sous la lune de feu, mangeant des tripes de roche et respirant l’odeur d’ambre qu’exhalent les crocodiles dans les glaïeuls ; le jeune officier du régiment de Navarre chassant le castor avec le sachem des Onondagas, après avoir couru le cerf avec Louis XVI ; le rimeur de l’Almanach des Muses enfin, chez les Iroquois, devait se transformer invinciblement, et, parti avec l’idylle sur l’Amour de la campagne, revenir avec le Génie du Christianisme.

Le voyage en Amérique fut toute une révélation pour lui. Ses convictions classiques, entaillées à la racine, ne devaient jamais bien se remettre ; et le Cours de Littérature commença à s’évanouir à ses regards dans la poussière humide du Niagara. Qu’on s’imagine, en effet, l’étonnement d’un littérateur du xviiie siècle à l’aspect de cette nature géante, vivace, inconnue, gracieusement terrible ; et quel puissant soufflet Dieu ne donnait-il pas devant lui au jardinier Le Nôtre !

Tombé au milieu des hérons bleus, des flamants roses, des piverts rouges, Chateaubriand dut sourire en songeant à ce vieil oiseau français — Philomèle — sur lequel nous vivons uniquement depuis l’ère mythologique. Le souvenir encore plein des héros de Racine et de Voltaire, n’ayant vu de sauvages que dans la tragédie d’Alzire, est-ce qu’il ne recula pas à la vue du premier Séminole qui se dressa devant lui, la perle pendante au nez, les oreilles en découpures, et portant un hibou empaillé sur la tête ?…

Le mal est peut-être qu’il n’y demeura pas assez longtemps pour l’anéantissement complet de sa rhétorique. Deux ans de plus, et Chateaubriand eût tout à fait noyé ses vieilles formules dans l’Ohio. Son passage trop rapide à travers la campagne ardente a produit un style mixte, où le sauvage et le gentilhomme apparaissent à intervalles égaux.

Pourquoi partit-il si brusquement ? quel souci lui fit déserter l’ajoupa et renoncer aux splendeurs des nuits américaines ? On l’ignore, et lui-même sans doute l’ignorait aussi. Il y avait alors dans l’air un tourbillon brûlant qui dispersait aux quatre coins du monde la plupart des hommes de ce siècle : l’abbé Maury à Rome, Louis-Philippe à Elseneur, M. de Jouy à la cour de Tippoo-Saëb et Chateaubriand partout. Peut-être entendit-il, comme René, une voix qui lui disait : « Que faites-vous seul au fond des forêts, où vous consumez vos jours, négligeant vos devoirs ? Des saints, direz-vous, se sont ensevelis dans les déserts ! Ils y étaient avec leurs larmes et employaient à éteindre leurs passions le temps que vous perdez peut-être à allumer les vôtres. Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables. » Chateaubriand écouta cette voix et repassa les mers.

Il a dit plus tard que son but était de rejoindre l’armée de Condé. Cela est possible. Mais à peine en France, — alors que la Révolution fait de Paris un vaste centre de fermentation sociale, alors que les clubs discutent, que le peuple tonne, que Mirabeau expire ; pendant que la Monarchie se sauve par une porte dérobée et que la République la ramène par l’oreille ; lorsque Sanson se pavane le matin sur son trône de Grève et va le soir, les mains lavées, au théâtre du Vaudeville ; à l’heure où tout frémit, où tout pâlit, où tout se glace, — Chateaubriand, lui, s’en va tranquillement trouver une jeune fille qu’il a deux ou trois fois entrevue ; il lui parle, elle lui sourit ; il lui offre de l’épouser et il l’épouse. René se marie.

Une fois marié, — alors il émigra.

C’est de ce moment que date sa véritable misère et son noviciat d’homme. Jusqu’à présent, ce n’a guère été qu’un poétique, élégant et douloureux rêveur ; aujourd’hui le voilà qui saute à pieds joints dans la vie prosaïque et affamée, qui souffre du corps, qui est jeté dans un fossé comme un chien, qui n’a pas le sou, qui est mis à la porte par les filles d’auberge, couvert de plaies, souillé de fange, contagié et la cuisse entortillée de paille, ainsi que les gueux des plus implacables eaux-fortes. — Mourant, il se traîne sur les mains ; on le pose dans un fourgon, la moitié du corps pendant en dehors ; on l’embarque à fond de cale et on le rejette de nouveau à terre. Quelqu’un passant par hasard, — un bon Samaritain de Guernesey, — lui tourne le visage vers le soleil et l’adosse contre un mur. Puis il s’éloigne.

Mais le génie a la vie dure. Quelques mois plus tard, M. de Chateaubriand était à Londres. Retiré dans un faubourg, au fond d’une maison vieille, devant une table branlante, il commençait l’Essai sur les Révolutions, et traduisait de l’anglais, aux gages d’un libraire. Pendant huit ans, il mangea du grenier, pour parler le langage des artistes. Son habit était râpé ; il ne sortait que le soir. Dans ses marches mélancoliques, on le voyait traverser le village de Harrow, à l’époque où une tête d’enfant vive et bouclée, — celle de lord Byron, — se montrait souvent aux fenêtres de l’école.

J’aime cette misère de Chateaubriand et jusqu’à ce pauvre habit nocturne que j’eusse voulu lui voir conserver toujours, comme fit le vizir des Contes, jadis gardeur de troupeaux. M. M*** lui avait dit un jour : — « Il n’y a qu’une infortune réelle, celle de manquer de pain. » Et souvent l’auteur de René eut l’occasion de se trouver réellement malheureux. Il parle en maint endroit du droguiste et du marchand de poignards qui demeuraient à sa porte. Mais ce ne sont que des déboires passagers, après lesquels, résigné et rêvant, nous le retrouvons par les rues de Londres, allant au hasard, les yeux dans les étoiles, ou bien occupé

Devant quelque palais, regorgeant de richesses,
À regarder entrer et sortir les duchesses.

« Quant à la haute société anglaise, chétif exilé, je n’en apercevais que les dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de Galles, passaient des ladies assises de côté dans des chaises à porteurs ; leurs grands paniers sortaient par la porte de la chaise, comme des devants d’autel ; elles ressemblaient elles-mêmes, sur ces autels de leurs ceintures, à des madones ou à des pagodes. Ces belles dames étaient les filles dont le duc de Guines et le duc de Lauzun avaient adoré les mères : et ces filles étaient, en 1822, les mères et les grand’mères des petites-filles qui dansaient chez moi en robes courtes au son du galoubet de Collinet. »

L’Essai terminé, il le vendit à un brave éditeur de Gerrard-Street. C’est un ouvrage sans tête ni queue, triste, fou, anglais enfin, où le style vagabonde en compagnie de la pensée. On y trouve des pages éclatantes et des absurdités énormes, un parallèle entre Alexandre et Pichegru, — des fragments d’un poëme sanscrit, — la négation de l’authenticité du Nouveau Testament ; et, par-dessus le marché, une fable de Mancini-Nivernois, intitulée Le Papillon et l’Amour. Tout cela eut quelque succès en Angleterre.

