Les Relations de la France et de la Prusse de 1867 à 1870/08

Les Relations de la France et de la Prusse de 1867 à 1870
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 56-81).
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LES RELATIONS
DE
LA FRANCE ET DE LA PRUSSE
DE 1867 A 1870

VIII.[1]
L’ALLEMAGNE ET L’ITALIE A LA FIN DE 1867. — LA QUESTION ROMAINE. — LA CONFÉRENCE.


I. — LA PRUSSE ET L’ALLEMAGNE DU SUD. — LES TRAITES D’ALLIANCE.

La révolution italienne éclatait, au mois d’octobre 1867, à point nommé pour le cabinet de Berlin ; elle suscitait de cuisans embarras à la France, elle la forçait de détourner son attention de l’Allemagne; elle laissait, au contraire, les coudées franches à M. de Bismarck, elle lui permettait d’arracher aux états du midi la sanction législative des traités d’alliance qu’ils avaient souscrits au mois d’août 1866, dans une heure d’affolement, en voyant, par nos demandes de compensation, que l’empereur Napoléon, loin de défendre l’intégrité de leur territoire, cherchait à s’agrandir à leurs dépens.

Le roi Guillaume et son ministre suivaient, non sans anxiété, les débats passionnés qui s’étaient engagés dans les chambres à Stuttgart et à Munich. De l’adoption des conventions économiques et des traités d’alliance dépendaient l’hégémonie militaire, politique et commerciale de la Prusse en Allemagne, et, dans un temps donné, la couronne impériale. L’enjeu de la lutte expliquait la pression violente, révolutionnaire, que le cabinet de Berlin exerçait sur les délibérations des parlemens au de la du Main. La France servait de bouc émissaire à ses agens occultes ou attitrés ; ils la représentaient vouée à l’impuissance ; ils la prenaient à partie dans les assemblées populaires; ils dénonçaient ses haines, ses jalousies et ses convoitises. La presse à gages outrageait ceux qui combattaient les traités, elle les accusait d’implorer l’intervention étrangère, elle les considérait comme des traîtres. Jamais, dans les deux royaumes du sud, on n’avait assisté à de pareils écarts de langage.

Les rois de Bavière et de Wurtemberg, dont les ancêtres avaient édifié leur fortune par les armes et par la diplomatie aux dépens du saint-empire, souvent au service de la France, en étaient réduits à forger de leurs propres mains les chaînes qui devaient les river aux Hohenzollern. Placés entre la révolution, qui menaçait de renverser leurs trônes, et la Prusse, qui, en échange de leur soumission, leur laissait tout ce qui est apparent dans l’exercice du droit de souveraineté, ils n’hésitaient pas : de deux maux ils choisissaient le moindre. Ils estimaient que « le mauvais est parfois acceptable et qu’il ne faut rejeter que le pire. » Pour affirmer une politique autonome, il leur aurait fallu l’appui d’une puissance étrangère, et ni la France ni l’Autriche n’étaient en état de rappeler l’ambition prussienne au respect du traité de Prague. Le programme du parti démocratique et les attaques de la presse avancée leur faisaient comprendre, mieux encore que les conseils et les menaces du cabinet de Berlin, la nécessité de se placer sous la puissante égide de la Prusse, qui devait l’éclat de ses succès à la tactique savante de ses généraux et à l’habileté audacieuse de sa politique.

Le roi Louis se désintéressait de la lutte, il trouvait que les réalités s’accordaient mal avec ses rêves. Il laissait mélancoliquement flotter les rênes de son gouvernement au gré de son imagination maladive ; parfois, il les ressaisissait fiévreusement pour les laisser retomber aussitôt, en proie au découragement. Il souffrait des atteintes que les victoires prussiennes avaient portées à sa couronne. « M. de Bismarck, disait-il un jour au marquis de Cadore avec un accent de vive amertume, veut faire de mon royaume une province prussienne; il y arrivera, hélas! petit à petit, sans que je puisse l’empêcher. » — « Le découragement du roi, écrivait M. de Cadore, provient de son caractère ; il est intelligent, il comprend et apprécie aussi bien que qui ce soit l’état des choses, mais il sent qu’il lui faudrait, pour défendre sa couronne, une énergie et une activité qui ne sont ni dans ses goûts ni dans ses habitudes. » Réduit au rôle de vassal, il se retranchait dans un monde imaginaire pour s’y créer un pouvoir sans limite et sans contrôle. Le roi soleil était son idéal ; il semblait subir les lois mystérieuses de l’atavisme en poussant jusqu’à la démence la manie qu’avaient eue jadis les souverains allemands de se modeler servilement sur la cour de Versailles.

Le roi de Wurtemberg ne se révoltait pas contre le destin, il s’en accommodait. Inspiré par la cour de Russie[2], dont il suivait les conseils et reflétait les sentimens, il intervenait dans les luttes de son parlement non pour défendre ses prérogatives, mais pour hâter son asservissement. Il convoquait les députés dans son palais, individuellement, pour leur demander d’abjurer leurs préventions contre la Prusse, de se préoccuper des conséquences d’une rupture; il les suppliait de ne pas laisser sa signature en souffrance. Il s’attirait parfois de déplaisantes répliques. «J’ai toute ma vie fidèlement servi la couronne, lui répondait le baron de Lobenstein, le doyen de la chambre des seigneurs, et j’estime la bien servir encore en repoussant, malgré les instances de Votre Majesté, des traités qui portant atteinte à son indépendance. » Les chefs des familles médiatisées ne se montraient pas, au même degré, soucieux de l’indépendance de leur souverain. Les princes des différentes branches de la famille de Hohenlohe, — on en comptait jusqu’à cinq dans la chambre des seigneurs, — se posaient en défenseurs résolus des traités. Peut-être ne leur déplaisait-il pas de voir la maison royale de Wurtemberg, qui, avec l’aide de la France, sous le consulat et le premier empire, les avait dépossédés, entrer à son tour dans la voie fatale d’one prompte et inévitable déchéance. « On est toujours assez fort, disait La Rochefoucauld, pour supporter les maux des autres. »

L’opposition, malgré l’intervention de la cour et les efforts des ministres, ne persistait pas moins à représenter la ratification des traités comme la consécration du vasselage des états du midi. Elle prétendait, en s’appuyant sur des considérations stratégiques, que la Prusse, à l’heure du danger, serait impuissante à les secourir. Elle montrait la Bavière et le Wurtemberg exposés sans défense à l’invasion, menacés à la fois par la France, l’Autriche et l’Italie, et elle concluait à une neutralité absolue comme à la seule chance de salut. Les ministres de la guerre, à Stuttgart et à Munich, soutenaient au contraire, en passant en revue les alternatives d’une guerre entre la France et l’Allemagne, que, si les vicissitudes d’une campagne transportaient la lutte dans le midi, l’armée de la confédération du nord serait en mesure de faire face à toutes les agressions, que rien ne l’empêcherait d’abandonner la défense de ses frontières occidentales à ses boulevards du Rhin et à la landwehr, pour porter toutes ses forces au secours de ses alliés. Mais ils n’établissaient pas que la Prusse le ferait nécessairement, dans toutes les hypothèses, ni qu’elle se fût engagée à le faire.

Le baron de Varnbühler invoquait des argumens poétiques : il s’efforçait d’amoindrir la portée des conventions: il affirmait que le droit de voter les contingens et les crédits militaires était maintenu aux chambres, que le gouvernement s’était réservé la « cognition » du casus fœderis,. que le roi n’avait pas abandonné une fois pour toutes le commandement de son armée, mais qu’il faudrait chaque fois, en cas de guerre, un acte spécial pour le transmettre au roi de Prusse. Le ministre justifiait le traité d’alliance par l’impossibilité, pour le Wurtemberg, de rester isolé ; il invoquait la solidarité de ses intérêts économiques avec ceux du nord; il présentait l’alliance comme une des conditions de la paix imposée par la Prusse en 1866.

Dans ses entretiens avec les députés, il exaltait l’organisation militaire de la Prusse, la science éprouvée de ses généraux ; il ne mettait pas en doute son assistance, il était convaincu que M. de Moltke serait à la hauteur des plus menaçantes éventualités. Il évoquait les tristes souvenirs de 1866, il rappelait l’impression douloureuse que lui avait laissée l’armée autrichienne, en regard de la tenue et de l’admirable discipline du soldat prussien, lorsque de Vienne il se rendait, à travers les lignes belligérantes, au quartier général de Nikolsbourg pour implorer la paix. M. de Varnbühler était éloquent, pathétique, lorsqu’il plaidait les causes victorieuses.

