Les Ressuscités/Madame Récamier

Calmann Lévy, éditeur (p. 89-112).

MADAME RÉCAMIER

Après lui, elle.

Rue de Sèvres, à l’ancien couvent de l’Abbaye-au-Bois, il y a deuil et grand désert. Les arbres ont beau pousser des feuilles, les feuilles ont beau pousser des oiseaux, rien ne répond plus à cette gaieté du printemps. Un souffle funeste a passé sur le monastère. Demeurez closes, fenêtres ombragées ; rideaux bleuâtres, ne vous écartez plus sous une belle main ; porte, reste fermée impitoyablement ! Il faut désapprendre le chemin de cette maison. Déjà la rampe de l’escalier se couvre de poussière, et tout se taira bientôt dans cette solitude célèbre autrefois, ignorée demain. Madame Récamier est morte.

Elle est morte, on s’en souvient, pendant le choléra de 1849. C’était alors une débâcle générale. Chacun émigrait vers le cimetière du Père-Lachaise, ce Coblentz de tous les partis. Chaque jour les églises se tendaient de noir et pleuraient des larmes d’argent. Sur les boulevards, sur les quais, on ne rencontrait plus que des croque-morts, des tambours aux baguettes entortillées d’un crêpe, des compagnies de gardes nationaux qui portaient mélancoliquement le canon de leur fusil incliné vers la terre. Ah ! le vilain spectacle ! Tout le monde nous abandonnait au moment de notre révolution. Les personnes les plus illustres par leurs talents ou par leurs grâces s’empressaient de nous dire brusquement adieu, lorsque nous avions le plus besoin de grâce et de talents ; et parce que nous nous étions un instant absentés des salons, les salons se barricadaient sans pitié derrière nous.

C’était un autre champ d’asile, cette Abbaye-au-Bois, un nid de poètes et de belles femmes, où dans ces derniers temps, après avoir vécu de la vie ambitieuse, bruyante, romanesque, les uns et les autres finissaient toujours par revenir s’abriter, traînant l’aile, comme dans la fable des Deux Pigeons. C’est au fond d’un des plus modestes appartements de l’Abbaye-au Bois que la duchesse d’Abrantès, ruinée par la chute de l’Empire, commença à écrire ses fougueux et spirituels Mémoires, — noble femme, tuée par le travail et la misère.

Ce n’est pas la misère qui a tué madame Récamier ; c’est l’âge, c’est le souvenir, c’est le spectacle des événements, peut-être. Toutefois est-il que madame Récamier restera comme une des figures les plus touchantes, comme un des esprits les plus singulièrement attractifs de notre époque. Elle a rallié à elle les sympathies de tout un siècle. Elle a été le centre de tout ce qui était beau, bon, généreux, facile. Principalement trois hommes, Chateaubriand, Benjamin Constant et Ballanche, se sont groupés autour de cette femme adorée.

Sa vie est un beau livre. Commencée dans une révolution, dans une révolution elle s’est achevée, sans y avoir perdu un seul rayon de son auréole. Indulgent cette fois pour une de ses plus ravissantes créatures, le ciel ne lui a pas refusé l’élément pour lequel il l’avait créée : elle a vu s’écouler dans une fête éternelle son éternelle jeunesse ; l’hommage lui faisait escorte, et le malheur ne s’est approché d’elle qu’à respectueuse distance.