Plus tard, c’est-à-dire trente ans après, Chateaubriand s’est prononcé lui-même sur cette production avec une brutalité sans exemple. Les notes qu’il y a ajoutées dans l’édition de ses œuvres complètes concourent à faire de ce livre un des monuments les plus singuliers de la littérature. « Je ne saurais trop souffrir pour avoir écrit l’Essai, » dit-il en commençant : « Ce ne sont qu’idiotismes et sottes impiétés ; une rage, une impertinence. Qu’est-ce que je veux dire ? En vérité, je n’en sais rien ; je me crois sans doute profond ! Comme j’arrangeais la langue ! quel barbare ! » Tantôt, c’est une approbation ironique : « Pas trop mal pour un petit philosophe en jaquette, » et mille autres épithètes, qui font qu’on se sent ému de pitié malgré soi et prêt à demander grâce pour lui-même à M. de Chateaubriand. Mais, la discipline à la main, l’auteur de l’Essai se retourne et vous répond comme cette femme dans Molière : « Eh ! si c’est mon plaisir, à moi, d’être battu ? »

Chateaubriand vécut sur l’Essai jusqu’au commencement du xixe siècle, époque à laquelle il rentra en France clandestinement et sous un faux nom, — comme s’il se fût agi de passer son talent en contrebande.

III

« Encore des romans en A ! J’ai vraiment bien le temps de lire toutes vos niaiseries ! » s’était écrié le premier consul, un jour que sa sœur, madame Bacciochi, était venue le trouver, un petit volume à la main. Ce petit volume était l’Atala de Chateaubriand.

Dire la clameur assourdissante qui se fit autour de ce livre, c’est difficile. Son auteur marcha dans la gloire, et fut reçu dans tous les salons. On le traduisit à son tour, lui qui avait tant traduit ; de son œuvre on fit des tableaux, des parodies, des caricatures, des éloges, des épigrammes. L’Europe entière en fut remuée. Voyageant plus tard en Turquie, à la porte d’une mosquée où il avait décliné son nom, Chateaubriand vit accourir vers lui, les bras ouverts, un musulman qui l’accueillit par cette exclamation : Ah ! ma chère René et cher Atala ! — Ce n’était pas correct, mais c’était flatteur.

Atala est restée au fond de notre jeunesse comme un souvenir charmant, mêlé aux choses les plus intimes du catholicisme et de l’amour, comme un lointain bruissement d’orgue. La génération actuelle l’a lu au sortir de sa première communion, sur le coin d’un forte-piano, alors que tout Paris allait admirer les tableaux de Gérard, après une revue passée par le général Molitor. Aujourd’hui, en tout temps, sous tous les points de vue, Atala demeure une fantaisie délicieuse, un roman-curiosité, plein de chatoiements bizarres, et qui, pour la fidélité locale du style, sinon pour l’attendrissement profond du sujet, laisse en arrière Paul et Virginie. Tel chapitre est colorié, criard et gracieux comme un plumage d’ara. C’est le premier roman travaillé de forme ; car Chateaubriand est le premier qui ait fait de sa plume un outil et de sa phrase une matière solide.

Mais ce n’était rien qu’un frivole prélude au Génie du Christianisme, un petit cantique avant une grand’messe. Dépouillé maintenant de ses idées de philosophe, Chateaubriand aspirait de toutes ses forces vives à l’initiative d’une réaction religieuse. On ne pouvait choisir mieux le moment. La France, abrutie de sang sous la Terreur, abrutie de vin sous le Directoire, hier furie, aujourd’hui bacchante, s’anéantissait tout entière dans les orgies du Palais-Royal. Après avoir mangé la salade d’anchois dans le saint ciboire, elle allait chez le traiteur Méot s’enivrer d’un vin dont il n’eût pas donné une bouteille pour tous les assignats de la terre. Puis elle s’attardait avec les nymphes empanachées du Perron. Ainsi Bonaparte l’avait-il rencontrée, ainsi Chateaubriand l’avait-il surprise. Un soir, tous les deux la prirent, chacun par un bras, et la remirent dans son chemin honnête. Le lendemain, quand elle fut réveillée, l’un lui fit signer le Concordat, l’autre le Génie du Christianisme.

Imaginez un vase de myrrhe renversé sur les marches d’un autel sanglant, et vous aurez l’impression produite par l’apparition de ce livre saint. Des larmes de joie en vinrent aux yeux de toutes les mères. Peu s’en fallut qu’on ne décorât le devant des maisons et qu’on ne jetât des fleurs sur le pavé des rues, comme pour l’entrée à Jérusalem. « Quel est donc ce jeune homme, se demandait-on, qui ramène pieusement le Dieu de ses pères dans un pan de son manteau ? »

La France aime Dieu ; on ne peut lui ôter cela. Famille et religion, vous êtes invincibles ; car vous êtes les deux sources d’honnêteté et d’amour ; en vous est la poésie, grande et petite ; vous ne serez pas supprimées par les fous. Rêves frémissants de jeunesse, flammes mystiques mal éteintes, tendresse grave des parents, branches de buis accrochées au foyer domestique, pleurs silencieux qui tombez journellement sur les tombes, vous êtes plus forts que tous les philosophes !

J’ai relu le Génie du Christianisme ; c’est encore le livre de notre époque, — le livre d’un lendemain de révolution. Il a des baumes pour toutes les plaies, des consolations pour toutes les souffrances. Il prouve et il émeut, il raisonne et il chante ; c’est l’enthousiasme du prophète dans la logique de l’historien.

Dans ce panorama chrétien, les scènes touchantes et grandioses se succèdent avec une éblouissante diversité. Fénelon ne décrivait pas autrement ; Bossuet n’avait pas de plus magnifiques éclairs. La phrase tombe sur l’idée à plis amples et riches. On admire. Ce qu’il y a de bon aussi quelquefois, c’est que, du milieu de cette majesté, tout à coup s’échappe un cri naïf qui vient vous frapper le cœur. C’est un géant qui, sur le rocher sublime où il rêve, s’est baissé pour ramasser une pauvre herbe.

Est-ce que Félicien David, lorsqu’il composait la Danse des Astres, n’avait pas lu le morceau suivant, écrit d’une main formidable, et qui n’a d’équivalent que dans les entassements à la fois lumineux et sombres du peintre Martinn :

« Conçoit-on bien ce que serait une scène de la nature, si elle était abandonnée au seul mouvement de la matière ? Les nuages, obéissant aux lois de la pesanteur, tomberaient perpendiculairement sur la terre ou monteraient en pyramides dans les airs. L’instant d’après, l’atmosphère serait trop épaisse ou trop raréfiée pour les organes. La lune, trop près ou trop loin de nous, tour à tour serait invisible, tour à tour se montrerait sanglante, couverte de taches énormes ou remplissant de son orbe démesuré le dôme céleste. Saisie comme d’une étrange folie, elle marcherait d’éclipsé en éclipse, ou, se roulant d’un flanc sur l’autre, elle découvrirait enfin cette autre face que la terre ne connaît pas. Les étoiles sembleraient frappées du même vertige, ce ne serait plus qu’une suite de conjonctions effrayantes : là, des astres passeraient avec la rapidité de l’éclair ; ici, ils pendraient, immobiles ; quelquefois se pressant en groupes, ils formeraient une nouvelle voie lactée ; puis, disparaissant tous ensemble et déchirant le rideau des mondes, suivant l’expression de Tertullien, ils laisseraient apercevoir les abîmes de l’éternité ! »

Ce sont de telles pages répandues à profusion, qui font du Génie du Christianisme un chef-d’œuvre incontesté, jeune et vivant sous toutes les littératures. Il n’en fallut pas davantage pour placer son auteur à la tête du mouvement intellectuel, et baser sa réputation d’une manière solide.

Voyez-le ! Une fois lancé dans la gloire comme dans un char de feu, il ira jusqu’au bout. Après avoir lutté avec la Bible dans le Génie du Christianisme, il luttera avec Homère dans les Martyrs. Ses poèmes, contre-poids des batailles, feront, eux aussi, le tour du monde, passant là où le canon aura passé. Bientôt, il n’aura plus qu’un seul rival en renommée : l’Empereur.

