Les Ressuscités/M. de Jouy

Calmann Lévy, éditeur (p. 1-16).
M. DE JOUY

Ci-gît M. de Jouy.

J’ai toujours eu un grand respect pour les grognards littéraires ; — et, si l’on veut bien m’entendre, je dirai aussi que la poésie du premier Empire a été souvent calomniée, et que ce n’est pas tout à fait cette pauvre femme en douillette cendrée qu’on a essayé de nous faire voir. J’en suis fâché pour ceux qui ne connaissent que les poésies ossianiques de Baour-Lormian et les romans de Pigault-Lebrun, — cet homme de lettres de l’Empire qui écrivait sur une schabraque. Mais je sais d’autres noms et d’autres livres, glorieux et respectables, ceux de Chateaubriand, par exemple, de Nodier et de madame de Staël, qui m’ont toujours fait penser qu’une semblable époque, — une époque de vingt ans, — ne méritait pas la raillerie et le dédain avec lesquels la plupart de nos critiques ont l’habitude de la saluer.

Il en est bien peu de ceux-là qui n’aient à se reprocher un bon mot sur M. Jouy, — une épigramme sur M. Jay, — une plaisanterie sur M. Arnault. On ferait un volume d’un tel recueil, et ce recueil pourrait être intitulé sans inconvénient la Cravate blanche littéraire.

Laissons dire. Celui de qui je veux parler aujourd’hui valait bien les trois quarts de nos écrivains d’à présent, je vous l’atteste. Ses vaudevilles étaient tout aussi spirituels que les nôtres, ses tragédies tout aussi froides, ses livrets tout aussi ridicules. Seulement c’était un autre ridicule, une autre froideur et un autre esprit. La pensée et le style ont leurs modes, comme on sait, et ces modes ont leur Longchamps. La phrase se taille comme un habit, tantôt courte et tantôt longue, hier en veste et demain en redingote. La littérature d’alors portait un carrick, celle d’aujourd’hui porte un paletot.

Ne nous moquons pas du carrick de M. de Jouy. Le carrick est un bon et honnête vêtement, très-ample et très-chaud. Et personne mieux que M. de Jouy ne savait porter le carrick. C’était un homme charmant en société, un oracle de goût, un modèle de galanterie, l’homme de son style en un mot. Sa plume avait des précautions inimaginables. Je dis précautions et non délicatesses, parce que la délicatesse même était dangereuse dans ce temps de censure irritée, ce qui rendait le métier d’écrivain fort difficile. Au régime des suspects politiques avait succédé le régime des suspects littéraires. On arrêtait, pour un hémistiche, les tragédies de Lemercier et les comédies d’Étienne. M. de Jouy fut à peu près le seul homme à succès de l’Empire. Il est vrai que l’empereur ne l’a jamais regardé comme un idéologue.

Je compare M. de Jouy à Marmontel, — le Zémire et Azor de la littérature.

Donnez un habit pailleté à M. de Jouy, et vous aurez Marmontel. Jetez un carrick sur les épaules de Marmontel, et vous verrez M. de Jouy. C’est absolument la même façon de dire, de voir, de sentir. C’est le même bonheur dans le même talent. Je vais plus loin, ce sont les mêmes ouvrages. — Comme Marmontel, M. de Jouy a fait des tragédies, des opéras et des romans. C’est la même plume qui a écrit le Zirphile de l’un et la Guirlande de l’autre ; c’est la même pensée qui a dicté Fernand Cortez et les Incas. Marmontel a fait les Contes moraux, M. de Jouy a fait l’Ermite de la Chaussée-d’Antin. Tous les deux enfin ont mis au monde un Bélisaire. — Trouvez-moi l’exemple d’une plus frappante analogie.

Il y a comme cela un homme qui se perpétue à travers tous les siècles, — un beau masque, je te connais, qui revient tous les cinquante ans avec un habit neuf, — un même académicien qui occupe sans cesse le même fauteuil, — un auteur qui n’est éternellement occupé qu’à se dédoubler et à se tirer à plusieurs exemplaires. Au xviie siècle, ce personnage s’appelait Quinault, au xviiie Marmontel, au xixe M. de Jouy. Chacun d’eux n’a jamais été que l’édition revue et corrigée de son prédécesseur. Ouvrez le volume : il n’y a de changé que la reliure ; hier en veau, aujourd’hui en maroquin. Barbin et Panckoucke remplacés par Didot. Quant au texte, c’est toujours le même, avec cette différence seulement que l’anneau royal d’Adraste est devenu l’aspic de Cléopâtre, — qui lui-même est devenu la perruque de Sylla.