Elles étaient trois sous le Directoire, trois femmes admirablement belles, les trois Grâces, selon les madrigaux du temps, — madame Tallien, Joséphine de Beauharnais et madame Récamier. — À elles trois, ces femmes ont affolé Paris et vu tomber les personnages les plus illustres à leurs pieds, ces beaux pieds qu’elles portaient nus et seulement chaussés de cothurnes, avec des émeraudes aux doigts. On les rencontrait en tous lieux, aux concerts où chantait Garat, aux bals ou dansait Trénitz, — ce pauvre Trénitz, mort fou à Charenton ! — Elles étaient l’âme du plaisir, et on les avait vues apparaître le lendemain de Thermidor, comme trois fleurs poussées tout à coup au bord d’un volcan éteint. Toutes les trois avaient leur mission politique ; elles régnaient et elles gouvernaient, de par la grâce d’elles-mêmes. Voici comment celle qui devait bientôt régner autrement et sous le nom d’impératrice, écrivait à madame Tallien, en lui donnant rendez-vous à une fête éblouissante de l’hôtel Thélusson : — « Venez avec votre dessous de robe fleur-de-pêcher, il faut que nos toilettes soient les mêmes : j’aurai un mouchoir rouge noué à la créole, avec trois crochets aux tempes. Ce qui est naturel pour vous est bien hardi pour moi, vous plus jeune, peut-être pas plus jolie, mais incomparablement plus fraîche. Il s’agit d’éclipser et de désespérer des rivales, c’est un coup de parti. » Seule des trois, madame Récamier a conservé jusque dans ses derniers jours le mouchoir noué à la créole.

C’étaient alors des luttes d’élégance et de frivolité, dont notre époque semble avoir perdu la tradition. Tant pis pour notre époque. Après la révolution des mœurs, venait la révolution des costumes. Thérésia Cabarrus avait ramené les modes grecques, la coiffure à l’athénienne, la tunique transparente et collante. Joséphine, la première, rechercha les camées les plus purs, les onyx et les agates les plus superbes, pour les faire étinceler à son épaule ou ruisseler dans ses cheveux. À son tour, madame Récamier introduisit le voile. Le voile ! chaste invention, nuage tissé, estompe idéale, qui irrite justement assez pour fixer le désir, raillerie pudique, réalité enveloppée de rêve, qui tend à faire de la femme une création mieux qu’humaine et presque mystérieuse. Toute l’histoire de madame Récamier n’est-elle pas dans ce voile ? Le voile ne nous dit-il pas sa vie reposée, sa beauté blanche ?

En 1800, madame Récamier, qui avait alors dix-huit ans, habitait le grand château de Clichy-la-Garenne, qui fut détruit par la bande noire. « À cette époque, dit l’auteur des Salons d e Paris, il est impossible, à moins de l’avoir vue, de se faire une idée de sa fraîcheur d’Hébé. C’était une création à part que madame Récamier, à cet âge de dix-huit ans, et jamais je n’ai retrouvé, ni en Italie, ni en Espagne, ce pays si riche en beautés, ni en Allemagne, ni en Suisse, la terre classique des joues aux feuilles de rose, jamais je n’ai retrouvé le portrait de madame Récamier, la plus jolie femme de l’Europe ! » Rien ne manquait d’ailleurs à son éducation ; elle touchait admirablement du piano et dansait à merveille en s’accompagnant du tambour de basque, — ce qui était la grande fureur du jour.

C’est dans ce château de Clichy, et quelque temps après dans ses magnifiques salons de la rue du Mont-Blanc, que madame Récamier a reçu presque toute l’Europe princière. Son mari était riche alors, richissime ; il pouvait réaliser des miracles, et tenir tête aux Sardanapales en carrick de ce temps-là. L’architecte Berthaut avait transformé cet hôtel en féerie ; c’était un conte de Galland solidifié. Demandez à madame Lehon, qui en est devenue plus tard propriétaire.

Les bals de madame Récamier ne tardèrent pas à conquérir une vogue immense. De là s’élancèrent les gavottes nouvelles, les morceaux de clavecin destinés à devenir populaires, les toilettes égyptiennes, spartiates, romaines, turques et françaises. Ce fut un délire, un triomphe dont rien n’approcha. Madame Hamelin , — une héroïne de ces fêtes, — madame Hamelin, au pied de Cendrillon, aurait pu seule raconter un de ces soirs magiques auxquels il n’a manqué qu’un peintre comme Watteau, qu’un poëte comme Lattaignant ou Voisenon, l’abbé Fusée !