L’Empereur ! — Voilà le nom qui fait pâlir et rêver Chateaubriand.

Chateaubriand ! — Voilà le nom devant lequel s’arrête l’Empereur, étonné.

On a souvent apprécié, et toujours diversement, la lutte de ces deux hommes. « En échangeant l’insulte, a dit un écrivain, ces deux ouvriers sublimes d’une même œuvre se mentaient à eux-mêmes. » Cela est vrai. Mais séparés tous deux, ils n’en ont pas moins travaillé à l’œuvre commune. Le conquérant militaire et le conquérant religieux suivaient un sillon parallèle, et plus souvent qu’eux-mêmes leurs idées se sont rencontrées face à face.

Appelez cela orgueil, appelez cela conviction, toutefois est-il qu’au milieu de cette époque éperdue, devant cet empereur qui s’est fait un pavé de fronts courbés, il est beau de voir un front debout, unique. Cela est grand, justement parce que c’est insensé. Cette plume aussi haute que ce glaive ! cette démission éclatante qui arrive à cet homme un lendemain de meurtre ! cette voix qui le poursuit sous sa pourpre neuve ! ce gentilhomme qui brave ce soldat ! On sait presque gré à Chateaubriand de son audace foudroyante ; et ceux mêmes qui suivaient le plus aveuglément la fortune impériale, s’oubliaient quelquefois à admirer ce courage solitaire !

Idéologues ! idéologues ! voilà le mot que la rage arrache à l’empereur. C’est le mot désespéré d’un homme qui sent malgré lui que la plume a toujours raison contre le sabre, même lorsque la plume a tort. Idéologues ! Et lui qui n’a jamais pardonné, mais qui devine vaguement que l’écrivain pèsera plus tard de toute sa faiblesse contre la force de l’empereur, le voilà qui cherche à étouffer sa haine et à tendre, sans qu’on le voie, une main furtive à l’auteur du Génie du Christianisme. Mais vainement.

Dès lors, toutes les avances du Corse auprès du Breton resteront inutiles. Colères, ordres, menaces, rien ne fera sur lui. Au retour d’un voyage en Grèce, Chateaubriand cingle Napoléon d’un coup d’article au visage ; il le peint dans les Martyrs sous les traits de Galérius ; il le frappe à travers l’ombre du régicide Chénier, il le menace même dans l’avenir. Puis, lorsque le colosse impérial gît à terre, il arrive avec sa fameuse brochure : Buonaparte et les Bourbons, et pose son pied sur la poitrine de celui qui avait voulu le faire sabrer sur les marches de son trône.

La plume ne pardonne pas.

Quelques mois plus tard, Chateaubriand suivait Louis XVIII dans la seconde émigration. René allait devenir ministre.

IV

Ministre ! c’est maintenant le rêve de tous ceux qui portent une plume au côté, l’épilogue obligé des existences illustres ; c’est l’apothéose et le martyre. Chateaubriand est arrivé au gouvernement par la force de son nom, de ses œuvres, de son caractère. Il est arrivé tout naturellement, et parce qu’il devait y arriver. Il était né ministre, comme il était né académicien.

En politique, La Fayette a engendré Chateaubriand, qui a engendré M. de Lamartine. — Mais la tache de Chateaubriand fut moins rude que celle de tout autre. Il venait après une époque de secousse, il entra dans une période de lassitude. La France haletait sur un lit de lauriers mouillés de sang. Il n’eut absolument qu’à organiser le repos, après lequel aspirait le monde. Du haut de la Restauration on le voit donc rayonner à son aise, — mais c’est sur une nation déjà aveuglée par quinze ans de tonnerre et d’éclairs continus.

Aussi bien peut-être vaut-il mieux que la politique n’ait été qu’un intermède dans sa vie. L’homme de lettres en demeure plus entier de la sorte ; ses faiblesses d’action se perdent dans l’éclat unique de sa pensée. Un portefeuille n’est plus alors qu’une conséquence toute simple, et qui fait que Chateaubriand ministre complète seulement Chateaubriand gentilhomme et soldat.

Sa devise dans les affaires fut celle-ci : Fais ce que dois, advienne que pourra. Il est advenu sa chute, comme on sait. « J’ai cru voir le salut de la patrie dans l’union des anciennes mœurs et des formes politiques actuelles, du bon sens de nos pères et des lumières du siècle, de la vieille gloire de Duguesclin et de la nouvelle gloire de Moreau ; enfin dans l’alliance de la religion et de la liberté. Si c’est là une chimère, les cœurs nobles ne me la reprocheront pas. »

Non, sans doute, jamais il ne lui sera fait un crime du bien qu’il a voulu et qu’il n’a pas pu. Ses contradictions apparentes s’effacent dans la loyauté de ses intentions. « Le peuple ne lit pas les lois, a-t-il dit un jour ; il lit les hommes, et c’est dans ce code vivant qu’il s’instruit. » Eh bien ! en lisant Chateaubriand, le peuple a lu un bon et beau livre, écrit seulement avec trop de lyrisme, ce qui fait qu’il ne l’a pas compris à toutes les pages.

Le malheur est aussi que Louis XVIII ne l’ait pas gardé assez longtemps, quoiqu’il eût pu se donner avec lui et par lui des airs de libéralisme mitigé. Mais il était jaloux de M. de Chateaubriand, cet excellent monarque ! jaloux de ses talents, jaloux de sa popularité. Si bien qu’il prit aux cheveux la première occasion venue pour se débarrasser de ce ministre qui cachait trop le roi.

Sorti pauvre du gouvernement et forcé de vendre ses livres, Chateaubriand se réfugia sous la tente du journal. Il fonda le Conservateur en opposition à la Minerve. Ses collaborateurs, c’étaient MM. de Bonald, Lamennais, de Corbières et de Castelbajac. On y vivait dans la haine de M. Decazes, et tous les actes du ministère y étaient passés chaque matin au crible de l’esprit le plus serré. C’est de cette époque que datent les premières dents de la presse, muselée par Napoléon, démuselée par Chateaubriand. On peut le regarder avec raison comme le père du nouveau journalisme politique. Il est redevenu jeune pour cette guerre à bras raccourci et de tous les jours, jeune comme il ne l’avait jamais peut-être tant été. Sur ce terrain qui brûle, son style même acquiert une netteté nouvelle. Ce n’est plus seulement cette épée de parade richement ciselée à la poignée ; c’est un glaive robuste, beau de sa nudité. Tancrède est ici remplacé par Roland.

« La poésie est belle, dit-il quelque part ; mais il faut éviter d’en mettre dans les affaires.  » À défaut de poésie, M. le vicomte se rabat sur l’esprit, et alors il s’en donne à cœur joie. Talleyrand a dû lui envier ce mot : « Ce serait une chose utile de savoir combien il faudrait de sots ministres pour composer un ministère d’esprit ; nous savons à merveille combien il faut de ministres d’esprit pour former un pauvre ministère. »

Toute sa polémique est dans ce goût. C’est une merveille de raillerie, de fougue, de témérité. On chercha vainement à l’étouffer sous deux ambassades, sous des honneurs, sous une pluie d’or. Impossible. Il allait son chemin, discutant les hommes et les choses avec cette passion hère qui est un des signes distinctifs de sa phase politique. S’il lui arrivait de pencher l’oreille et d’écouter ce qui se disait de lui autour de lui, sa réponse avait de ces hauts dédains qui font le respect autour d’eux. Tout se taisait sur le parcours de son regard. « Nous le savons, les vérités que nous disons blessent. On veut dormir au bord de l’abîme. Après tant de révolutions, on regarde comme des ennemis ceux qui avertissent des nouveaux dangers. La voix qui nous réveille est importune ; et il est reconnu qu’il n’y a que des hommes passionnés ou trompés dans leur ambition, qui trouvent que tout va mal, lorsqu’il est évident que tout va bien. »

Il ne faut pas s’étonner après cela si l’on fut obligé de lui ouvrir bientôt la porte de l’hôtellerie des Capucines, — comme il l’appelait, — et s’il revint une seconde fois éclipser Louis XVIII sur son trône.