Il ne fallait rien moins que les déclarations catégoriques des ministres wurtembergeois et bavarois, et à Stuttgart, l’intervention personnelle du roi pour réagir contre les tendances hostiles des parlemens, pour ébranler la majorité. La Prusse avait d’ailleurs à sa disposition un argument décisif: la dissolution du Zollverein. Sa diplomatie ne cachait pas que le rejet du traité d’alliance entraînerait ipso facto la rupture de l’association douanière. M. de Bismarck, en face des passions que sa politique provoquait au midi, avait jugé nécessaire de peser sur les débats de toute son autorité, il avait notifié ses résolutions, par lettre, de sa propre main, à M. Roemer, l’un des chefs du parti national. Son intervention personnelle montrait qu’il n’était pas sans inquiétude sur le sort des traités qui devaient mettre toutes les forces militaires de l’Allemagne au service de sa politique. Le dénoûment, cependant, ne pouvait être douteux. La Prusse avait trop d’atouts dans son jeu pour ne pas vaincre les suprêmes résistances que lui opposaient les chambres méridionales dans l’espoir d’échapper à une fatale absorption. Il aurait fallu, pour que sa politique succombât, que les trônes de Bavière et de Wurtemberg, dans les jours où se décidait le sort de l’Allemagne, fussent occupés par des princes expérimentés, jaloux de leurs intérêts dynastiques, comme le roi Max et le roi Guillaume[3], les prédécesseurs du roi Louis et du roi Charles. M. de Bismarck avait tous les mérites, mais il avait aussi tous les bonheurs : il rencontrait, pour réaliser ses desseins, l’aveuglement à Vienne, le fatalisme à Paris, la rancune à Saint-Pétersbourg, l’ingratitude en Italie et, sur les trônes les plus importans d’Allemagne, des souverains sans postérité directe, sans ambition, sans virilité.

Après toute une semaine de discussions irritantes, l’opposition était vaincue à Munich et à Stuttgart ; les conventions douanières et les traités d’alliance étaient ratifiés successivement, à de faibles majorités, le 28 octobre, par les chambres bavaroises, et le 30, par les chambres wurtembergeoises, malgré la répugnance des masses pour des arrangemens contraires à leurs penchans.

La Prusse n’a pas l’habitude de s’endormir sur un succès; à peine les traités étaient-ils sanctionnés que déjà elle s’appliquait avec la même énergie à en poursuivre la prompte et rigoureuse exécution. Mais pour être vaincus, ses adversaires ne désarmaient pas. « Nous persisterons dans notre haine contre les violences de la Prusse, disaient les journaux. La presse mercenaire aura beau vouloir égarer l’opinion au dehors sur les sentimens de notre peuple, en exploitant le vote de chambres privilégiées et poltronnes, nous ne sacrifierons pas nos droits et nos libertés au despotisme prussien décoré mensongèrement du nom d’unité allemande. »

Le baron de Varnbühler et le prince de Hohenlohe n’étaient pas au bout de leurs peines. Tout indiquait que, pour faire prévaloir les exigences du cabinet de Berlin, ils auraient à lutter contre le sentiment public, et que les chambres, violentées, entraînées par surprise, ne mettraient aucune complaisance à voter les sommes qu’ils auraient à leur demander pour la transformation de leurs armées sur le modèle prussien. Les populations méridionales, sans répudier la patrie allemande, vivaient au jour le jour dans une béate quiétude ; ne payant presque pas d’impôts, il leur répugnait d’endurer les charges de la paix armée et d’être englobées dans un grand état militaire. Loin d’appeler de leurs vœux une centralisation qui pouvait les conduire à une fusion avec la Prusse, elles défendaient pied à pied leurs traditions historiques. Elles tenaient à leurs usages, à leurs souverains, et n’admettaient pas que ce respect et cet attachement fussent inconciliables avec la grande patrie : « La famille, la commune, la province, la patrie restreinte et la grande patrie, écrivait un de nos agers, telle est pour l’Allemand l’échelle des sentimens, et s’il s’élève jusqu’au dernier échelon, c’est qu’il a conservé le souvenir des guerres et des invasions dont l’Allemagne a souffert et contre lesquelles il veut se prémunir. C’est dans cette double direction des esprits que l’on trouve la clé des contradictions apparentes dont l’Allemagne donne le spectacle. Tantôt on est porté à regarder l’unité comme faite, tantôt on se prend à croire qu’elle est un rêve impossible à réaliser. Il y a simplement deux courans en sens inverse dont la politique prussienne cherche à se rendre maîtresse[4]. » Au mois d’octobre 1867, le courant au-delà du Main n’était rien moins qu’unitaire. La diplomatie prussienne, pour amener les états du midi à consacrer leurs engagemens, avait dû dépenser d’immenses efforts. Elle ne pouvait se faire d’illusions sur leurs sentimens, elle avait entendu le cousin du roi de Wurtemberg, l’héritier présomptif, formuler à la chambres des seigneurs de significatives réserves. « Nous n’avons signé les traités d’alliance, avait-il dit, que pour échapper à une occupation étrangère, pour n’être pas démembrés ; ne pas les ratifier serait violer nos engagemens. Mais je suis d’avis qu’il y aurait péril pour le pays à se prêter à de plus amples concessions. L’avenir nous dira si nous pourrons en rester là. Les moyens, en tout cas, ne feront pas défaut au gouvernement pour se mouvoir strictement dans la limite de ses obligations. »

M. de Varnbühler était trop avisé pour ne pas tenir compte de réserves parties de si haut et pour ne pas virer de bord en face d’un courant populaire si nettement accusé. Les contradictions ne l’arrêtaient pas, il était le moins doctrinaire des hommes; il savait se retourner promptement. Dès le lendemain du vote il modifia son langage ; il reconnaissait que ceux qui réclamaient l’autonomie étaient de beaucoup les plus nombreux ; il entendait partir en guerre, résister aux tendances prussiennes, combattre les candidats allemands, il se flattait de l’emporter sur toute la ligne. La diplomatie française, qu’on accusait de s’exagérer les tendances particularistes qui se manifestaient au sud du Main, se bornait à les constater sans se faire d’illusion sur leur portée. Elle restait froide, sceptique, en écoutant les sorties de M. de Varnbühler contre les empiétemens de la Prusse. « Un jour peu éloigné, écrivait le marquis de Chateaurenard, décidera entre le parti allemand et le ministre wurtembergeois ; je doute que les espérances de M. de Varnbühler se réalisent. »

Le prince de Hohenlohe n’avait pas l’intelligence primesautière du ministre dirigeant du roi de Wurtemberg ; il ne possédait pas comme lui l’art de manier les assemblées, de se montrer ou de s’effacer suivant les circonstances, de parler ou de se taire ; mais il avait en revanche le sens droit, le jugement fin. Timoré plutôt que résolu, il ne disait que ce qu’il voulait, mais ce qu’il disait était en général l’expression sincère de sa pensée. Il savait que la domination sur toute l’Allemagne était le but suprême que poursuivait la Prusse; mais malgré les caresses que lui faisait M. de Bismarck et bien qu’il le redoutât, il n’en défendait pas moins, dans la mesure de son tempérament, l’indépendance de son pays. S’il était opposé à l’entrée de la Bavière dans la confédération du nord, il tenait, d’autre part, l’isolement pour une situation fausse. Cependant il ne croyait pas qu’il lui appartînt de choisir ses alliés et de faire de la politique européenne ; il était convaincu qu’en s’appuyant sur une puissance étrangère, il blesserait le sentiment allemand et compromettrait les intérêts qu’il avait mission de défendre. Il ne voyait de possible qu’une intime entente avec la Prusse; c’était le dernier mot de sa politique. Il n’admettait pas que la Bavière pût se soustraire aux engagemens souscrits à Nikolsbourg. Il ne s’en cachait pas lorsque le marquis de Cadore le questionnait sur ses tendances. Notre ministre cherchait en vain à lui démontrer que les traités d’alliance ne prévoyaient qu’une agression directe contre l’Allemagne; il n’en soutenait pas moins que l’examen du casus fœderis était une réserve à peu près illusoire, et que si la Prusse, pour une cause ou pour une autre, était entraînée dans une guerre soit contre nous, soit contre l’Autriche ou la Russie, il serait bien difficile aux états du sud de ne pas l’assister. « La peur de la France, disait-il, et les préjugés qui existent contre elle sont des sentimens inhérens à tous les Allemands, et l’attitude du midi de l’Allemagne ne dépendra pas, le cas échéant, de la volonté d’un souverain ou d’un ministre, mais du mouvement de l’opinion et des circonstances dans lesquelles un conflit surgirait. » Le prince de Hohenlohe nous laissait peu d’illusions sur la neutralité éventuelle de la Bavière. Peut-être n’eût-il pas fait aussi bon marché du casus fœderis que son prédécesseur, le baron de Pfordten, avait eu tant de peine à arracher à la Prusse victorieuse, s’il n’avait pas vu l’armée française désorganisée et le gouvernement impérial affaibli par les attaques d’une opposition intransigeante, plus soucieuse du pouvoir que de nos frontières.