Quant aux habitués de tous les jours, les intimes des causeries du matin, c’étaient Lucien Bonaparte, M. Fox, madame Visconti, le général Moreau, Mathieu de Montmorency, cette maigre, blonde et pâle madame de Krüdner, — et ce joyeux vivant qui se nommait Ouvrard, personnage plein de verve et de gaie science, qui avait le faste d’un homme de cour, l’esprit d’un homme de lettres et l’argent d’un homme d’affaires.

La troisième résidence de madame Récamier, la plus affectionnée peut-être, c’était Saint-Brice, avec son paysage lumineux, ses eaux courantes, ses épaisses charmilles ; Saint-Brice, où elle eut le bonheur et l’audace de donner asile à madame de Staël poursuivie par l’empereur. On a dit que cette conduite honorable valut à madame Récamier une parole haineuse de Napoléon. — Haïr madame Récamier ! cela est-il possible ? Cela peut-il seulement se comprendre ?

Elle visita madame de Staël dans son exil, qu’elle partagea volontairement ; mais lorsqu’elle revint à Paris, la fortune de son mari s’était écroulée. Plus de somptueux hôtels, plus de châteaux féodaux, rien, — rien que la médiocrité latine, dorée encore d’un rayon de sa beauté !

Elle se trouvait aux bains de Dieppe, en noble compagnie de l’auteur d’Atala, lorsque la révolution de Juillet vint la surprendre. Ses efforts furent impuissants à retenir M. de Chateaubriand, qui partit pour Paris, où, reconnu bientôt à la porte du Journal des Débats par des élèves de l’École polytechnique, il se vit enlevé dans leurs bras et promené en triomphe par-dessus les barricades.

Depuis cette date, madame Récamier n’a pas cessé d’habiter l’Abbaye-au-Bois. Ç’a été son Versailles, son Trianon ; elle y tenait cour plénière au coin de son feu ; elle avait hérité directement — c’est-à-dire en ligne spirituelle — de madame Geoffrin, cette bonne dame d’autrefois, chez qui toute la littérature et toute la philosophie d’un siècle étaient avec soin passées au filtre. Elle faisait la pluie et le beau temps du monde de l’intelligence, — plutôt le beau temps que la pluie, — car les orages passaient rarement sur ces augustes ombrages de l’Abbaye-au-Bois. Pas un homme supérieur qui n’ait brigué l’entrée de ce cénacle, lequel tiendra dans l’histoire artistique de la France une place importante ; pas une renommée, haute ou petite, qui n’ait franchi ce seuil, depuis Luce de Lancival, professeur d’éloquence au Prytanée français, jusqu’à Victor Hugo, sacré chez elle enfant sublime ; depuis le baron Gérard, peintre ordinaire de l’Abbaye, — ce qui était un titre, — jusqu’à M. Ingres, l’artiste inquiet et misanthrope ; depuis l’auteur de la Vestale, couvert de cheveux blancs et bardé de décorations, jusqu’à l’auteur du Prophète, noir et simple, mais étrange comme un enfant de Germanie. Là-bas, Stendhal, qui venait d’écrire son livre De l’Amour, a souvent posé devant ce buste de Canova, placé sur la cheminée ; Mérimée, bien jeune, a coudoyé Ballanche, bien vieux ; M. de Bonald, bien grave, a salué Rossini, bien rieur. Ce salon bleu et blanc a vu tout à la fois la simarre de M. Pasquier, le cordon de M. le duc de Doudeauville, la tonsure de M. de Lamennais, les palmes de M. de Barante, et l’épée de M. de Vigny, — tout un pan de la galerie des portraits de Versailles dans cinquante ans !