Chateaubriand ministre a ses côtés sympathiques comme Chateaubriand écrivain. En politique comme en littérature, on est sûr de le retrouver à la tête de toutes les initiatives généreuses. C’est ainsi que, pamphlétaire ou gouvernant, il n’a jamais cessé de réclamer pour la liberté de la presse. À sa voix, Milton se lève et dit : « Tuer un homme, c’est tuer une créature raisonnable ; tuer un livre, c’est tuer la raison, c’est tuer l’immortalité plutôt que la vie. Les révolutions des âges souvent ne retrouvent pas une vérité rejetée, et faute de laquelle les nations entières souffrent éternellement. »

D’autres fois, Chateaubriand parle en son nom : « Qui souffre donc de la liberté de la presse ? La médiocrité et quelques amours-propres irascibles. Mais dans le dernier cas, quand la susceptibilité se trouve unie au talent, c’est encore un bien pour l’État que cette susceptibilité, mise à l’épreuve, s’aguerrisse par le combat. »

Puis suit la leçon, leçon sévère, tombée de haut : « L’abîme appelle l’abîme : le mal qu’on a fait oblige à faire un nouveau mal, on soutient par amour-propre les ignorances où l’on est tombé par défaut de lumière… »

Et enfin l’arrêt, l’arrêt sans appel : « Tout considéré, nous ne voyons que le crime, la bassesse et la médiocrité qui doivent craindre la liberté de la presse ; le crime la repousse comme un échafaud, la bassesse comme une flétrissure, la médiocrité comme une lumière. Tout ce qui est sans talent recherche l’abri de la censure ; les tempéraments faibles aiment l’ombre. »

Ne dirait-on pas ces lignes écrites d’hier, d’aujourd’hui, de ce matin ?

Considéré comme homme d’État, Chateaubriand se dérobe à tout jugement. Sa politique est variable comme sa vie. L’honnêteté est son principe. Il ne sait que cela. Ne lui demandez donc point ce qu’il est, où il va, ce qu’il veut. Je ne crois pas qu’il le sache bien lui-même. Dans sa brochure sur le Bannissement de Charles X et de sa famille, il dit qu’il est « monarchiste par raison, bourboniste par honneur et républicain par nature. »

Une lettre particulière, que M. Augustin Thierry a bien voulu me faire communiquer[3], montre également cette sympathie pour une république possible, — république qu’il voyait s’avancer vers lui à grands pas, république qui l’effraye et qui l’attire. Déjà il écrivait, lors de l’assassinat du duc de Berry : « Il s’élève derrière nous une génération impatiente de tous les jougs, ennemie de tous les rois ; elle rêve la république… Elle s’avance, elle nous presse, elle nous pousse ; bientôt elle va prendre notre place ! » Cinq ans plus tard, son implacable doigt traçait le même avertissement : « Le monde chancelle, on le mène, il va à la république ; nous l’avons dit, nous le répétons ! » À cet endroit, je me suis rappelé Hamlet, lorsqu’il s’écrie : Le fantôme ! le fantôme !

L’écroulement du trône des Bourbons fut pour Chateaubriand le signal de la retraite. Dès lors, isolé du mouvement politique, il ne laissa plus échapper de ses lèvres, à des intervalles lointains, que ces sombres prédictions qui tombaient sur notre époque avec le bruit sec et persistant d’une goutte d’eau qui creuse une pierre. — Il ne faut pas s’y tromper, ses prédictions ont réellement un caractère de merveilleux qui fait rêver. C’est de la seconde vue.

Ce phénomène s’est représenté à diverses époques de son existence ; et c’est ainsi qu’on le voit, à travers vingt-neuf ans de distance, prédire avec une effrayante exactitude les choses de 1848 : « Nous ne doutons point que l’Europe ne soit menacée d’une révolution générale. Mais les insensés qui poussent à cette destruction se flattent peut-être en vain d’atteindre leurs chimères républicaines. Les peuples européens, comme tous les peuples corrompus, passeront sous le joug militaire : un sabre remplacera par tout le sceptre légitime. »

Cette même idée revient dans la Réponse aux journaux sur son refus de servir le nouveau gouvernement : « Il ne peut résulter, dit-il, des journées de juillet, à une époque plus ou moins reculée, que des républiques permanentes ou des gouvernements militaires passagers que remplacerait le chaos. »

Avertissements étranges ! voix éloquente et sinistre, que l’on n’a pas assez écoutée !

Arrêtons-nous. Ces fragments portent avec eux trop de découragement et une tristesse trop profonde. Nous préférons revenir à ce qu’il disait en 1830 : « Que la France soit libre, glorieuse, florissante, n’importe par qui et comment, je bénirai le ciel ! »

V

Lorsqu’il fut de retour de cette campagne à travers la politique, il s’enferma à double tour dans la publication de ses œuvres complètes, et n’en bougea plus. Nous ne prendrons pas corps à corps chacun de ses livres pour en discuter le mérite. Ce travail demanderait, pour être développé suffisamment, une trop vaste échelle. Nous tâcherons de rappeler seulement en quelques mots les principaux titres de Chateaubriand.

L’Itinéraire de Paris à Jérusalem est un bon livre qui va à tout le monde, parce qu’il est rempli de poésie et de science, et qu’au bout du compte il apprend une grande quantité de faits intéressants. Ces livres-là, où il y a de tout et où chacun trouve ce qui lui plaît, ne doivent pas être dédaignés, quoiqu’ils soient écrits sans aucune sorte de plan, avec des réminiscences et au hasard de la compilation. L’Itinéraire nous semblerait encore meilleur si, trop souvent, — et ceci est un reproche grave, — Chateaubriand ne se laissait influencer par les souvenirs historiques. Un paysage n’a de prix à ses yeux que lorsqu’il a été célébré dans un poëme ; et lorsqu’il parcourut le monde, il le fait trop évidemment comme un gentleman, son Guide à la main, Xénophon ou Josèphe, après avoir averti le conducteur de le réveiller à la page marquée d’une corne. Ne lui parlez pas des Cévennes, elles n’ont rien qui l’émerveille, ce sont des montagnes qu’on ne rencontre guère dans la Bible et dans la mythologie, elles sont belles seulement par elles-mêmes ; cela ne suffit point. Passez, chaumières inconnues, saules tordus sur des abîmes sans nom, ruisseaux qui n’avez inspiré personne ; Chateaubriand ne tient pas à vous voir !

C’est mal. La nature ne tire pas sa beauté rien que des hommes. Il devrait mieux s’en souvenir, l’auteur de René. Dans son voyage à Jérusalem, le hasard lui a joué des tours malins et qui auraient dû restreindre son amour pour le pompeux. La vie ordinaire ne perd jamais ses droits, et malgré lui on la voit qui perce et qui jure à travers son lyrisme prévu. Déjà chez les Iroquois il avait rencontré un marmiton qui faisait danser le menuet à ces messieurs sauvages et à ces dames sauvagesses. Dans une des Cyclades, à une noce de village où il assista, il entendit chanter en grec, par mademoiselle Pengali, fille du vice-consul de Zéa, la fameuse romance : Ah ! vous dirai-je, maman ! Peu de temps après, il tombe à Tunis, au milieu du carnaval, dans une folle compagnie d’officiers qui l’entraînent au bal et qui le forcent à s’habiller en Turc. — Chateaubriand en Turc ! Qu’a dû en penser M. de Fontanes, juste ciel !