II. — LES PRÉOCCUPATIONS DES COURS ALLEMANDES AU SUJET DE LA FRANCE.

La situation de la France préoccupait, en effet, les cours allemandes ; elles craignaient que l’empereur, atteint dans son prestige par ses déconvenues diplomatiques, ne fût amené à chercher au dehors un dérivatif aux hostilités vindicatives qui battaient son autorité en brèche. La Prusse seule ne s’en alarmait pas ; le désarroi qui régnait à Paris dans les sphères gouvernementales, et les symptômes révolutionnaires qui déjà se manifestaient dans les chambres et dans la rue, n’avaient rien qui pût lui déplaire ; elle spéculait sur une crise qu’elle voyait approcher rapidement, pour achever l’Allemagne en face de nos divisions. Déjà ses journaux parlaient d’un changement de régime en France et préparaient l’opinion aux résolutions qu’une révolution à Paris imposerait au cabinet de Berlin et à ses alliés.

Machiavel admirait notre esprit de solidarité en face des périls extérieurs : « Les Français, disait-il, dans leurs discours et dans leurs actions, défendent la Majesté du roi et la grandeur du royaume; il n’est rien qu’ils ne supportent plus impatiemment que d’entendre dire qu’une chose est honteuse pour le roi; quelque parti qu’il prenne dans la bonne ou la mauvaise fortune, le roi est toujours au-dessus de la honte, qu’il soit vaincu ou vainqueur[5]. »

Cette solidarité, qui a été le salut de la Prusse en 1806, du Piémont après Novare et de l’Autriche après Austerlitz, Solférino et Koeniggraetz, avait depuis longtemps disparu en France. Elle s’était rompue d’une façon tragique en 1792. Le succès s’est depuis lors imposé à tous les gouvernemens ; ils ont été sacrifiés successivement dès que la fortune les abandonnait; souvent ils ont expié les passions et les entraînemens de l’opinion. Les erreurs de Napoléon III étaient éclatantes, indéniables, mais l’opinion ne l’avait-elle pas poussé dans la voie funeste où il avait engagé sa politique extérieure? N’avait-elle pas, bien avant le second empire, proclamé l’émancipation des peuples? Nos écrivains, nos orateurs n’avaient-ils pas pris en mains, sous tous les gouvernemens, depuis 1815, la cause des Grecs, des Polonais, des Roumains et des Italiens? Les fautes étaient commises, les récriminations ne servaient qu’à les aggraver. La sécurité de la France, son rang dans le monde, étaient en jeu, l’opposition aurait dû maîtriser ses ressentimens contre l’empire autoritaire, se rallier autour du gouvernement pour lui permettre de réorganiser l’armée et d’empêcher la Prusse de reconstituer à nos portes l’empire d’Allemagne, que la vieille France avait mis deux siècles à détruire. C’était là ce que commandait le patriotisme, mais l’esprit de parti l’emportait sur l’amour du pays.

Le gouvernement de l’empereur n’ignorait pas les craintes et les espérances que ses embarras éveillaient au-delà du Rhin. « Notre situation intérieure, écrivait-on d’Allemagne au marquis de Moustier, apparaît à l’étranger précaire, menaçante ; les appréhensions qu’elle soulève dans la presse et dans les chancelleries paralysent notre influence. Il règne en Allemagne, mon devoir est de ne pas vous le laisser ignorer, le sentiment instinctif que nous marchons en France, à pas rapides, vers une grande crise, pour ne pas dire vers une catastrophe. Cette conviction, vous la trouverez reflétée, avec tous les ménagemens possibles, dans une lettre que vient de m’adresser un diplomate allemand de mes amis, bien placé pour connaître la pensée du gouvernement prussien et les sentimens du roi Guillaume. Mon correspondant ne cache pas qu’à Berlin, dans les cercles officiels, on tient notre situation pour grave, et qu’on est convaincu que déjà l’empereur n’est plus en état de la dominer. Voici ce qu’il m’écrit :

« Les rapports officiels entre Berlin et Paris sont bons. Des deux côtés on est calme, bienveillant et modéré. On est très prudent à Berlin, on cherche à retenir les ardens ; on ne fait rien pour accélérer la marche des événemens. Le roi m’a parlé dernièrement de sa politique allemande ; il croit avoir poussé la circonspection aussi loin que possible; il ne cherche qu’à modérer, qu’à retenir ceux qui voudraient l’entraîner. Il n’a signé qu’à contre-cœur le traité avec le prince de Waldeck, qui, pour se soustraire à des charges budgétaires écrasantes, s’est déchargé sur la Prusse de l’administration de son pays. Ce n’est pas de la faute de la Prusse si les conditions d’une existence souveraine manquent aux petits états. La constitution fédérale, loin de les médiatiser, leur permet de vivre; abandonnés à eux-mêmes, ils cesseraient bien vite d’exister.

« L’empereur Napoléon n’a certes pas l’idée de se précipiter dans une guerre pour satisfaire les passions qu’exploitent ses adversaires. J’ai confiance en sa sagesse ; mais il faut qu’il reste maître de la situation. A Berlin, je vous le dis en toute franchise, on pense généralement qu’il ne l’est déjà plus. On est frappé des oscillations de sa politique, qui le font pencher tantôt vers la Russie, tantôt vers l’Autriche, et dans la question romaine, on le tient pour complètement débordé par les influences cléricales. On croit aussi que l’état de l’opinion publique en France n’est pas rassurant, que le mécontentement se généralise et que les anciens partis sont à l’œuvre pour exploiter les fautes commises, pour dépopulariser le gouvernement et le renverser... »

« Vous voyez que notre situation intérieure inspire en Allemagne de sérieuses appréhensions ; quelque exagérées et quelque pénibles que puissent être ces craintes, elles ne méritent pas moins de fixer notre attention. On peut se méprendre à distance sur certaines manifestations, en exagérer la portée, mais, par contre, on est mieux placé à l’étranger pour juger une situation dans son ensemble. Les difficultés qui pèsent sur le gouvernement de l’empereur entrent en tout cas, pour une bonne part, dans les calculs de la politique prussienne, et peut-être ne sont-elles pas étrangères aux pourparlers qui se poursuivraient en vue d’un rapprochement entre le cabinet de Vienne et le cabinet de Berlin. Si la Prusse spécule sur nos dissensions intérieures pour achever son œuvre, en face de notre impuissance. L’Autriche a tout lieu d’en redouter le contre-coup. Notre alliance est son seul appui ; que deviendrait-elle si, au milieu des difficultés qui l’assiègent, menacée par la Prusse et la Russie, notre assistance politique et militaire devait, par le fait d’une révolution, lui faire défaut?

« Ces réflexions n’infirment en rien ce que je vous ai écrit dernièrement sur les tendances aujourd’hui si pacifiques de la Prusse. M. de Bismarck a rompu avec le parti militaire; il a le désir sincère de vivre en paix avec nous, mais il ne rompt pas pour cela avec le sentiment national, et si les défaillances de notre politique intérieure devaient lui fournir l’occasion de terminer son œuvre, il ne la laisserait certainement pas échapper. J’ai causé ces jours derniers avec des membres du National-Verein, et je me suis aperçu qu’ils s’inspiraient d’un mot d’ordre : j’ai constaté que le temps d’arrêt que le chancelier ostensiblement affecte d’imprimer à sa politique d’expansion n’ébranle en rien leur confiance dans une solution prochaine de la question allemande.

« La situation des Prussiens est cependant loin d’être bonne, leurs finances s’épuisent, la famine les ronge[6] et le mécontentement règne partout ; mais ils ont sur nous d’incontestables avantages : ils sont dégagés de toute préoccupation dynastique, ils poursuivent la réalisation d’une grande idée, ils ont une solide armée et ils sont animés d’une passion que nous avons perdue, celle de la conquête. » « Vous ne vous méprendrez pas sur la pensée qui me fait aborder dans ma correspondance des questions d’une nature aussi délicate. Vous savez, de longue date, que je ne recule pas devant l’accomplissement d’un devoir. Puisse l’empereur, avant de disparaître de la scène, reprendre son prestige et donner un énergique et éclatant démenti à ceux qui basent leurs calculs sur nos défaillances[7] ! »

Tous les hommes politiques en Europe prévoyaient soit une crise à Paris, soit un choc entre la France et la Prusse, en dépit de la volonté de leurs gouvernemens. La guerre apparaissait comme une conséquence fatale des événemens de 1866, qui avaient laissé la France enfermée dans ses limites anciennes et privée de toute espérance, tandis que la Prusse s’était agrandie démesurément. Le cabinet de Berlin, bien qu’il ne voulût pas assumer le rôle de provocateur, la tenait pour inévitable. Il y préparait l’opinion publique en entretenant la confiance de ses partisans dans l’invincibilité de ses armes. Il exaltait l’organisation militaire de la Prusse, il démontrait qu’à tous les points de vue elle était supérieure à celle de la France. Il s’efforçait, par tous les moyens, d’accréditer cette conviction en Allemagne ; il y trouvait l’avantage de porter atteinte à notre prestige, de surexciter l’orgueil germanique, d’entretenir les passions belliqueuses et de décourager ceux qui spéculaient sur notre intervention.