Il y avait aussi à l’Abbaye un accueil doux, presque maternel, pour ces jeunes muses qui commençaient à s’épanouir, vives et attrayantes, mais faibles et délicates comme ces roses sauvages perdues dans les buissons et qui naissent à demi effeuillées. — Vous les connaissez tous, ces muses faciles. — L’une aux yeux noirs, aux cheveux noirs, à la mante noire, se cache derrière la jalousie sévillane, épiant le majo qui passe, et laissant tomber un poignard dans un bouquet. L’autre, triste et belle, assise sur quelque débris de temple écroulé, les pieds au fil de l’eau, la tête au soleil, berce un enfant souffreteux devant la treille d’une maison du Pausilippe. Celle-ci se pare des vieilles dentelles et des vieux falbalas de la vieille cour de France ; elle danse à l’Opéra, elle soupe à Bagatelle et à Vaucresson.

Celle-là, toute récente et toute éplorée, erre au bord des lacs, se couronne de nénuphars et soupire ses peines d’amour aux aulnes de la rive. D’autres rient aux éclats, et ce sont les plus rares ; elles courent toutes décoiffées, sautant à travers haies et champs, poursuivies par les gardes champêtres !

Si bien qu’avec son chœur de muses modernes, l’Abbaye-au-Bois apparaissait dans le bleu du lointain comme un autre Parnasse, un sacré vallon, disaient les derniers preux de la Mythologie.

Ne nous y trompons pas, l’Abbaye-au-Bois formait une coterie littéraire aussi puissante que l’Université et que la Revue des Deux Mondes. Elle distribuait des brevets de gloire et nommait des académiciens, entre autres M. Ampère et l’auteur du Théâtre de Clara Gazul. Une lecture à l’Abbaye-au-Bois équivalait à un ordre de représentation à la Comédie-Française. Madame Casa-Major n’est pas arrivée autrement.

Mais n’oublions-nous pas un peu trop madame Récamier pour l’Abbaye ? Ne délaissons-nous pas un peu trop la maîtresse de maison pour la maison elle-même ? Causons encore, causons de cette femme sans rivale, l’orgueil de notre nation, — qui n’a pas tous les jours une si bonne occasion de se montrer orgueilleuse !

Elle aimait à se vêtir de blanc, gazes, mousselines, étoffes tendres. Cela lui allait on ne peut mieux. Son portrait, qui est au Louvre, a été gravé maintes fois. C’est bien là ce visage candide, sans rigueur, qui arrivait parfois à des effets de naïveté incomparable, souvent songeur, profondément distingué toujours. Je retrouve ce regard pénétrant dont bien peu de ceux qui l’entourèrent ont pu guérir. Madame de Tessé disait d’une femme littéraire : « Si j’étais roi, j’ordonnerais à madame… de me parler toujours. » Moi, je ferai une variante à ce mot : Si j’avais été roi, j’aurais ordonné à madame Récamier de me regarder sans cesse.

Elle avait surtout cette coquette amabilité qui est à la beauté ce qu’est le relief au monument. Car je suis un peu de l’avis de ce vieil auteur de la comédie de la Thèse des dames, qui disait : « S’il n’entrait dans la composition d’une femme quelque pincée du sel de la coquetterie, elle deviendrait le ragoût du monde le plus insipide ; c’est ce qui la rend piquante et qui jette dans ses yeux tous ces traits de flamme dont le moindre cartilage du cœur ne saurait échapper ; et les femmes qui sont autrement sont de vraies femmes au bain-marie. »

Mademoiselle Mars était peut-être celle qui approchait le plus de madame Récamier pour l’exquise souveraineté des manières. Elle savait le regard, comme la châtelaine de l’Abbaye-au-Bois ; ainsi que le sien, son langage était empreint de suavités particulières et d’harmonie nonchalante, — voix d’or, lumière parlée, — suivant l’expression hardie d’un grand écrivain.