Ce fut une perruque qui fit la réputation de M. de Jouy. — Mais qui n’a pas eu sa perruque, au temps où nous sommes ? La perruque de Liszt, n’est-ce pas un peu son sabre d’honneur ? La perruque de George Sand, n’est-ce pas un peu son pantalon ? Cherchez bien au fond de toutes nos célébrités. Vous y trouverez une perruque.

Seulement, la perruque de M. de Jouy était une perruque véritable. C’était la perruque de Talma ; — à peine deux ou trois mèches qui, tombant plates et noires sur le front du comédien, lui donnaient une vague ressemblance avec l’empereur. Rien qu’avec cette perruque, M. de Jouy et Talma ont épouvanté tout Paris.

Il est vrai que c’était la première fois qu’on osait rappeler cette grande figure. À cette époque, l’empereur était encore chose neuve et soudaine. M. de Jouy eut la gloire d’être le premier à déshabiller cette ombre auguste, et son exemple ne tarda pas à être suivi de toutes parts.

M. de Jouy a surtout été un homme, — et un talent — de circonstance. Il fut tour à tour le seul et le premier, deux grands mérites. Le seul prudent sous l’Empire, le premier hardi sous la Restauration. Il a cultivé tour à tour l’à-propos innocent dans le tableau des Sabines et Tippo-Saëb, et l’à-propos séditieux dans Bélisaire et Sylla. Et quand il n’y eut plus hommes ni choses à exploiter, il en vint à se mettre lui-même en exploitation, lui et son succès. De même qu’avec une bouteille d’eau de Cologne il y a des gens qui ont l’art de faire quinze bouteilles d’eau de Cologne, de même M. de Jouy trouva le secret de faire quinze Ermites avec son premier Ermite : « Ermite, bon ermite, » comme dit la chanson. — Cette littérature en cagoule dura assez longtemps, puis on finit par s’en lasser et par la trouver fade. On s’attendait vainement à voir frétiller la queue du diable sous la robe du capucin : la robe ne laissait rien passer. Saint Antoine n’eut pas de tentation.

Je me suis toujours étonné que la vie de M. de Jouy n’ait pas réagi davantage sur ses écrits. — C’était bien la peine d’avoir quitté la France à treize ans, d’avoir traversé les mers, d’avoir vu les Indes, Chandernagor ; d’avoir été lieutenant, capitaine ; puis d’être revenu, d’avoir eu sa tête à prix, de s’être mis en voyage une seconde fois, de s’être promené au bord du lac de Genève, en Belgique, en Hollande, en Italie, — et cela, pour en rapporter l’Ermite de la Chaussée-d’Antin, tout simplement. Il est vrai que tant d’autres écrivent sur l’Inde, la Suisse, la Belgique, la Hollande et l’Italie, qui n’ont jamais mis le pied hors du Palais-Royal.

Il fut le premier feuilletonniste de genre de ce temps-là. Il retroussa ses manchettes, comme faisait le comte de Buffon, et se prit à nous raconter en petits tableaux anodins les mœurs et la société auxquelles il avait l’honneur d’appartenir. Pour cela, il s’y prit le plus galamment et le plus discrètement possible, frappant toujours à la porte avant d’entrer, et criant à la jolie femme par le trou de la serrure : — « Madame, ayez l’obligeance de vous vêtir, je viens vous peindre en déshabillé. »

Ce fut ainsi qu’il pénétra dans l’étude du notaire et dans le boudoir de l’actrice, dans le cabinet du magistrat et dans l’atelier de la grisette, partout, en un mot, où il y a une patte de lièvre à gratter ou un bouton à tourner longuement. Puis, une fois entré, il plaça son chevalet dans le jour le plus favorable, choisit ses couleurs les plus flatteuses, pria son modèle de prendre la pose qui lui seyait le mieux, — et fit alors ce musée officiel que nous savons, et dont les premiers portraits eurent un si grand retentissement.

Mais partout où il n’y eut pas moyen de se faire annoncer, ou de frapper, — c’est-à-dire là où la porte demeure toujours ouverte, — M. de Jouy recula dédaigneusement, en se disant que son ton et son bel esprit n’avaient rien à faire en tel lieu. Il préféra laisser sa galerie incomplète, plutôt que de la compléter avec de grossières peintures de guinguettes et de cabarets. En descendant les marches qui vont à ces caveaux, peut-être se fût-il exposé à rencontrer quelqu’un de ces ivrognes, comme Hoffmann l’Allemand, par exemple, — et qu’eussent dit, je vous le demande, ses élégantes en turban à plume et ses muscadins en chapeau de paille de riz ?