Notre diplomatie ne pouvait se méprendre sur cette tactique, elle la relevait dans ses correspondances. « Les critiques dont notre armée est l’objet, écrivait-elle, sont trop persistantes, et l’action qu’elles exercent sur l’opinion publique et sur les gouvernemens en Allemagne, trop manifeste pour que je ne me fasse pas un devoir de vous les signaler. Le gouvernement de l’empereur jugera dans quelle mesure elles sont autorisées.

« On fait ressortir avant tout les excès de notre centralisation et les défectuosités de notre endivisionnement; on prétend que les maréchaux placés à la tête de nos circonscriptions militaires n’ont que l’ombre du commandement, qu’ils sont en lutte constante avec les armes spéciales, qui ne relèvent que du ministère de la guerre, et qu’ils ne sauraient prendre une mesure de quelque importance sans en référer à Paris.

« Bien supérieure serait l’organisation prussienne. L’armée serait divisée en corps distincts indépendans les uns des autres; leurs chefs exerceraient le commandement sous leur responsabilité dans toute sa plénitude ; ils décideraient de toutes les questions qui concernent leur administration. « Quant à notre artillerie, elle serait fort en retard, elle n’aurait subi aucune modification essentielle. On aurait maintenu les canons se chargeant par la bouche, le système de la culasse ne serait appliqué que dans l’artillerie de marine. Le nombre de nos pièces de campagne serait insuffisant, notre artillerie de siège ne serait pas à la hauteur des exigences modernes. La mitrailleuse, dont on parle mystérieusement, ne serait qu’une variante du canon Gatling; son emploi serait borné et malaisé. Le fusil Chassepot n’aurait pas toutes les qualités qu’on lui prête, sa fabrication serait en retard; on serait loin d’avoir atteint le chiffre indispensable à une infanterie de 500,000 hommes. Il ne faut donc pas, dit-on, exagérer les armemens auxquels procède la France; ils lui sont imposés, elle est condamnée à des efforts extraordinaires pour être en mesure de se défendre et pour atteindre le niveau de la Prusse, qui depuis vingt ans n’a pas cessé de pourvoir à son organisation. On ajoute que la fabrication de nos munitions serait compliquée, que l’organisation de la garde nationale mobile rencontrerait des difficultés de tout genre et que jamais, quoi que nous fassions, nous n’arriverons à mettre en ligne autant de forces que celles que nous opposera la Prusse dès le début de la guerre.

« L’armée française, disent les généraux, sera victorieuse le matin, mais elle sera toujours écrasée le soir par l’arrivée de réserves fraîches, auxquelles elle n’aura plus rien à opposer.

« On veut bien reconnaître que des ordres sont donnés pour procéder à la transformation de nos places fortes ; des travaux seraient commencés à Metz et à Belfort ; mais ces travaux seraient à peine ébauchés, et au train dont ils marchent, il faudra bien du temps pour les terminer. La France, en un mot, ne ferait tout au plus que réparer le temps perdu. Restée longtemps en retard, réveillée en sursaut, elle s’efforcerait de reprendre son rang et de se mettre au niveau de sa rivale. La Prusse, au contraire, qui a progressé lentement et successivement, aurait une avance considérable ; son artillerie se chargeant par la culasse serait supérieure, autant par la justesse que par la rapidité de son tir. Ses forteresses seraient armées et toutes ses dispositions si bien prises, qu’elle pourrait instantanément, sur un ordre télégraphique de Berlin, entrer en campagne.

« Aussi les officiers prussiens, contrairement à ce qu’on soutenait avec une persistance si véhémente, au mois d’avril, lors de l’incident du Luxembourg, se refusent-ils à prêter à nos arméniens un caractère inquiétant. La France n’est pas prête, disent-ils, et, malgré tous ses efforts, elle restera, par le fait des vices de son organisation et des excès de sa centralisation, dans une infériorité certaine. A les entendre, nos états-majors en seraient demeurés aux traditions du premier empire, tandis que les états-majors prussiens auraient de longue date compris le rôle que les chemins de fer et les télégraphes seraient appelés à jouer dans les combinaisons de la stratégie. Jeter sur un point donné, dans le plus court délai, le plus de combattans possible, tel serait le secret de la guerre moderne. Ce problème, le général de Moltke l’aurait résolu victorieusement, et non content de la rapidité dont l’armée a fait preuve dans la campagne de Bohême, il se serait appliqué à gagner encore trois ou quatre jours sur l’ancienne mobilisation. — Son plan de campagne arrêté et concerté dans ses moindres détails lui permettrait, avec l’aide des nombreuses lignes de chemins de fer parallèles qui aboutissent sur nos frontières, de nous surprendre en pleine formation, et de remporter, par le fait d’une supériorité numérique écrasante, les premières victoires, qui, selon toute vraisemblance, décideront du sort de la campagne. Le gouvernement prussien serait d’ailleurs résolu à ne pas se laisser arrêter par des négociations dilatoires qui, en retardant l’ouverture des hostilités, nous permettraient de compléter nos préparatifs et de concentrer notre armée sur la frontière. Il connaît la valeur du temps et il saura déjouer les manœuvres habituelles de la diplomatie. Le jour où la Prusse sera convaincue que la guerre est irrévocablement décidée dans les conseils de l’empereur, et elle ne sera pas la dernière à en être informée, elle donnera instantanément l’ordre de la mobilisation, et elle procédera avec une telle énergie, qu’elle sera certaine d’avoir sur nous l’avantage de la vitesse et du nombre.

« Je n’ai pas à me prononcer sur la valeur des critiques et des combinaisons dont je viens de me rendre l’interprète, mais il était de mon devoir de ne pas vous les laisser ignorer. J’ai eu soin, d’ailleurs, d’en faire ressortir suffisamment l’arrière-pensée politique[8]. »

La seule question qui se débattait naguère, lorsqu’on parlait de la puissance militaire des états du continent, était de savoir si la France pourrait tenir tête à l’Europe coalisée ; M. Thiers n’en doutait pas, lorsqu’en 1840 il défiait, à propos de l’Egypte, si tristement sacrifiée depuis, à la fois l’Angleterre, l’Autriche, la Russie et la Prusse. Ce sentiment démesuré de notre puissance avait disparu. Les plus optimistes reconnaissaient que l’équilibre des forces était rompu à notre détriment. On se demandait anxieusement, en face des enseignemens sortis de la campagne de Bohême, non plus si la France pourrait tenir tête à une coalition, mais si, avec l’infériorité de son armement et de ses effectifs, elle l’emporterait sur la Prusse, et si cette lutte ne serait pas une épreuve mortelle. Le fait seul que cette question pût être débattue ne montrait que trop où nous avait menés la politique funeste des nationalités.


III. — UN ENTRETIEN DU ROI VICTOR-EMMANUEL AVEC LE BARON DE MALARET.

Les états pontificaux étaient délivrés de la révolution, ses chefs et ses soldats s’étaient dispersés en tous sens, l’aventure de Garibaldi avait piteusement avorté au détriment de la cause nationale. Toute chance de conflit entre la France et l’Italie avait disparu. Victor-Emmanuel s’était hâté, après Mentana, de retirer son armée du territoire pontifical, et son gouvernement avait hautement désavoué les plébiscites que les agens de M. Rattazzi avaient, en recourant à l’intimidation, provoqués dans les provinces romaines. Par le retrait de ses troupes, le cabinet de Florence s’était mis à l’abri de fâcheuses rencontres avec les soldats français ou pontificaux : il avait prévenu nos réclamations. Après avoir bravé la France par son intervention, il ne se souciait pas de perdre le bénéfice de son audace et de sortir des états du saint-siège sous le coup d’une humiliante sommation. Ses résolutions lui étaient imposées, d’ailleurs, par une impérieuse nécessité, il y allait du salut de l’Italie. Le général Menabrea croyait savoir que le parti clérical, à Paris, grisé par les coups si rapidement portés à la révolution, était menaçant dans ses propos et qu’il ne parlait de rien moins que de défaire l’œuvre de 1859. Il importait, dès lors, de donner à la France, sans tarder, des gages manifestes de bon vouloir et d’affirmer hautement le maintien de l’alliance. C’était l’unique moyen de se prémunir contre les influences ultramontaines qui s’agitaient aux Tuileries et dans les sphères gouvernementales et qui auraient pu entraîner la politique française à des actes d’hostilité.

L’empereur, il est vrai, ne partageait pas l’irritation de ses entours, il n’avait aucune envie de détruire ce qu’il avait édifié. L’Italie lui était toujours chère, il avait pour elle des tendresses paternelles, elle était sa création et il n’entendait pas compromettre le cours de ses destinées. Il n’était intervenu dans la péninsule qu’avec tristesse, sous la pression de sa cour et de ses ministres, pour ne pas exaspérer les consciences catholiques et pour n’être pas accusé d’avoir livré le pape à la révolution. Il avait, au contraire, hâte de faire oublier à l’Italie les atteintes qu’il avait fait subir à son amour-propre. Loin de songer à lui faire expier ses entraînemens, il s’appliquait à cicatriser ses blessures, il écrivait au roi et comblait sa diplomatie des plus délicates attentions. Il savait par les grâces de son cœur et l’aménité de ses manières apaiser les ressentimens ; il souffrait des froissemens qu’il causait à ceux qu’il aimait.