C’est qu’il faut le dire aussi, madame Récamier faisait des élèves à son insu. Une soirée passée à l’Abbaye-au-Bois valait mieux pour une comédienne que dix années de Conservatoire. Mademoiselle Mante y avait appris à faire craquer l’éventail de Célimène, à marcher, à sourire, à s’asseoir dans le goût suprême. La juive Rachel y a passé, elle aussi, et peut-être au fond du rôle d’Adrienne Lecouvreur retrouverait-on quelques réminiscences brillantes du salon de la rue de Sèvres.

Madame Récamier ne détestait pas raconter quelques anecdotes du temps révolutionnaire. Sa mémoire était comme un livre curieux, qu’elle ouvrait devant quelques intimes, et où elle lisait les yeux fermés, — car depuis quelques années sa vue s’était beaucoup affaiblie. Nous voudrions avoir souvenir de tous les traits charmants qu’on tient de sa bouche. — La foule se pressait un matin, rue du Mont-Blanc, devant l’hôtel de l’ambassadeur d’Espagne. Sur le seuil, le roi d’Étrurie, qui allait monter en voiture, causait avec madame Récamier et M. Beffroy de Reigny, cet écrivain qui s’est fait une excentrique réputation sous le nom du Cousin Jacques. — « Le prince baisait galamment ma main, nous disait madame Récamier, lorsque j’entendis tout à coup une voix bruyante à mon oreille. Je me retournai. C’était un militaire de planton qui s’écriait de toutes ses forces : Citoyen, votre voiture est prête ; quand Votre Majesté voudra y monter… »

Peut-être connaît-on mieux cette aventure d’un homme qui, se trouvant placé entre madame de Staël et madame Récamier, eut la maladresse de dire : — Me voilà entre l’esprit et la beauté ! — Sans posséder ni l’une ni l’autre, répondit madame de Staël.

Une Anglaise, madame Trollope, qui pouvait avoir beaucoup d’esprit en anglais, mais qui, en français, se contentait simplement de déraisonner, a consacré dans son livre de Paris et les Parisiens quelques pages à madame Récamier, qu’elle avait déjà vue à Londres[1]. Mais où il faut chercher des détails, plutôt que dans les écrits anecdotiques, c’est, ainsi que nous l’avons fait, dans la mémoire religieuse de plusieurs contemporains.

On dit que madame Récamier laisse des Mémoires. Nous voudrions le croire, nous n’osons l’espérer. — Ce qu’elle laisse plus sûrement, c’est le célèbre tableau de Corinne, qui ornait son salon ; son buste, par Canova ; le dessin original de l’Atala de Girodet, et quelques toiles remarquables dont il ne nous reste plus souvenir bien précis.


Au fait, voici ces notes de Kotzebue sur madame Récamier. Elles compléteront et accentueront mon ébauche. L’assassiné de Karl Sand fait montre, en de certains endroits, d’une indiscrétion qui frôle la fatuité. Après cela, peut-être est-ce la faute du traducteur, — qui aura voulu mettre sur les i des points plus gros que les i eux-mêmes.

SUR MADAME RÉCAMIER

« J’avais des préjugés contre madame Récamier lorsque j’arrivai à Paris ; je m’imaginais voir une coquette enivrée des hommages qu’on lui rendait ; j’ajoutais foi à toutes les calomnies que les journalistes allemands avaient débitées sur son compte. Je désirais la voir, mais non pas la connaître. Ce fut à l’Opéra que je satisfis ma curiosité pour la première fois. « Voilà madame Récamier, » me dit un de mes voisins, et naturellement je m’avançai pour regarder dans la loge qu’il me désignait. Ses cheveux étaient sans ornements ; vêtue d’une simple robe blanche, elle paraissait rougir d’être si belle.

» Cette première vue produisit sur moi une impression agréable, et j’acceptai avec plaisir la proposition qu’on me fit de me présenter chez elle. Quoiqu’elle fût au milieu d’une société brillante, elle avait la mise la plus simple. Presque toujours madame Récamier se met en blanc et très-décemment… Elle n’a sur la tête d’autre ornement que ses cheveux châtains, quelquefois tressés, ou tombant en boucles ; d’autres fois relevés négligemment, et retenus par un peigne. Je l’ai vue presque tous les jours pendant plusieurs semaines, sans qu’elle ait jamais eu de parure de diamants.