Les Natchez ont eu le tort d’arriver après les Martyrs, quoiqu’ils fussent composés bien antérieurement. Ils complètent, avec le Voyage en Amérique, la série des précieuses études de l’écrivain sur le Nouveau-Monde, et renferment des descriptions, malheureusement mêlées à des discours de Satan et à des dissertations sur l’impôt. C’est du sauvage un peu à la manière de Saint-Lambert dans le conte des Deux Amis, et de Parny dans ses poésies madécasses[4]. D’autres tableaux cependant, celui de la moisson de la folle avoine et celui de la mort de René, révèlent la touche du maître.

Un peu moins de sécheresse dans les lignes eût peut-être assuré un succès durable au Dernier des Abencerrages, qui pèche justement par des défauts inusités à son auteur, c’est-à-dire par la sobriété et par l’absence de description. De la part de Chateaubriand, on s’attendait à mieux que Gonzalve de Cordoue, — et il faut croire sans doute qu’il pleuvait à Grenade le jour qu’il y est passé.

Publiés à de plus rares distances, les Études historiques, célèbres par leur préface, l’Essai sur la littérature anglaise, et l’histoire de Rancé, achèvent l’ensemble de ses travaux.

Composé aux heures sereines de sa vieillesse, l’Essai sur la littérature anglaise contient des fragments intimes et des retours de la plus délicieuse rêverie. Il semble que ce ne soit plus le même homme qui parle. Les côtés inconnus de son talent se dévoilent ; et, abandonné comme à la dérive de son inspiration, il raconte les choses les plus familières de sa tête et de son cœur, avec un sourire attendri. Nous nous en voudrions de ne pas reproduire ce passage sur les correspondances d’amour, vrai, ému, pris sur nature, et qui est autant en dehors de son style habituel que les Martyrs, par exemple, le sont du style de madame de Sévigné :

« D’abord les lettres sont longues, vives, multipliées, le jour n’y suffit pas, on écrit au coucher du soleil ; on trace quelques mots au clair de la lune, chargeant la lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. On s’est quitté à l’aube ; à l’aube on épie la première clarté pour écrire ce que l’on croit avoir oublié de dire dans des heures de délices. Mille serments couvrent le papier où se reflètent les roses de l’aurore ; mille baisers sont déposés sur les mots brûlants qui semblent naître du premier regard du soleil. Pas une idée, une image, une rêverie, un accident, une inquiétude qui n’ait sa lettre.

« Voici qu’un matin quelque chose de presque insensible se glisse sur la beauté de cette passion, comme une première ride sur le front d’une femme adorée. Le souffle et le parfum de l’amour expirent dans ces pages de la jeunesse, comme une brise s’alanguit le soir sur des fleurs : on s’en aperçoit, et l’on ne veut pas se l’avouer. Les lettres s’abrègent, diminuent en nombre, se remplissent de nouvelles, de descriptions, de choses étrangères ; quelques-unes ont retardé, mais on est moins inquiet ; sûr d’aimer et d’être aimé, on est devenu raisonnable, on ne gronde plus, on se soumet à l’absence. Les serments vont toujours leur train ; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts : l’âme y manque. Je vous aime n’est plus là qu’une expression d’habitude, un protocole obligé, le J’ai l’honneur d’être de toute lettre d’amour. Peu à peu le style se glace ou s’arrête. Le jour de poste n’est plus impatiemment attendu, il est redouté ; écrire devient une fatigue. On rougit en pensée des folies que l’on a confiées au papier, on voudrait pouvoir retirer ses lettres et les jeter au feu. Qu’est-il survenu ? Est-ce un nouvel attachement qui commence, ou un vieil attachement qui finit ? N’importe ; c’est l’amour qui meurt avant l’objet aimé. »

VI

Rien de calme et de beau comme le poëme de ses dernières années. Un fauteuil au coin de la cheminée de madame Récamier, la solitude de son jardin, quelques voyages à Holyrood et à Venise, c’est tout. Et puis aussi cet autre grand voyage en lui-même, à travers son passé et dans ses œuvres, ce voyage appelé les Mémoires d’Outre-Tombe.

C’est à ce dernier ouvrage, couronnement de son édifice, qu’il a consacré le reste de ses jours. Rien n’a pu désormais le faire rentrer dans les affaires publiques, ni les prières de ses amis, ni cette chanson de Béranger, que toute la France a sue par cœur[5]. Sans doute qu’il sentait alors venir vers lui les temps d’orage que nous traversons, et que, n’ayant plus d’espoir que dans le Christ, il désespérait de toutes forces humaines, — même des siennes.

Aussi quelquefois, du fond de sa vieillesse, il lui prend de singulières amertumes, des accès de goutte littéraire pour ainsi dire ; il gémit, il se désole, parce que la démocratie est entrée enfin dans la littérature, ainsi que dans le reste de la société. Or, lui ne veut pas de la démocratie. « On ne reconnaît plus de maîtres et d’autorités, on n’accepte plus d’opinions faites, le libre examen est reçu au Parnasse. » Or, lui ne veut pas du libre examen. Il se plaint de l’envie qui s’attache aux grands noms, des gloires que l’on déprécie, des réputations qu’on dénigre, — injuste en cela pour toute une époque qui l’a entouré d’un respect vraiment unique. Il raille l’école de 1830, il se moque trop cruellement peut-être des jeunes gens qui se tuent pour attirer l’attention publique. Mais ce ne sont là, par bonheur, que des ombres momentanées sur son talent et sur son noble caractère.

La vieillesse, pas plus que la maladie, n’a pu mordre sur ce génie robuste. Il a travaillé jusqu’à son dernier jour, il a dicté jusqu’à sa dernière heure. Dans une préface, il parle de l’opiniâtreté particulière à sa nature. « Lors de ma jeunesse, dit-il, j’ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j’étais assis. L’âge ne m’a point fait perdre cette obstination au travail. Ma correspondance diplomatique au ministère est presque toute de ma main. »

À qui le regarde bien en face, Chateaubriand apparaît dans le xixe siècle comme le contrepoids de Voltaire dans le xviiie. Même universalité dans le travail, même courage dans la lutte. Chacun des ouvrages de Chateaubriand attaque, serre de près et soufflette un ouvrage correspondant de Voltaire. Depuis cinquante ans, en effet, pas un pouce de terrain que l’auteur du Génie du Christianisme n’ait disputé à l’auteur du Dictionnaire philosophique, pas un sentier dans lequel il ne se soit engagé avec lui. C’est un duel de toutes les heures à travers l’histoire, le roman et la philosophie.

Il est un des quatre grands hommes qui ouvrent l’époque moderne. Plus enthousiaste que Walter Scott, moins exclusif que Byron, il est presque de la taille de Gœthe. Il a remis en honneur la littérature à images ; et c’est de lui que datent ces romans artistes où le style cherche à rivaliser avec la peinture et la sculpture, voire même avec la musique, curieuses productions, signées Balzac-Rubens, Gautier-Canova ou Liszt-Janin.

Mais notre travail serait incomplet si, après avoir détaché d’un fond d’or la tête pensive du grand vieillard, après l’avoir assis sur un nuage d’encens, après l’avoir salué éternel et sublime, nous ne dévoilions également ses côtés humains, ses erreurs et ses défaillances. Peser sur le coup de ciseau hasardeux donné à l’Apollon du Vatican, c’est encore une manière de louer l’harmonie inaltérable du reste du corps. Tout génie doit sa dîme à la critique, si rayonnant que soit l’un, si modeste que soit l’autre ; — et l’ombre illustre que j’évoque aujourd’hui serait elle-même la première à s’indigner d’un éloge qui ne saurait marcher que sur les genoux.