La presse officieuse fut invitée à rendre hommage à la loyauté de Victor-Emmanuel et à l’énergie de son cabinet[9]. Le Moniteur annonça que le départ d’une 3e division était contremandé et que la division du général Dumont et celle du général Bataille allaient graduellement se replier sur Civita-Vecchia pour être réembarquées. M. Nigra, qui avait eu avec M. de Moustier, dans ces douloureuses épreuves, de pénibles explications, reprenait aux Tuileries, soutenu par le Palais-Royal, son influence, un instant sérieusement ébranlée. Il avait pâti des fautes de M. Rattazzi, il avait dû, pour satisfaire à ses instructions, se rendre l’interprète d’une politique équivoque que M. de Moustier devait caractériser au sénat en disant : « On ne nous conviait pas seulement au rôle de dupe, on nous conviait à celui de traître; nous avons repoussé avec indignation cette complicité offerte avec une sorte de bonhomie qui en doublait l’affront[10]. »

Le baron de Malaret avait repris possession de son poste, dans les premiers jours de novembre, après un long congé imposé d’office. L’empereur l’avait rappelé et retenu à Paris, pour complaire au roi, qui se plaignait de ses ingérences, et à M. Rattazzi, qui s’irritait de ses hauteurs. Il s’était flatté qu’en retour de cet acte de condescendance le cabinet de Florence romprait avec ses attaches révolutionnaires et respecterait la convention du 15 septembre. Il se méprenait sur le caractère de M. Rattazzi; en le débarrassant d’un surveillant énergique, vigilant, il le livrait, au contraire, aux adversaires de notre politique.

M. de Malaret, dont on avait sollicité le départ, n’en fut pas moins accueilli, à son retour à Florence, comme un ami impatiemment attendu. Le roi le reçut à bras ouverts; sa cordialité était démonstrative, mais elle n’était pas toujours le reflet fidèle de ses sentimens. Victor-Emmanuel, au sortir de cette crise, avait beaucoup à se faire pardonner. Sa diplomatie, au mépris des services rendus, n’avait pas craint d’invoquer contre nous l’assistance de la Prusse, et son gouvernement avait perfidement méconnu ses plus solennels engagemens. Jamais M. Rattazzi ne se serait compromis à ce point avec la révolution si le roi, dont il était le ministre favori, ne l’avait pas soutenu, encouragé. Leur entente, pour ne pas dire leur complicité, était manifeste. M. Rattazzi, d’ailleurs, loin d’être disgracié, se reposait à Naples, dans un château royal, des émotions de sa déloyale et déplorable campagne.

Le roi, dans ses épanchemens avec notre envoyé, n’en protestait que plus chaleureusement de son attachement à l’empereur. Il parlait des événemens des derniers mois qui nous avaient valu de si chaudes alarmes, avec le détachement d’esprit d’un philosophe exempt de tout reproche; il se justifiait en soutenant qu’il n’avait rien négligé, dans la limite étroite de ses pouvoirs constitutionnels, pour les contenir : il avait déploré et blâmé les compromissions de son cabinet avec le parti avancé, et il n’avait pas hésité à sacrifier son ministre dès qu’il s’était aperçu qu’il allait le brouiller avec la France. Mais il regrettait que, par la précipitation de notre intervention, nous l’eussions empêché de mettre à exécution le plan qu’il avait médité pour débarrasser d’un seul coup la France. L’Italie et la papauté de la révolution. Ce plan était fort simple : Pie IX en sûreté au château Saint-Ange, il eût laissé les garibaldiens pénétrer dans Rome comme dans une souricière; il s’y serait jeté à leur suite à la tête de son armée et il les eût anéantis jusqu’au dernier. Victor-Emmanuel avait l’humeur légèrement gasconne: il n’était pas aussi sanguinaire qu’il se plaisait à le faire croire ; son cœur était excellent, il n’eût point massacré les auxiliaires de sa fortune; mais il espérait dégager sa responsabilité, se laver du reproche d’ingratitude en nous convainquant que, loin de pactiser avec les révolutionnaires, il songeait aux moyens de les exterminer. Il disait aussi que, pendant toute la durée du ministère Ricasoli, il avait eu de mystérieux pourparlers avec le Vatican. Il prétendait que le pape s’était montré disposé à faire à l’Italie plus d’une concession, que déjà il l’avait amené à des transactions sur les biens ecclésiastiques et à lui concéder la garde de ses états, que s’il avait résisté sur la question de « Rome capitale, » il avait cependant donné à entendre que les difficultés à vaincre n’étaient nullement insurmontables. Pie IX avait pour Victor-Emmanuel, au fond du cœur, de suprêmes indulgences; n’étaient-ils pas Italiens tous deux? Mais il n’était pas d’humeur, ses encycliques et les résistances qu’il nous opposait ne le prouvaient que trop, à sacrifier le domaine de Saint-Pierre à la maison de Savoie. Le roi n’en affirmait pas moins que, sans l’obstination du baron Ricasoli à refuser le ministère des finances au personnage qui lui servait d’intermédiaire au Vatican, le pape se serait réconcilié avec l’unité italienne. Victor-Emmanuel souvent avait mis notre crédulité à l’épreuve, mais cette fois il dépassait la mesure.

M. de Malaret était pénétré du respect que les diplomates doivent aux souverains auprès desquels ils sont accrédités, alors même qu’ils feraient injure à leur perspicacité. Il écouta le roi sans sourciller, il prit acte de ses confidences, il se plut à les considérer comme un gage certain pour le succès du congrès. C’était plus que ne souhaitait Victor-Emmanuel ; mis au pied du mur, il prétendit que le vent avait tourné, que la cour de Rome s’était ravisée, que les derniers événemens avaient ulcéré le pape et le cardinal Antonelli et qu’il n’y avait plus lieu de compter sur leur bon vouloir.

« Je n’ai pas besoin de rappeler, écrivait M. de Malaret, qu’on s’exposerait à de sérieux mécomptes, si l’on prenait à la lettre les paroles de Sa Majesté ; il est reconnu et accepté en Italie qu’Elle a l’imagination féconde. Il convient donc de ne pas se monter la tête sur la correspondance que le roi dit avoir échangée avec le pape. Il n’y a rien à conclure non plus des explications qu’il a cru devoir me fournir sur ses préparatifs militaires. Je n’ai, cela va sans dire, aucun motif de penser qu’en augmentant son armée et sa marine, il veuille se mettre en garde contre nous ; mais je ne voudrais pas répondre non plus que ses arméniens soient faits uniquement, comme il me l’a dit, en vue du secours que l’Italie, en fidèle alliée, nous apporterait le jour où nous serions en guerre avec la Prusse. Je crois que le gouvernement italien, quelque bienveillant qu’il soit pour nous, se préoccupera à ce moment beaucoup plus de ses intérêts que des nôtres, ce dont on ne saurait, d’ailleurs, lui faire un crime. »


IV. — LA FRANCE ET l’ITALIE APRÈS MENTANA. — LA QUESTION ROMAINE. — LES OCCASIONS MANQUEES.

Les gouvernemens s’étaient rapprochés; mais, des deux côtés des Alpes, les passions avaient peine à se calmer. Le déchirement avait été trop profond pour ne pas laisser de traces au fond des cœurs. Les ardens, en Italie, voulaient qu’on rompît les relations diplomatiques avec la France, qu’on prît vis-à-vis d’elle l’attitude irrédentiste que le Piémont, en d’autres temps, avait prise vis-à-vis de l’Autriche. Ils oubliaient que, si Charles-Albert et Victor-Emmanuel avaient pu braver l’Autriche, c’est qu’ils avaient la France derrière eux pour les protéger. Les habiles disaient qu’il fallait dévorer l’outrage, mais préparer la vengeance ; ils affilaient les poignards avec lesquels ils espéraient, soutenus par des complices, nous frapper un jour. Les catholiques, en France, n’étaient pas moins avides de représailles. Ils réclamaient des garanties formelles pour la conservation du pouvoir temporel, et ces garanties, ils ne les trouvaient que dans la restauration de l’état des choses avant 1859. « Laissons les alliances perfides, disaient-ils; le cri de la France et de l’Europe indigènes nous a poussés à Rome; restons-y. » — « Eh quoi ! s’écriait le cardinal de Bonnechose au sénat, le successeur de saint Pierre, le vicaire du Christ, le régulateur de deux cent millions de consciences catholiques serait à la merci d’un roi d’Italie! Le père commun des fidèles, le collège apostolique, ne pourraient délibérer, se mouvoir, agir, que sous son bon plaisir! Le conclave se tiendrait sous la menace des baïonnettes ! Et l’univers se soumettrait à un pouvoir ainsi dégradé, à un pouvoir tombé au niveau des patriarches de Constantinople ! »

Le cardinal de Bonnechose subissait les entraînemens de sa sainte éloquence, mais il n’était pas prophète ; il ne prévoyait pas, tant les décrets de la Providence sont impénétrables, qu’avant peu le trône de saint Pierre serait occupé par un souverain pontife qui, à toutes ses vertus évangéliques, joindrait l’esprit politique, et que, loin de tomber au niveau des patriarches de la décadence, il trouverait moyen, malgré les atteintes portées au pouvoir temporel, de défendre les intérêts de l’église et d’imposer son autorité aux plus audacieux.