Je répète pourtant que cela n’empêche pas M. de Jouy d’être un homme de beaucoup d’esprit. Il a eu l’esprit du succès. Il venait après Rétif de la Bretonne, ce charbonnier de mœurs, et il a suffisamment expié les Contemporaines et les Nuits de Paris. Il a eu de l’élégance, de la finesse, de l’observation, du tact, alors que c’était chose presque nouvelle. Brossez et faites retoucher un peu ses toiles, et il vous restera d’agréables cadres d’antichambre, dont il ne faut pas trop faire fi.

M. de Jouy était né académicien. — Il fallait avoir fait bien peu de chose pour ne pas mériter un fauteuil à cette époque. Le pas même académicien de Piron n’était plus possible, et les immortels n’étaient point encore tourmentés par cet essaim de moustiques éclos dans les ruches nouvelles du journalisme. Ils marchaient fièrement dans leur force et dans leur liberté, comme l’Othello de leur camarade Ducis. Ils étaient eux-mêmes leurs critiques et leurs courtisans. Jamais l’Académie ne fut environnée de tant de majesté sereine. Jamais cette bonne personne, comme l’appelait Voltaire, ne parla tant d’elle-même que lorsqu’il n’y eut plus personne pour en parler.

On lui donna le fauteuil de Parny, — celui-là qui se roulait sur un lit de roses, et rimait chaque matin les baisers de la veille ; un poëte trop impie cependant pour être bien amoureux, et un drôle d’académicien, à vrai dire : un marquis en habit de berger, qui avait crayonné douze chants de blasphèmes en se jouant, — la Guerre des Dieux, — que vous vous rappelez peut-être pour l’avoir lue avec un souriant effroi. C’était le seul fauteuil vacant, et M. de Jouy n’eut garde de le refuser.

Je m’aperçois que je laisse de côté les dates. Pour peu que vous y teniez cependant, je vous apprendrai que M. de Jouy a vécu soixante-dix-sept ans, et qu’il est né dans la vallée de Bièvre.

Douce vallée de Bièvre ! — Il n’a jamais perdu de vue ses frais ombrages, ses gazons verts et ses troupeaux blancs. Même dans l’Inde, en France au plus fort de la Terreur, en Suisse, en Belgique, en Italie, M. de Jouy est toujours resté l’homme de la vallée de Bièvre. Le beau du Consulat et de l’Empire, l’ermite, le causeur, le franc-parleur n’a jamais pu dépouiller entièrement le villageois de Seine-et-Oise, — naïf villageois, avec du bon sens et de l’esprit itou, le coq de son village et aussi des grandes villes !

Il se perdit pourtant par la politique. C’est là le mal. — Il avait fait des vaudevilles pleins de sel et de calembours, des opéras tout brillants de feux de Bengale, des romans palpitants d’actualité, des tragédies jouées par Talma. Il se dit que la politique n’était qu’une autre espèce d’opéra et de tragédie, et que le premier-Paris se traitait absolument comme le couplet de facture. Parce qu’il avait coiffé un comédien d’une perruque de sa façon et que le public s’était mis à trembler devant cette perruque, M. de Jouy voulut confectionner des toupets en grand et en coiffer non plus les comédiens du Théâtre-Français, mais les comédiens des Tuileries, cette fois.

Il entra donc dans le Courrier français comme il serait entré dans le vestibule de l’Académie royale de Musique. L’ermite jeta le froc aux orties, ou plutôt il se fît ermite politique pour sa dernière métamorphose. Il regarda l’affiche de ce jour-là, et, comme on donnait le spectacle de l’opposition libérale (première représentation), il se dirigea, non plus vers la salle, mais dans les coulisses, où il demanda un casque et une épée de comparse, en chantant de toute la force de ses poumons ce que Duprez devait chanter plus tard : Amis, secondez ma vaillance !