D’ailleurs la critique ne sera pas pour lui chose nouvelle. Il est un de ceux qui ont le plus entendu grincer de plumes autour de leur renommée. Ses ennemis littéraires lui font cortège ; et avec cette naïveté de grandeur qui le caractérise, lui-même a voulu leur donner accès dans l’édition de ses œuvres complètes.

À leur tête, le plus fougueux et le premier, je distingue le grand républicain de l’Empire, Marie-Joseph Chénier. Vers et prose, analyse et satire, tout lui a été bon pour accabler Chateaubriand ; il n’est pas une page de ses œuvres où il ne le frappe malicieusement, le plus souvent sans raison, comme dans son Tableau de la Littérature, quelquefois avec esprit, comme dans les Nouveaux Saints :

J’irai, je reverrai tes paisibles rivages,
Riant Meschacebé, Permesse des sauvages ;
J’entendrai les sermons prolixement diserts
Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.
Ô sensible Atala ! tous deux avec ivresse
Courons goûter encor les plaisirs… de la messe !

On sait que Chateaubriand ne lui a pas pardonné ses plaisanteries. Aussi Marie-Joseph Chénier est-il le seul académicien de ces temps modernes à qui son successeur ait refusé l’aumône d’un regret. — Peut-être est-ce pousser la rancune un peu loin.

Soit jalousie, soit tout autre sentiment, Byron n’a jamais soufflé mot de l’auteur de René. De la part du noble lord, c’est au moins étrange. Chateaubriand n’en a pu complètement dissimuler son dépit. « Lord Byron, dit-il, peut-il m’avoir complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français ? n’a-t-il jamais entendu parler de moi ? »

Paul-Louis Courier, — ce Meissonier de la politique, — ne l’aimait pas non plus, et il lui a plusieurs fois enfoncé dans les chairs de méchants petits coups de poignard à tête d’épingle. Il a appelé ses romans du galimatias, et il s’est moqué de son ministère. De l’auteur du Pamphlet des pamphlets à l’auteur des Martyrs, cela se conçoit ; c’est une guerre de colibri à lion.

Mais M. Gustave Planche a été plus brutal que cela. Voici comment il parle de Chateaubriand dans son livre des Portraits : « Critique de second ordre dans le Génie du Christianisme, voyageur inexact et verbeux dans l’Itinéraire, imitateur patient, mais inutile, de Virgile et d’Homère dans les Martyrs et les Natchez. » M. Planche ne reconnaît que René et l’épisode de Velléda. — Juger de la sorte, n’est-ce pas faire le procès aux gens avec une massue ?

Telles sont, je crois, les critiques principales qui sont venues l’atteindre dans sa gloire[6]. Si maintenant nous cherchons une réponse à leur faire, c’est dans Chateaubriand même que nous allons la trouver, — et la voici : « On renie souvent les maîtres suprêmes, on se révolte contre eux, on compte leurs défauts, on les accuse d’ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug : tout se teint de leurs couleurs, partout s’impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs dires et leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoir et lignée. Ils ouvrent des horizons d’où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts. Leurs œuvres sont des mines inépuisables ou les entrailles mêmes de l’esprit humain. »

Cela posé, — qu’on nous permette maintenant de substituer notre opinion à celle de nos devanciers.

Selon nous, c’est surtout comme figure que Chateaubriand resplendit sur son siècle. La grandeur de sa vie apparaît avant celle de son talent, son nom vient avant ses livres. Il est lui-même un homme-épopée. On l’aperçoit de très-loin, et le respect lui arrive avant l’admiration.

Aussi, longtemps encore peut-être sera-ce M. de Chateaubriand, avant d’être Chateaubriand tout court. Longtemps encore peut-être ce sera la majesté, avant d’être la force.

La majesté ! — voilà son grand et superbe crime. Génie épique et théâtral, il lasse l’ admiration. Pour lui, la rue du Bac n’a pas de ruisseau. C’est un Murat, ce pouvait être un Napoléon.

Il n’a guère innové qu’à demi. Sa littérature est la littérature du xviiie siècle retrempée chez les sauvages. Les Incas avaient déjà frayé le chemin, et l’on se souvient trop peut-être que Chactas a vu Versailles et qu’il a assisté aux tragédies de Racine.

Ce n’est pas avec peu de chose que Chateaubriand compose son paysage ; Poussin lui a donné des leçons. Il lui faut des colonnes à demi brisées, un clair de lune, des urnes cinéraires ; et, par-dessus tout cela, le génie des souvenirs, assis pensif à ses côtés.

Cette recherche du grandiose le conduit quelquefois à des excès contre lesquels on ne saurait trop se tenir en garde. Je n’en veux pour seul et funeste exemple que ce coucher de soleil : « L’astre enflammant les vapeurs de la cité semblait osciller lentement dans un fluide d’or, comme le pendule de l’horloge des siècles ! » Évidemment les poètes extravagants du xvie siècle n’auraient pas mieux dit.

« Peu m’importe l’action, écrit-il dans la préface des Martyrs ; elle n’est qu’un prétexte à descriptions. » — Hélas ! pourquoi le ciel mit-il La Harpe sur sa route, ainsi que M. de Fontanes, le Simonide français ?

Il n’est pas de l’avis de Voltaire, qui disait que les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. « Les vraies larmes, dit Chateaubriand, sont celles que fait couler une belle poésie ; il faut qu’il s’y mêle autant d’admiration que de douleur, » Ce malheureux système apparaît jusque dans René, au moment où le frère d’Amélie, qui vient de recevoir comme un coup de foudre l’aveu d’un amour criminel, trouve encore assez de force pour arrondir immédiatement la période suivante : « Chaste épouse du Christ, reçois mes derniers embrassements à travers les glaces du trépas et les profondeurs de l’éternité qui te séparent déjà de ton frère ! »

La majesté ! Chateaubriand lui a tout sacrifié ; aussi son génie, spécial et constant dans sa pompe, n’est-il pas de ceux qui vont à tous, comme Shakspeare par exemple, l’homme des palais et des tavernes, des rois et des ivrognes, grand avec les grands, familier avec les petits, puissant avec chacun ; — Shakspeare, dieu qui parle le langage des hommes ; Chateaubriand, homme qui parle le langage des dieux.

Chateaubriand appelait Hamlet — cette tragédie des aliénés.

Comment Shakspeare eût-il appelé Moïse, cette tragédie de Chateaubriand ?

Car il faut bien le dire, comme poëte, Chateaubriand est nul ou à peu près. Sauf une cinquantaine de vers, je ne crois pas qu’il lui soit jamais tenu compte de son pindarique bagage. Pourrait-il en être autrement, lorsqu’on le voit s’appuyer sur une théorie aussi fausse que celle qu’il développe dans les lignes suivantes : « La poésie a ses bornes dans les limites de l’idiome où elle est écrite et chantée : on peut faire des vers autrement que Racine, jamais mieux. » Voici pourtant quelques strophes peu connues de Moïse, ses meilleures incontestablement, bien qu’il les ait supprimées plus tard par un sentiment de décence :

Que dit à son amant, de plaisir transporté,
Cette prêtresse d’Astarté
Qui voudrait attirer le jeune homme auprès d’elle,
Et lui percer le cœur d’une flèche mortelle ?

— Beau jeune homme, dit-elle, arrête donc les yeux
Sur la tendre Abigail, que ta froideur opprime.