Les esprits libéraux en France, en rupture avec nos vieilles et sages traditions, soutenaient dans les chambres et dans la presse que notre mission était de seconder les aspirations des nations vers l’indépendance et l’unité et non de les contrarier. Ils prétendaient, imbus de souvenirs classiques, que la France devait être, pour l’Europe, ce que le forum ou l’agora était pour la cité antique. Ils cherchaient notre suprématie non dans la puissance militaire et dans les agrandissemens de territoire, mais dans la conquête morale des idées, ils méconnaissaient notre histoire. L’Italie leur était particulièrement chère; ils lui restaient fidèles, sans s’arrêter à l’hostilité qu’elle nous avait si manifestement témoignée ; aucun déboire ne pouvait ébranler leurs sympathies. Des générations entières, attendries, indignées au récit des souffrances endurées par ses patriotes sous les plombs de Venise et dans les cachots du Spielberg, avaient compati à son sort et rêvé son affranchissement; il était dur, pour des âmes généreuses, de renoncer à leurs illusions et de reconnaître qu’elles étaient payées d’ingratitude.

L’opposition reprochait au gouvernement impérial ses tendances ultramontaines ; elle taxait sa politique d’espagnole. Elle demandait si la France serait condamnée à monter au Vatican une éternelle faction. « Comment le pape, disait-elle, a-t-il reconnu vos services? Vous avez eu beau le supplier, du ton le plus respectueux, d’entrer dans la voie des réformes et de la conciliation, il a répondu à vos supplications, au bout de dix-sept années, par l’Encyclique et le Syllabus. Vous avez voulu régénérer la papauté malgré elle et vous tous apercevez tardivement qu’elle ne veut pas se régénérer. La souveraineté temporelle continuera-t-elle à s’abriter sous notre drapeau, et peut-on regarder comme indépendant un état qui n’est qu’une apparence, qui ne subsiste que soutenu par vos soldats? Vous avez rempli au-delà vos obligations de Fille aînée de l’Église. La France, que vous venez d’exposer à des complications européennes en subordonnant ses intérêts à ceux de la cour de Rome, demande à être relevée du périlleux et dur service de gardienne de la papauté. » Le parti démocratique accusait l’empereur d’être intervenu au mépris du droit des populations et de faire une guerre de religion; il ne reculait pas devant les manifestations publiques, il criait sur son passage : « Vive Garibaldi ! à bas l’intervention ! » sans se préoccuper de la présence de François-Joseph, qui était notre hôte.

Le parti catholique n’était pas moins exalté, il ne savait aucun gré à l’empereur de l’assistance qu’il prêtait au saint-siège. Il blâmait ses hésitations, sa tiédeur, ses ménagemens pour l’Italie, son impatience du retour et surtout le projet d’une conférence qui laisserait la porte ouverte à toutes les solutions, même à celles qui dépouilleraient le saint-père. « Vous n’avez fait que votre devoir, disait-il, en accourant au secours du pape après l’avoir laissé dépouiller d’une partie de ses états. Il ne vous doit rien, car c’est moins pour lui que pour vous-même que vous êtes venu à son aide, c’est parce que vous avez des inquiétudes à calmer, des intérêts à ménager, des élections à faire. » Les passions religieuses se mêlaient aux passions politiques.

L’empereur était acculé : de quelque côté qu’il tournât les yeux, vers l’Italie ou vers l’Allemagne, c’étaient les mêmes difficultés résultant du même système de temporisation et de bascule. Les événemens le prenaient au dépourvu ou trompaient son attente. Ce n’était pas le désir de bien faire qui lui manquait, c’était la décision. L’irritation croissante des esprits, la violence passionnée et contradictoire des polémiques le jetaient dans les plus cruels embarras. Un parti défendait à tout prix le pouvoir temporel, un autre le regardait comme contraire à nos intérêts et à nos principes. Les catholiques demandaient qu’on sacrifiât l’Italie au pape, et les libéraux voulaient qu’on laissât à l’Italie, dans la question romaine, la plénitude de ses mouvemens.

L’entente directe entre Rome et Florence était la seule solution, mais la cour de Rome ne pouvait se décider à cette suprême démarche, elle ne se sentait pas tellement abandonnée à ses propres forces qu’elle se vit réduite à traiter avec son ennemi. Il s’agissait, pour le chef de l’église, d’être souverain indépendant ou de ne pas l’être, d’être roi ou sujet, et rien n’indiquait, si ce n’étaient les confidences, sujettes à caution, de Victor-Emmanuel à M. de Malaret, que Pie IX fût disposé à descendre « au rang d’aumônier de la cour d’Italie. » On avait compté, depuis 1849, sur les conseils du temps, sur le retour de Pie IX aux idées italiennes qui avaient présidé à son avènement au trône pontifical; on avait escompté sa disparition, on avait spéculé sur la sagesse de son successeur, mais la politique passionnée de la curie et la volonté divine avaient déjoué ces calculs inspirés du fatum antique. L’événement nous avait surpris dans les conditions les plus fâcheuses, à l’heure où la Prusse, confiante en sa supériorité militaire, procédait à la transformation de l’Allemagne. Sous le coup d’une impérieuse nécessité, l’empereur avait dû faire partir un corps d’armée pour Rome ; son honneur lui commandait de sauver le pape et de ne pas laisser déchirer un traité auquel il avait apposé sa signature. Notre flotte était partie précipitamment sans qu’on eût arrêté un programme, sans qu’on eût pesé les conséquences d’une intervention qui pouvait nous mettre aux prises avec l’Italie, et, par contre-coup, avec son alliée de 1866. Notre ministre des affaires étrangères s’était borné à adresser un appel aux puissances catholiques avec l’illusion qu’elles s’empresseraient de nous seconder et de partager nos responsabilités. Faute de prévoyance et de décision, le gouvernement de l’empereur avait laissé échapper les occasions qui s’étaient offertes à lui pour sortir d’une passe dangereuse. M. Nigra, dans l’espoir de conjurer le départ de notre corps expéditionnaire, était venu, à la fin d’octobre, nous proposer une entente directe réservée à la sanction d’un congrès : « l’entrée des troupes italiennes sur le territoire pontifical, disait-il, ne préjugerait nullement la question de souveraineté; l’Italie se mettrait d’accord avec la France pour assurer l’indépendance du pape, elle accepterait un congrès des puissances pour résoudre définitivement la question romaine. » La politique italienne, débordée par la révolution et menacée d’une intervention française, ne demandait à ce moment qu’à transiger sur la question romaine; elle ne réclamait, pour sauvegarder son amour-propre, que quelques modifications à la convention de septembre et le droit de coopérer avec nous au rétablissement de l’ordre dans les états du saint-siège.

Il nous eût été aisé, à cette heure psychologique, de sauver Rome avec une partie de son territoire et d’obtenir du cabinet de Florence aux abois, déçu par la Prusse et l’Angleterre, au prix de quelques concessions faites au sentiment national, le traité d’alliance que l’empereur devait poursuivre en vain jusqu’à la veille de ses défaites. La menace de notre intervention épouvantait l’Italie, elle cherchait à la conjurer à tout prix, elle craignait qu’elle n’eût pour ses destinées des conséquences mortelles. Le général de La Marmora avait été envoyé en mission à Paris ; nulle parole ne pouvait être plus autorisée que la sienne à promettre, et à faire accueillir des garanties, à jeter les bases d’une inviolable entente. Mais le marquis de Moustier, qui à son entrée au ministère, avait su par son habileté et son sang-froid de jouer les calculs de M. de Bismarck et lui faire subir une défaite, s’était laissé déborder par les affaires au lieu de les dominer. Tiraillé en tous sens par des exigences contradictoires, il avait perdu la claire perception des événemens. Cet esprit si distingué, qui, par l’ampleur de ses informations et la netteté de ses vues, lorsqu’il représentait la France à Berlin, avait plus qu’aucun de nos diplomates contribué aux succès de notre politique, aux débuts de l’empire, en était arrivé à Paris, comme tant de ministres, à réduire la sagesse gouvernementale aux expédiens de chaque jour. Il se préoccupait plus du sort présent de la papauté que de son avenir. Il humiliait la diplomatie italienne au lieu de profiter de sa détresse pour l’amener à de solides transactions. Les vues de M. de Moustier étaient larges, son esprit était pénétré des idées modernes ; son optique, malheureusement, s’était rétrécie peu à peu au pouvoir; sa santé s’était altérée dans un milieu fiévreux, énervant. Il eût laissé l’empreinte d’un ministre de grande envergure si, après avoir sauvé la France de l’invasion, lors de l’affaire du Luxembourg, par une savante évolution diplomatique faite sous le coup du danger, il avait su, par d’habiles et rapides négociations, conserver Rome au pape et assurer à la France l’alliance de l’Italie.