Un jour, il rencontra Benjamin Constant qui lui rit au nez. — M. de Jouy faillit se fâcher, et lui demanda sérieusement si ce nouveau costume ne lui allait pas aussi bien qu’à tout autre. Et, à ce sujet, il le pria d’écouter un instant ce petit morceau d’éloquence sur les affaires intérieures, et puis cet autre aussi sur nos relations avec le cabinet de Londres. Et quand M. de Jouy eut fini, il n’attendit pas que Benjamin Constant lui eût répondu pour lui dire son avis, il s’en alla tout droit faire imprimer ses deux articles. — Ces poëtes sont tous ainsi. Il leur faut absolument la politique pour baisser de rideau.

M. de Jouy fut un des derniers voltairiens, — un voltairien paisible et inoffensif toutefois, le Voltaire du Temple du Goût et de la tragédie de Tancrède, un Voltaire fort présentable, comme vous voyez, et qui n’a jamais eu maille à partir avec les lettres de cachet, — ce qui ne l’empêcha pas d’être un enragé de modéré, lui aussi, en ce sens que nul n’est resté plus tenace dans son principe, plus ardent dans sa conviction, plus ferme dans son chemin. Je parle du Jouy littéraire. — Le Jouy politique, c’est autre chose. Une croix de Saint-Louis qu’on lui refusa le détourna brusquement de sa route. Le Jouy littéraire avait eu toutes les croix de Saint-Louis qu’il avait désirées.

Avec lui s’en sont allées les dernières traces de cette école de l’esprit sans poésie, et de la poésie sans enthousiasme. — Le beau hussard de l’Empire, qui avait été l’élégant marquis du xviiie siècle, tombe sur le champ de bataille, la poitrine froide sous son échelle de galons. Et l’on s’aperçoit en ce moment qu’il n’est point mort d’un boulet ou d’un coup de sabre, ainsi qu’on le pensait, mais tout vulgairement comme le premier phthisique venu. Il n’a pas été tué, il s’est éteint. Il s’est éteint au champ d’honneur, et sa mort a eu tout le prestige d’une mort militaire.

Telle est l’histoire du grand duel de 1830. — L’école de Voltaire tomba dans la fosse avant d’y être poussée. Jusqu’au dernier moment, elle eut encore l’art de dissimuler son agonie, de poser du fard sur ses rides et de faire de son râle une tirade solennelle. Le jour de sa mort, elle mit sa cravate la plus blanche, son bas de soie le plus fin, son habit le plus académique, et elle se rendit sur le terrain, appuyée simplement au bras d’un vieux valet de chambre. Là elle regarda l’heure qu’il était à sa montre, et, sentant qu’il lui restait encore quelques minutes de bravade, elle les employa à tirer lentement ses gants et à se boutonner jusqu’au menton d’un air héroïque. Puis, elle se mit en garde, et, après avoir croisé le fer, elle s’affaissa tout à coup en portant la main à son cœur et s’écriant : — « Touché !…  »

Mensonge ! — L’école de Voltaire est morte de sa belle mort, et sans avoir eu besoin de personne pour l’y aider. Elle est morte de vieillesse et pas autrement ; parce qu’elle avait vécu sa vie pleine et entière, et qu’il était temps de mourir.

Ses derniers disciples, — en tête M. de Jouy, — l’assistèrent pieusement jusqu’à la fin. Ils reculèrent autant que possible l’instant fatal, et escarmouchèrent autour d’elle avec une présence d’esprit et un semblant de sécurité vraiment remarquables. À peine si l’on compte une défection dans cet autre Waterloo, — celle de M. Soumet, un Bourmont littéraire. On eût dit qu’ils avaient encore cent ans à vivre, tant leur riposte était allègre et leur coup de feu décisif. L’opinion publique en fut ébranlée plus d’une fois et n’en assista que plus curieusement à ce dernier acte de tragi-comédie.

M. de Jouy s’est beaucoup moqué de nous dans ces derniers temps-là. — Il a eu quelquefois raison. Il préférait toujours son carrick à nos surcots moyen âge, à nos manteaux espagnols, à nos robes dantesques, à nos ailes mystiques de séraphin, — voire même à la feuille de vigne de la Morgue, où il nous a si souvent reproché d’aller quérir nos héros. Il a vaillamment combattu l’essor du romantisme, il s’est opposé de toutes ses forces à l’invasion des barbares ; puis, enfin, quand le torrent révolutionnaire s’est épandu par toutes les digues débordées, il s’est sauvé de Paris, comme le soldat des Thermopyles, et il ne s’est arrêté qu’à Saint Germain, où il est mort dans ses œuvres complètes, — vingt-quatre volumes in-octavo.

Ci-gît M. de Jouy.