Je viens d’immoler la victime,
Et d’implorer la faveur de nos dieux.
Viens, que je sois ta bien-aimée.
J’ai suspendu ma couche en souvenir de toi ;
D’aloès je l’ai parfumée ;
Sur un riche tapis je recevrai mon roi.
Dans l’albâtre éclatant la lampe est allumée ;
Un bain voluptueux est préparé pour moi.

L’époux qu’on m’a choisi, mais qui n’a pas mon âme,
Est parti ce matin pour ses plants d’oliviers ;
Il veut écouler ses viviers ;
Sa vigne ensuite le réclame.
Il a pris dans sa main son bâton de palmier,
Et mis deux sicles d’or dans sa large ceinture ;
Il ne reviendra point que de son orbe entier
L’astre des nuits n’ait rempli la mesure.

« Quand l’âme est élevée, dit le fier vicomte, les paroles tombent d’en haut, et l’expression noble suit toujours la noble pensée. » Certes, ce n’est pas nous qui protesterons contre cette admirable poétique en trois lignes ; mais là où la pensée n’a que faire, alors que le récit ou la description suit doucement sa pente naturelle, à quoi bon la solennité de la phrase, l’éternelle aristocratie du mot ? Quoi ! toujours le marinier pour le marin, l’astre des jours pour le soleil ? L’auteur des Natchez, que son grand respect pour la rhétorique oblige à reconnaître les trois styles, oublie donc que le premier d’entre eux est précisément le style simple, et que c’est là surtout le style fort, parce que c’est le style vrai ?

Mon Dieu ! de ce qu’il n’a pas fait de littérature avec les notaires, les femmes publiques ou les escrocs, nous ne lui en voulons pas. Nous lui en voulons uniquement de ce que, chantant le marbre et la Grèce, il ne l’ait pas fait en style d’autant plus simple que le sujet était plus riche. Poétisez la réalité, c’est bon ; mais alors réalisez la poésie. Il en est du génie comme d’Antée, qui reprenait des forces en touchant la terre.

Aussi rien de plus adorable que les haltes rares de Chateaubriand dans le simple et dans le naïf. Combien de pages ne donnerais-je pas pour ce bout de chanson composé entre deux chapitres des Martyrs, petite fantaisie gracieuse, perle ramassée au pied d’un dolmen :

Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
Ma sœur, qu’ils étaient beaux les jour
De France !

Te souvient-il que notre mère,
Au foyer de notre chaumière,
Nous pressait sur son cœur joyeux
Ma chère ?

Pour moi, Chateaubriand existe surtout dans ses préfaces, c’est-à-dire presque en dehors de ses livres, dans ses lettres intimes, et, comme nous l’avons dit déjà, dans son style politique[7], partout enfin où il n’a pas le temps de boucler sa phrase, où il oublie Aristote et Boileau, où il improvise, où il se surprend à être lui malgré lui.

Pour l’avenir, il existera surtout dans ses Mémoires.

Au couchant de sa vie, une grave transformation s’est opérée dans son talent. Je dis grave et curieuse. C’est à soixante ans que lui est venue la jeunesse. C’est au bord de la tombe que cet austère penseur qui, à coup sûr, n’a jamais souri, s’est pris soudainement à rire aux éclats, du grand rire de Callot, de Montaigne, de Le Sage, et quelquefois aussi de Voltaire. Sa muse, au sortir de quelque fontaine de Jouvence inconnue, tout à l’heure déesse, nous est réapparue jeune fille couronnée de bleuets. C’était Junon ; ce n’est plus que Lydie ou Camille, une nymphe quelconque, la première venue.

Entre son œuvre passée et son œuvre actuelle, entre les Martyrs et les Mémoires, je vois une grande différence.

L’œuvre passée de Chateaubriand, ensemble harmonieux, m’apparaît comme un palais de marbre au milieu d’une forêt. Tout y est enchantement et magnificence. Des voix mystérieuses résonnent au dedans, des parfums enivrants s’exhalent au dehors. Chaque fenêtre ouvre sur un horizon de feuillage brûlant, sur un parc profond et rempli de statues, sur un coteau qui ploie sous les pampres. C’est un très-beau palais. Seulement un cercle de grilles l’emprisonne, des sentinelles en défendent l’approche à plus d’une demi-lieue à la ronde, et, pour y pénétrer, il ne faut pas moins de sept ou huit quartiers de noblesse.

L’œuvre posthume de Chateaubriand, — c’est-à-dire les Mémoires, — offre bien encore, si l’on veut, l’aspect d’un palais ; mais déjà ce n’est plus du marbre, c’est bel et bonnement de la pierre. La splendeur froide de l’architecture grecque a fait place à l’ épanouissement original de l’art gothique. Un pan de la foret a été abattu, et de ce côté le regard plonge dans le dédale fourmillant des rues de la ville. Les grilles rebelles se sont ouvertes, les gardes ont reçu une autre consigne ; et bourgeois, paysans, peuple, femmes, ceux qui sont des gentilshommes et ceux qui ne sont que des hommes, les savants et les écoliers, tout le monde enfin entre librement. Lazare lui-même est assis sur la plus haute marche du portail.

VII

Chateaubriand nous a dévoilé l’avenir de la politique ; — essayons de jeter un coup d’œil sur l’avenir des lettres. Pour tout homme qui se met sur la trace du mouvement intellectuel depuis quelques années, il est évident que nous touchons à une crise littéraire et à une transformation importante des opinions reçues.

Voilà que notre littérature, en moins de soixante ans, a déjà passé par les cribles successifs de trois révolutions. La première, la grande de 1789, a donné des résultats d’une puissance incontestable et souvent effrayante. D’abord elle a fait descendre quatre à quatre aux écrivains les degrés de l’Encyclopédie, et elle les a logés dans la rue, où bientôt, ahuris et chétifs, ils sont morts sans postérité. Alors ceux qui se sont levés derrière ont été de bien autres hommes. Littérateurs fauves, on ne sait d’où venus, sans tradition, jouant de la guitare sous la potence ou décrivant des scènes d’égorgement dans des châteaux, ils ont fait école neuve. Si bien qu’il y a eu pour eux lecture et succès, même aux jours les plus affreux. Ceux-là ont parlé au peuple ; seulement, ils lui ont mal parlé ; mais la tendance était bonne. Ils ont compris que, jusqu’à présent, on n’avait pas pris garde à la plus grande portion du public. De voir des livres qui ont la prétention de s’adresser à tous, écrits comme le Bonheur de M. Helvétius, cela leur a fait lever les épaules, et ils se sont mis à procéder d’autre façon. Malheureusement, ils ont dépassé le but : au lieu d’être simple, leur style a été bas. Ils sont entrés chez le peuple, non par la porte, mais par l’égout.

Cette littérature grossière de la première révolution a servi du moins à répandre certaines idées vives, qui étaient encore dans l’œuf. De considérables agrandissements ont été faits sur les fiefs de l’imagination : on a percé des chemins et ouvert de nouvelles séries aux hommes de lettres, par l’adjonction d’éléments nouveaux. La plume dès lors n’a plus bronché devant les sauvageries de la vie réelle. Peu à peu Mercier a fini par voir comprendre son drame de la Brouette du Vinaigrier. Tout ce fumier, largement étendu sur le champ littéraire, devait produire tôt ou tard un épanouissement de hautes plantes.