Au lendemain de Mentana, l’occasion s’offrait à nous une dernière fois pour résoudre le problème romain. La rapidité de notre intervention avait frappé l’Europe et relevé notre prestige. Nous étions les maîtres de la péninsule. L’Italie, déçue dans ses calculs, abandonnée par la Prusse, terrifiée par l’effet foudroyant de nos chassepots, était livrée à l’anarchie, Garibaldi et Mazzini menaçaient la couronne. Nous venions, après d’injustifiables faiblesses, de lui apprendre à compter avec nous, elle subissait une dure leçon ; il ne fallait retirer le fer de sa blessure que la question romaine réglée. Le pape, de son côté, nous devait son salut; ses destinées étaient entre nos mains. C’était le moment ou jamais d’en finir avec une question qui agitait les consciences et paralysait notre politique, mais il importait de se hâter et de ne laisser ni au cabinet de Florence, ni à la cour de Rome le temps de se remettre de leurs alarmes et de subir de fâcheux conseils. Sans perdre une minute, le gouvernement de l’empereur aurait dû arrêter un programme et l’imposer d’autorité. La France avait le droit de tenir un langage résolu dans les salles du Vatican aussi bien qu’au Palazzo-Vecchio. N’était-elle pas accourue au secours de Rome au risque de compromettre ses propres destinées? n’était-elle pas l’appui le plus sûr, le plus dévoué de la papauté, et le sort du saint-siège n’était-il pas étroitement lié au maintien de son prestige et de sa puissance? Il était évident que la question de prépondérance, posée entre la France catholique et la Prusse protestante, se résoudrait inévitablement, dans un avenir prochain, sur les champs de bataille, et que, si nous succombions, le pouvoir temporel subirait fatalement le contre-coup de nos revers. Sans abandonner les formes du respect, nous aurions pu déclarer que nous entendions sortir d’une situation fausse qui compromettait nos plus graves intérêts, que nous étions forcés, après tant de stériles conseils et de si lourds sacrifices, à renoncer dorénavant à toute intervention armée. Nous étions autorisés à faire comprendre au pape l’urgence de se prêter à un modus vivendi avec l’Italie, qu’il avait, à son avènement au saint-siège, poussée dans la voie des revendications nationales. On a toujours le droit, lorsqu’il y va de son propre salut, de sauver ceux qui ne savent ou ne veulent pas se sauver eux-mêmes. Les âmes catholiques eussent été froissées sans doute par une attitude aussi décidée ; elles eussent protesté contre des arrangemens imposant à la papauté de nouveaux sacrifices, mais, si Pie IX, dont la parole enflammée avait, en 1849, donné le branle aux aspirations italiennes, les eût subis, son successeur, qui, heureusement pour l’église, sait compter avec les nécessités de son temps, n’en serait pas réduit à dépenser son habileté à concilier les intérêts les plus divergent. Léon XIII, au lieu de prier, relégué au fond du Vatican, pontifierait et bénirait aujourd’hui à Saint-Pierre, urbi et orbi, réconcilié avec l’Italie.

L’empereur, bien qu’engagé avec le pape et les catholiques, penchait plutôt du côté du parti libéral, qui soutenait qu’il fallait laisser l’Italie et le saint-siège s’arranger au mieux de leurs intérêts. Il ne demandait qu’à quitter Rome, il sentait que, plus il y resterait, moins il lui serait facile d’en sortir, mais les solutions radicales lui répugnaient. Il frappait à toutes les portes pour trouver une issue qui lui permît de se débarrasser avec honneur, sans mécontenter personne, du fardeau qui pesait sur sa politique. Sa position était des plus embarrassantes entre des exigences opposées, inconciliables. Toutes ses combinaisons avaient échoué l’une après l’autre, toutes les feuilles sibyllines étaient déchirées ; notre intervention était une nécessité et non une solution. La question romaine nous était retombée sur les bras de toute sa pesanteur. La situation était redevenue ce qu’elle était avant le traité de 1864, avec cette différence qu’au lieu de nous offrir des garanties contractuelles, l’Italie, aussitôt remise de ses alarmes, en face de nos hésitations et forte de l’appui moral qu’elle trouvait à Londres et à Berlin, constatait la déchéance de la convention du 15 septembre et ne voulait plus rien garantir du territoire pontifical. Elle n’abandonnait ni ses aspirations ni les votes solennels de son parlement, déclarant « Rome capitale; » elle persistait à considérer la possession de la Città eterna comme indispensable à sa constitution définitive. Ce qu’elle ne pouvait obtenir ni par la révolution ni par la diplomatie, elle se flattait de l’obtenir, tôt ou tard, des complications européennes qui surgiraient inévitablement; elle escomptait un conflit entre la France et la Prusse. Il n’y avait pas un Italien, quels que fussent ses principes, qui ne partageât cette conviction. Pour le moment, l’Italie subissait la loi du plus fort ; comme Rome, elle restait passive et se retranchait à son tour derrière le Non possumus.

Il fallait cependant une solution. Il importait de savoir, du moment qu’on avait renoncé aux résolutions viriles commandées par les circonstances, ce que l’on substituerait à une convention mal conçue, mal libellée, prêtant à des subterfuges et qui avait misérablement abouti à la catastrophe de Mentana. Il s’agissait de la remplacer par de nouvelles garanties. La France ne pouvait pas, à défaut d’instrument diplomatique, être ramenée aux interventions intermittentes; elle eût été condamnée à immobiliser une flotte et une armée à Toulon, exposée à embarquer, à débarquer et à réembarquer ses soldats au gré des passions italiennes ; à combattre de nouveau ceux qu’elle avait secondés, dont elle avait refait la nationalité, à voir se retourner contre elle la force à laquelle elle avait imprudemment donné l’essor. Telles étaient les conséquences du pacte de Plombières, d’une politique antifrançaise, fondée sur des idées fausses et qui par une logique fatale devait chaque jour porter une atteinte nouvelle aux conditions de notre sécurité et de notre grandeur. Comme Pénélope, l’empereur faisait et défaisait les trames de sa politique. Il n’avait pas cru à l’unité italienne lorsqu’il s’était engagé avec le ministre du roi Victor-Emmanuel. « Il suffit de regarder la carte, disait-il un jour au comte Arese, qui, du temps de sa jeunesse, avait conspiré avec lui dans les Romagnes, pour voir que la configuration de la péninsule ne se prête pas à un état centralisé; elle restera par la force des choses divisée en trois tronçons: l’Italie du nord, l’Italie centrale et le royaume de Naples. » Napoléon III, en invoquant les lois géographiques qui, d’après lui, s’opposaient à l’unification, ne comptait ni avec le comte de Cavour ni avec la révolution. Il ne prévoyait pas qu’en provoquant l’alliance de 1866, il créerait non-seulement l’unité italienne, mais aussi l’unité germanique, et qu’en Allemagne avec le comte de Bismarck la théorie des trois tronçons n’aurait pas plus de succès qu’en Italie avec le ministre du roi Victor-Emmanuel. Il espérait aujourd’hui, à bout de ressources, après s’être opposé depuis 1849 à toute intervention étrangère dans la péninsule autre que la sienne, placer la tiare sous la protection des armées catholiques de l’Europe, en invoquant les traités de 1815 qu’il avait tenu à honneur de déchirer. On eût dit qu’il ne se sentait plus assez fort pour contraindre son alliée de 1859 à respecter le pape et que pour la mettre à la raison, il avait besoin du concours de toutes les puissances. Il s’était emparé de l’idée du congrès, que M. Rattazzi avait suggérée lorsqu’il réclamait l’occupation mixte des états pontificaux ; le dessein, bien que chimérique, ne manquait pas de grandeur, la diplomatie européenne devait se réunir en concile œcuménique pour résoudre un des plus grands problèmes des temps modernes. Tout le monde était convié, les pays catholiques et les pays protestans, les grands états et les petits états jusqu’au Luxembourg. La Grèce et le sultan seuls étaient exclus.