» Au milieu du tourbillon de Paris, elle remplit tous les devoirs d’une épouse sage, quoique son mari soit d’âge à être son père. La calomnie même ne l’a jamais attaquée de ce côté. Elle n’a point d’enfants, mais elle soigne avec une tendresse vraiment maternelle ceux d’une de ses parentes, auxquels elle tient lieu de mère.

» Je n’oublierai jamais ce beau jour où je la trouvai seule avec une jeune fille sourde et muette qu’elle avait recueillie en allant se promener dans je ne sais quel village. Cette enfant avait été élevée à ses frais pendant quelque temps ; elle lui avait ensuite procuré une place à l’excellent institut des Sourds-Muets ; dans ce moment elle venait de la faire habiller à neuf, et se l’était fait amener pour la conduire elle-même à l’abbé Sicard. Elle faisait déjeuner cette enfant dans son salon de compagnie, sur une table de marbre, et près d’un miroir dans lequel cette petite fille pouvait se voir des pieds à la tête, probablement pour la première fois. L’émotion de la charmante bienfaitrice en voyant la joie et l’étonnement de cette petite fille, les larmes de la pitié qui coulaient de ses yeux en la baisant au front, la bonté maternelle avec laquelle elle l’engageait à manger et lui mettait dans les poches ce qui restait dans le sucrier ; les remerciements inarticulés de l’enfant, qu’il exprimait par une sorte de cri qui me remplissait d’émotion, seront longtemps présents à ma mémoire…

» Quand les envieux ne peuvent faire croire à leurs accusations contre la vertu et la moralité d’une femme aimable, ils finissent par dire qu’elle n’a point d’esprit. Si la connaissance des vérités naturelles et des produits des beaux-arts peuvent donner à une dame des prétentions à l’esprit, madame Récamier doit en avoir plus que bien d’autres.

» On me demandera peut-être comment on peut juger de l’esprit d’une femme. On peut se fier d’autant plus au jugement que je porte, que non-seulement je vis madame Récamier presque tous les jours, mais qu’en outre une circonstance particulière me mit à portée de juger de son esprit ; circonstance dans laquelle ni homme ni femme n’aurait pu dissimuler son insuffisance. Je fus promener en voiture avec madame Récamier pendant quatre ou cinq heures, sans autre compagnie que celle des enfants dont elle prend soin, et qui, certainement, ne se mêlèrent point de la conversation. Il n’y a pas de moyen plus sûr, pour connaître le degré d’esprit d’un homme qu’une conversation suivie en voiture (à moins que le sommeil ne s’en mêle) ; c’est là qu’il doit se développer ; et si les personnes qui sont renfermées dans une voiture étroite ont l’une pour l’autre un sentiment d’amitié, c’est là que la confiance est plus grande ; et cette femme, que l’on dit sans esprit, m’a fait voir, pendant quatre heures, qu’elle en avait.

» Le dernier reproche que l’on fait à madame Récamier, et qui est insignifiant, c’est son amour pour la magnificence. Les escaliers de sa maison ressemblent à un jardin, c’est affaire de goût ; les tentures de ses appartements sont en soie, les cheminées sont de marbre blanc, les pendules et autres meubles ont des ornements en bronze doré, les glaces sont très-grandes ; mais tout cela convient parfaitement à un riche particulier. Je n’ai point trouvé de luxe chez elle, dans tel sens qu’on veuille l’entendre ; j’y ai vu du goût partout, et de l’élégance seulement dans un ou deux appartements. Une antichambre, deux salons de compagnie, une chambre à coucher, un cabinet, et une salle à manger, voilà tout son logement ; et certainement une petite maîtresse allemande, qui serait aussi riche, ne se contenterait pas ainsi. Encore un trait, pour prouver combien peu madame Récamier cherche à éblouir par son luxe. Lorsque nous allâmes nous promener ensemble, comme je l’ai dit plus haut, nous montâmes dans une voiture très-propre, mais simple, et attelée de deux, chevaux ; nous trouvâmes à la barrière un joli phaéton avec un très-bel attelage, qui nous attendait. Je lui témoignai ma surprise ; elle me dit : « Je n’aime pas à me montrer en ville dans cette voiture, on y attire trop l’attention. » Si c’est là de la vanité, au moins elle est cachée.