Cet épanouissement est advenu aux environs de la deuxième révolution, — celle de juillet 1830 — qui restera comme une date brillante dans l’histoire de l’art en général. Le sol s’est mis à pousser des fleurs très-curieuses, d’extraordinaires enlacements de lianes et quelques arbres phénomènes pour lesquels on eut besoin d’inventer une serre romantique. Les poëtes étaient tous des jeunes gens, décidés et convaincus, la plupart exclusivement passionnés, qui marchaient serrés dans leurs folies, avec l’insolence de la verve et le courage né des circonstances politiques. Ils ont étonné avant de plaire. Mais enfin comment ne pas se rendre à cette littérature qui sonne si fort de la trompette et qui affiche son talent sur tous les murs en lettres dorées ? Il y avait d’ailleurs du bon dans cette mascarade, sortie copieuse et flambante des sépulcres soulevés de Rabelais, Shakspeare, Mathurin Régnier et Sterne ; cela replaçait la littérature dans un milieu seigneurial et bruyant, à l’écart de la philosophie sur les autels de qui s’étaient succédé précédemment de trop nombreux sacrifices.

La révolution de 1830 a surtout grandi le roman. Il y a eu progrès sur l’école de la République, progrès et complément. La forme s’est purifiée, tout en gardant sa franchise, et a conquis à elle les classes bourgeoises. Des gens sont arrivés, tels que Balzac, Soulié et George Sand, qui ont fait crier la vie dans leurs livres ; d’où est venue cette importance sociale accordée au roman. De grands succès ont été obtenus par des œuvres douces, en apparence vulgaires, comme César Birotteau, l’histoire d’un parfumeur ; comme André, où un père est sur le point de donner des coups de pied dans le ventre à une fleuriste ; comme encore le Lion amoureux, baliverne pleine de larmes. Quelques-uns de ces succès ont été lents et souterrains, mais l’effet n’en demeure pas moins très-grand.

D’autres succès, plus retentissants mais plus passagers, ont pu être obtenus à côté. Cela ne prouve rien. Seulement c’est affaire de curiosité ou d’actualité pour ces énormes machines en tant de volumes, montées sur l’affût de quelque question à l’ordre du jour. Là dedans, rien n’a jamais inquiété la littérature vraie.

La troisième révolution est celle par où nous passons aujourd’hui. Elle n’a pas encore donné sa formule littéraire. Attendons[8]. Les résultats qu’elle prépare seront importants et mieux décisifs. Certainement il est impossible d’exclure les genres en littérature et de ne pas admettre les tempéraments ; insensé est l’absolutisme en pareille matière. Tel romancier a raison de se vouer à des récits d’ Espagne et de Cordoue, si sa nature l’y porte avec irrésistibilité ; tel autre fait bien de ne voir qu’éléphants et tigres sur la surface du globe, s’il sait mal décrire une brebis ou une vache. Mais ce qui fait par malheur la fragilité de leurs conceptions, c’est le manque total de sérieux ; on connaît maintenant leurs procédés, et tout le monde lit dans leurs cartes. — Le sérieux ! Hoffmann ne l’a jamais perdu dans ses belles extravagances.

Nous ne savons pas au juste ce que sera la nouvelle génération littéraire ; mais par les leçons que lui font les événements et par les exemples de grandeur et de décadence qu’elle a sous les yeux, il est permis d’espérer qu’elle se présentera avec des qualités saines et un sens droit.

En littérature, — la première révolution a donné la force. La seconde révolution, l’éclat. La troisième révolution donnera peut-être la vérité.


  1. Cette étude a été publiée dans le journal la Presse, en guise d’introduction aux Mémoires d’Outre-Tombe.
  2. Dans son livre de Philosophie et littérature, M. Victor Hugo a, lui aussi, esquissé cette grande figure de Mirabeau. Il est peut-être curieux de comparer le choc de ces deux pensées sur le même homme, l’étincelle de ce fer rouge sous ces deux marteaux. Voici le texte de M. Victor Hugo :
     « Tout en lui (Mirabeau) était puissant. Son geste bru et saccadé était plein d’empire. À la tribune, il avait un colossal mouvement d’épaules, comme l’éléphant qui porte sa tour armée en guerre. Lui il portait sa pensée. Sa voix, lors qu’il ne jetait qu’un mot de son banc, avait un accent formidable et révolutionnaire qu’on démêlait dans l’Assemblée comme le rugissement du lion dans la ménagerie. Sa chevelure, quand il secouait la tète, avait quelque chose d’une crinière. Son sourcil remuait tout, comme celui de Jupiter, cuncta supercilio moventis. Ses mains quelquefois semblaient pétrir le marbre de la tribune. Tout son visage, toute son attitude, toute sa personne était bouffie d’un orgueil pléthorique qui avait sa grandeur. Sa tête avait une laideur grandiose et fulgurante dont l’effet par moments était trique et terrible. Le génie de la révolution s’était forgé une avec toutes les doctrines amalgamées de Voltaire, d’Helvétius, de Diderot, de Bayle, de Montesquieu, de Hobbes, de Locke et de Rousseau, et avait mis la tête de Mirabeau au milieu. »
  3. « Si la France s’était formée en république, je l’aurais suivie, car il y aurait eu raison et conséquence dans le fait ; mais échanger une couronne conservée au trésor de Saint-Denis contre une couronne ramassée… cela ne vaut pas la peine d’un parjure. »
  4. Le voyage à la cour de Louis XIV et surtout l’épisode du Natchez à une représentation de la Comédie-Française, seront toujours difficilement approuvés des critiques. — Le Natchez entre au théâtre, un soir que l’on joue Phèdre. Il s’assied, et voici comment il traduit ses impressions au lever du rideau :
    « Une cabane, soutenue par des colonnes, se découvre à mes regards. La musique se tait ; un profond silence règne dans l’assemblée. Deux guerriers (Hippolyte et Théramène), l’un jeune, l’autre déjà atteint par la vieillesse, s’avancent sous le portique. Je ne suis qu’un sauvage ; mais malgré ma rudesse native, je ne saurais dire quel fut mon étonnement lorsque les deux héros vinrent à ouvrir leurs lèvres au milieu de la cahute muette. Je crus entendre la musique du ciel ; c’était quelque chose qui ressemhlait à des airs divins. Vaincu par mes souvenirs, par la vérité des peintures, par la poésie des accents, les larmes descendirent en torrent de mes yeux. Mon désordre devint si grand qu’il troubla la cabane entière… »
  5. Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie,
    Fuir son amour, notre encens et nos soins ?
    N’entends-tu pas la France qui s’écrie :
    Mon beau ciel pleure une étoile de moins !

    Va, sers le peuple, en butte à leurs bravades,
    Ce peuple humain, des grands hommes épris,
    Qui t’emportait vainqueur aux barricades,
    Comme un trophée, entre ses bras meurtris.

    Ne sers que lui. Pour lui ma voix te somme
    D’un prompt retour après un triste adieu ;
    Sa cause est sainte ; il souffre, et tout grand homme
    Auprès du peuple est envoyé de Dieu.

  6. Depuis la publication de ce travail, et depuis la publication des Mémoires d’Outre-Tombe, bien des critiques nouvelles sont venues s’ajouter à ces critiques. On s’est déchaîné avec un acharnement inconcevable contre ces immortels Mémoires, le livre le plus jeune, le plus magnifique, le plus profond qui ait éclaté à cette époque. On n’a pas voulu excuser beaucoup de vanité en faveur de beaucoup de génie.
  7. Sur ce terrain il a de très-beaux mots. Ainsi, dans ses attaques contre les terroristes, il les nomme des architectes en ossements. Et un peu plus loin : « Manufacturiers de cadavres, vous aurez beau broyer la mort, vous n’en ferez jamais sortir un germe de liberté ! »
  8. Encore une fois, qu’on me permette de rappeler la date ancienne de cette publication.