Le congrès devait décider si les prétentions de l’Italie d’exproprier les états du saint-siège pour cause d’utilité nationale étaient compatibles avec les principes qui régissent les rapports internationaux, ou si, dans l’intérêt de l’ordre européen et pour rassurer les consciences, il ne serait pas urgent de placer les états de l’église sous la protection des puissances catholiques. Mais quelles étaient ces puissances catholiques? De fait, elles l’étaient toutes, car toutes elles comptaient des catholiques au nombre de leurs sujets. Mais aucune, sauf la France et l’Espagne, n’était intéressée au maintien du pouvoir temporel. La Russie n’était pas seulement schismatique, elle était en guerre avec Rome, elle avait déchiré le concordat, elle persécutait les catholiques polonais[11]. L’Angleterre était dissidente, elle n’avait pas d’ambassadeur au Vatican, ses rapports avec le pape étaient clandestins. La Prusse était protestante et l’Autriche se redressait contre les omnipotences du clergé, elle ne songeait qu’à se délier du concordat qui avait subordonné ses lois civiles à celles de l’église; elle regrettait la politique religieuse de Joseph II. C’était une étrange idée de faire appel à des puissances hérétiques et schismatiques pour régler le sort du chef de l’église. On ne voyait pas ce qui sortirait d’une réunion composée d’élémens aussi hétérogènes, et qui, suivant la présence ou la non-participation des ministres des affaires étrangères aurait le caractère d’un congrès ou d’une simple conférence. Il y manquait, d’ailleurs, la partie principale : le pape, sur le sort duquel on allait délibérer. Pie IX, en admettant qu’il répondît par sa présence à notre appel, ne pouvait tolérer qu’une réunion de diplomates se permit de mortifier ou de restreindre ce qui avait été institué par Dieu. Les papes ont accepté parfois des arbitres sur des questions de frontières, mais jamais sur des questions de principe. « Une situation régulière, disait M. John Lemoine, fait bien plus d’horreur à la papauté qu’une situation révolutionnaire, car de la révolution elle peut toujours appeler, tandis qu’un traité serait la consécration des faits accomplis. »

L’œuvre que nous poursuivions n’était pas viable, nous n’avions aucune combinaison arrêtée, aucun programme à présenter. Notre intention était de laisser aux cabinets une pleine liberté d’appréciation et d’associer leur responsabilité à la nôtre[12]; c’est ce dont aucun gouvernement, sauf l’Espagne, ne se souciait. « La France, disaient les journaux étrangers, veut faire endosser à l’Europe les fautes qu’elle a commises ; l’empereur n’a convoqué une conférence que pour trouver des complices disposés à porter une dernière atteinte à l’autorité temporelle; les gouvernemens se garderont bien de se laisser prendre au piège. »

On demandait quelle solution poursuivait l’empereur, de quels droits, de quels principes il prenait la défense, comment, en un mot, il entendait régler le sort du saint-siège. « Pourquoi demander au gouvernement ce qu’il fera? disait au sénat l’archevêque de Paris ; il ne le sait peut-être pas lui-même. » — Ce mot, échappé dans le feu de l’improvisation, sonnait comme une épigramme. Il n’avait certes pas le sens que lui prêtait l’opposition, car l’archevêque n’était pas l’adversaire des Tuileries, mais il répondait aux sentimens de l’assemblée, qui ne croyait pas que le gouvernement eût un plan arrêté. « Le défaut du gouvernement, disait M. Emile Ollivier, ce n’est pas de n’avoir pas de politique, c’est d’en avoir plusieurs; sur chaque question il y a au moins deux portes pratiquées, qu’on n’ouvre jamais tout à fait, mais qu’on entr’ouvre discrètement de temps à autre. Dans la question du pouvoir temporel on dit deux choses. On dit à l’Italie : « Nous ne laisserons pas prendre Rome ; » mais en même temps on discrédite le pouvoir temporel, on le déclare à la fois indispensable et détestable. On dit : « Souffrez-le, mais méprisez-le, parce qu’il est basé sur des maximes contraires aux nôtres, sur la politique de l’ancien régime. C’est la confusion aboutissant à l’impuissance. »

M. de Moustier protestait contre le reproche d’inconséquence, il n’admettait pas que l’unité italienne fût liée à la possession de Rome ; il soutenait qu’elle n’était pas incompatible avec l’existence d’une enclave indépendante et qu’il serait difficile de concevoir comment la papauté, même au point de vue spirituel, pourrait vivre à côté de l’appareil d’un grand gouvernement et au milieu des assemblées délibérantes. « c’est une erreur, disait-il, de croire la France disposée à abandonner la papauté aux hasards des événemens et aux convoitises des passions. Nous avons soumis la question romaine à toutes les puissances intéressées; elles ne méconnaissent pas que l’état des choses, en Italie, peut, par un contre-coup, amener en Europe des complications de nature à affecter leurs intérêts. Si la conférence se réunit, nous ferons cesser une occupation anormale. Si la conférence ne se réunit pas, nous retomberons sous le régime de la convention de septembre, et nous demanderons au gouvernement italien s’il peut cette fois l’exécuter et donner des garanties formelles. Dans ce cas, nous remettrons la papauté une seconde fois entre les mains de sa loyauté. »

Les paroles ne peuvent rien contre les choses ; les déclarations nettes ne sortent pas des situations incertaines. M. de Moustier cédait à des illusions; personne en Europe n’avait envie de mettre la main dans l’engrenage romain, et pour l’Italie, la convention de septembre, après le refus que nous avions opposé à M. Rattazzi de la modifier d’un commun accord, était déchirée par le fait de notre intervention : elle ne se souciait pas de reprendre une chaîne qu’elle tenait pour brisée. Elle nous opposait les argumens dont se servent les enfans égoïstes, imprudemment émancipés par ceux qui les ont couvés. Elle nous disait avec une cruelle logique : « Je suis votre œuvre, vous avez fait de moi une nation indépendante, et sur vos instances l’Europe m’a reconnue comme telle. Vous avez mauvaise grâce de me le reprocher aujourd’hui; en intervenant chez moi, vous violez votre principe, vous méconnaissez mon droit: vous m’empêchez de vivre. Je ne puis exister sans Rome et je ne désarmerai que lorsque mon drapeau flottera sur la coupole de Saint-Pierre. » Le maintien du vote de 1861 : « Rome capitale » et la circulaire du général Menabrea du 12 novembre ne laissaient aucun doute sur l’intention bien arrêtée de l’Italie de profiter de toutes les occasions et de recourir à tous les moyens, même à ceux que la morale réprouve, pour compléter son unité. Elle n’entendait pas proscrire le pape, elle tenait à le conserver, mais comme gardien du tombeau des apôtres, comme trésor de sacristie, dépouillé de toute puissance temporelle et protégé par son roi.

Mentana n’avait rien résolu, et la conférence était d’avance « frappée de stérilité.» l’Italie, à la face de l’Europe, persistait à contester à la papauté temporelle le droit de vivre sur le sol italien. L’antagonisme entre le droit ancien et le droit nouveau, proclamé par l’empire, se dressait en pleine lumière.


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier, 1er février, 15 mars, 15 avril, 1er et 15 mai.
  2. Dépêche du marquis de Châteaurenard. — « J’ai dit dans le temps avec quelle violence s’exprimait le ministre de Russie sur le compte du baron de Varnbühler et sur ses tendances prussiennes. Depuis le passage de l’empereur Alexandre et du prince Gortchakof à Stuttgart, l’envoyé du tsar ne parle plus ainsi ; il se fait au contraire l’apologiste de la politique allemande du cabinet de Berlin et son défenseur. Ce changement a été aussi brusque que complet. »
  3. Le roi Guillaume de Wurtemberg était le père du roi régnant et de la reine Sophie des Pays-Bas, issue d’un premier lit. Il était des souverains allemands de son temps le plus avisé et le plus éclairé. Souvent il avait eu occasion de donner de sages conseils à Napoléon III; en 1850, lors de la guerre d’Italie, il lui rendit un signalé service : « J’ai réussi, disait-il au comte de Reculot, notre ministre à Stuttgart, à empêcher la mobilisation des armées de la confédération germanique. Puisse l’Italie être la dernière aventure de l’empereur, car je ne réponds pas de le préserver une seconde fois des haines qui se sont accumulées contre lui en Allemagne! »
  4. M. de Laboulaye, aujourd’hui ambassadeur de France à Madrid.
  5. Machiavel. Discours sur la première décade de Tite Live.
  6. Des milliers de personnes mouraient littéralement de faim dans les provinces orientales de la monarchie, sans que le gouvernement, dont toutes les ressources budgétaires passaient aux armemens, put leur venir en aide.
  7. Dépêche de Francfort.
  8. Dépêche de Francfort
  9. Note du Moniteur du 12 novembre. — «Le gouvernement de l’empereur apprend avec une vive satisfaction la résolution spontanée par laquelle les troupes royales ont rappelées sur le territoire italien. Il a chargé par dépêche spéciale notre chargé d’affaires de témoigner au gouvernement italien combien il appréciait les sentimens de conciliation et la fermeté de ceux qui ont dicté cette détermination. Les efforts patriotiques du gouvernement italien, pour rétablir partout dans la péninsule l’ordre et le respect des traités, inspirent la plus grande confiance et lui donnent la certitude que les bonnes relations entre la France et l’Italie continueront à s’affermir et à se développer. »
  10. M. Rattazzi avait fait proposer à M. de Moustier par M. Nigra d’occuper, de compte à demi, les états du pape.
  11. Le pape avait dû, à la suite d’une sortie déplacée, mettre littéralement à la porte de son cabinet M. de Meyendorf, le chargé d’affaires de Russie.
  12. Circulaire du marquis de Moustier, 9 novembre 1867. — « C’est dans l’étude calme et attentive des faits que le congrès, inaccessible par sa nature aux considérations secondaires, trouvera les bases d’un travail dont nous ne devons pas, en ce moment, essayer de poser les limites ou de préjuger les résultats. »