» Les journaux allemands assurent que, pendant que madame Récamier a été en Angleterre, son mari, qui était resté à Paris, disant un jour qu’il n’avait point de nouvelles de sa femme, une espèce de bel esprit lui demanda avec ironie s’il ne lisait pas la gazette ? Quand cela serait vrai, que peut-on en conclure ? Madame Récamier peut-elle empêcher que les journalistes anglais ne saisissent les plus petites circonstances pour remplir leurs feuilles ? Est-ce donc à elle seule que pareille chose est arrivée ? Lisez le Morning Chronicle, vous y trouverez souvent des descriptions de la sensation qu’aura faite à un gala la parure de telle ou telle dame.

» Les journalistes allemands ont encore reçu d’autres informations. Madame Récamier avait donné un jour un bal ; mais elle s’était couchée sur le minuit, et avait reçu dans sa chambre à coucher tous ceux qu’elle avait conviés à ce bal. Il y a quelque chose de vrai dans cette anecdote. La belle madame Récamier fut saisie à ce bal d’un mal subit et violent ; mais elle eut la bonté de ne pas vouloir troubler la joie commune ; elle se retira donc dans son appartement, et se coucha. Quelques amis particuliers vinrent savoir des nouvelles de son état ; et cette circonstance si simple, si naturelle, occasionna ce conte ridicule.

» Voici encore une anecdote que rapportent les journalistes allemands. Un auteur dramatique, disent-ils, avait fait une pièce dans laquelle cette dame était tournée en ridicule ; mais le mari a acheté la pièce pour une somme assez forte. Je suis autorisé par cet auteur lui-même à démentir cette calomnie ; il ne lui est jamais venu dans l’idée d’écrire quelque chose contre madame Récamier : la vérité du fait est qu’on s’est permis, à la représentation d’une de ses pièces, quelques applications ridicules qui paraissaient dirigées contre madame Récamier ; et M٭٭٭, pour faire cesser les mauvais propos, et sans aucune spéculation basse, sans même aucune sollicitation, a eu la délicatesse de retirer sa pièce.

» On avait fait à Paris une caricature sur cette dame ; elle entra un jour dans un magasin de gravures, et on la lui offrit sans la connaître ; elle m’a elle-même raconté le fait. Elle fut surprise d’abord ; mais elle regarda cette gravure de sang-froid. « Sans doute, dit-elle au marchand, cette personne a mauvaise réputation. — Point du tout, répondit-il sur-le-champ ; c’est une dame dont la réputation est sans tache. » Et il continua de lui prodiguer des éloges qui, n’étant pas suspects, la consolèrent de l’intention qu’on avait pu avoir en traçant la caricature qu’elle avait entre les mains.

» Je pourrais parler encore sur ce sujet, et rapporter des traits qui ne sont remarquables que pour l’observateur exercé, parce qu’ils font voir le fond du cœur ; mais il ne convient pas d’en dire davantage : un ami n’a aucun droit de publier ce qui se passe dans l’intérieur de la maison d’une femme bienfaisante. Je crois en avoir dit assez pour détruire les préjugés qu’on pourrait avoir sur madame Récamier. »


  1. Kotzebue, dans ses Souvenirs de Paris, édités en 1805 par le libraire Barba (avec des annotations stupides, par parenthèse), a également parlé d’elle, — en des termes assez cavaliers, toutefois.