Les Ravageurs/XXXI
XXXI
LE COUPE-BOURGEONS
Paul. — Les attelabiens, vous disais-je, forment une petite tribu dans la nombreuse famille des coléoptères à bec ou charançons. Ils sont tous remarquables par la richesse de leur coloration. Vous connaissez déjà le rhynchite de la vigne et celui du peuplier, qui rivalisent d’éclat avec l’or ; je vous ai parlé de l’attelabe, coloré d’un vif carmin. Maintenant que dites-vous de celui-ci ? Il est d’un violet brillant, avec des reflets bleus que fait ressortir le délicat duvet dont tout le corps est couvert. La pourpre de nos plus riches tissus de soie n’a pas cette magnificence.
Émile. — Oh ! la jolie petite bête ! Que sait-elle faire avec son bel habit ?
Paul. — Rien de bon pour nous, mon enfant. Le signe d’un métier utile n’est pas dans l’éclat du costume, pas plus chez les insectes que chez l’homme. Le costume de l’abeille est d’un brun modeste, et l’abeille travaille à composer le miel ; celui du charançon que je vous montre est d’une rare somptuosité, et l’élégant porte-bec vit à nos dépens. Si vous avez dans le jardin de belles prunes, ou des poires, ou des pommes, il fait la récolte avant vous ; il n’attend même pas que les fruits soient mûrs, tant il craint d’arriver trop tard. En juin, il les perce avec sa trompe et dépose un œuf dans la chair. Les fruits piqués nourrissent quelque temps la larve, puis se dessèchent et tombent. Le ver alors émigre, il quitte la prune qui l’a nourri et s’enfonce dans la terre, pour reparaître au printemps suivant à l’état d’insecte parfait.
Émile. — Je veux savoir le nom de ce croque-prunes, pour lui faire l’accueil qu’il mérite.
Paul. — Fort mal à propos, on l’appelle rhynchite bacchus.
Jules. — Bacchus, s’il m’en souvient, est le dieu de la vigne.
Paul. — Précisément, et c’est en cela que consiste le côté défectueux du mot. Les premiers observateurs ont confondu, sans doute, le charançon des prunes et des poires avec celui de la vigne, et ont donné au premier le nom qui convient au rouleur de cigares. Le mal est fait, nous n’y pouvons rien ; gardons les noms tels qu’ils sont, mais ne prenons pas l’un pour l’autre deux charançons très différents de noms et d’aspect. Le rhynchite qui roule les feuilles de la vigne est sans poils et d’un vert doré ; le rhynchite bacchus est tout velu et d’un violet brillant. Pour éviter toute confusion, entre nous pourquoi ne l’appellerions-nous pas le rhynchite des prunes ou des poires ?
Louis. — Je préfère ce nom.
Émile. — Moi, je l’appellerai tout court le pique-prunes.
Paul. — Il n’y a pas d’inconvénient. Passons à un autre attelabien. Voyez un peu comme les goûts changent dans un groupe d’insectes en qui l’œil exercé reconnaît cependant d’intimes ressemblances, je dirais presque une étroite parenté. Les uns façonnent en rouleaux les feuilles de la vigne, du chêne, du peuplier ; les autres percent les fruits avec leur bec ; celui dont je vais vous parler coupe à demi les sommités des pousses jeunes et tendres de divers arbres fruitiers. Aussi l’appelle-t-on vulgairement coupe-bourgeons. C’est encore un rhynchite, mais beaucoup plus petit que celui de la vigne et des pruniers. On le nomme rhynchite conique, à cause de la forme de son corselet, qui s’amincit un peu en avant à la manière d’un tronçon de pain de sucre. Il est assez brillant, et d’un bleu virant au vert.
Son industrie est fort curieuse. Au printemps, il s’établit sur le poirier, le cerisier, l’abricotier, le prunier, l’aubépine, indifféremment. Il choisit une à une les pousses à sa convenance ; puis, dans la sommité encore en herbe, il perce avec le bec un petit trou au fond duquel il dépose un œuf. Or il faut à la jeune larve, paraît-il, une nourriture un peu faite, mortifiée, et non les sucs âpres de la pousse fraîche et vigoureuse. Nous-mêmes, n’avons-nous pas des goûts de ce genre ? Mangerions-nous les nèfles et les sorbes telles qu’on les recueille sur l’arbre ? Non, il faut d’abord les laisser se mortifier sur la paille, tourner à moitié au pourri.
Émile. — Elles sont bien bonnes alors, mais avant elles sont détestables.
Paul. — C’est ce que dit aussi la larve du charançon au sujet de la pousse où elle vient d’éclore. Avant c’est âpre, cela râpe le gosier et agace les mandibules ; après, c’est délicieux.
Émile. — Cependant elle ne fait pas mortifier le rameau sur la paille, comme nous les nèfles ?
Paul. — Non. Dans la grande majorité des cas, les larves sont fort peu industrieuses ; elles mangent en goulues sans songer à rien. Vous comprenez bien que s’adonner à la bombance n’est guère le moyen de se former l’esprit. Il faut donc qu’elles trouvent la pâtée préparée à point, sinon, ne sachant pas la préparer elles-mêmes, elles périraient stupidement de faim. Et qui la prépare, cette pâtée, qui la dispose à point ? C’est la mère, s’il vous plaît, la mère, dont c’est la grande, l’unique préoccupation. Elle se met en recherche de vivres qui ne sont pas sa nourriture, qui même lui répugneraient ; elle abandonne sa part des joies sur les fleurs et au soleil pour se livrer opiniâtrement à des travaux pénibles, sans utilité aucune dans son propre intérêt ; et quand elle a usé ses quelques jours à cette rude besogne, elle s’accroupit dans un coin et meurt contente : la table est mise, les petites larves auront de quoi manger.
Quand, sur une feuille de vigne, le charançon reluit ainsi qu’une pierre précieuse, gardez-vous de croire qu’il soit là pour faire le beau. Il s’exténue, travail énorme ! à scier à demi la feuille par la queue, puis à la rouler en un étui qui doit servir de logement et de première nourriture aux larves. Sa vie entière, sa grande vie de deux à trois semaines, se consume dans ces occupations. En quoi peut être utile à l’insecte lui-même de scier des feuilles, de les faire faner au soleil, de les façonner en rouleaux ? Mais en rien, absolument en rien : le charançon ne mange pas ces feuilles, il ne se loge pas dans leur étui. Il use sa vie à ce travail uniquement en vue des larves qui doivent éclore après sa mort. Avez-vous réfléchi, mes enfants, à ce perpétuel miracle, le miracle d’une mère qui ne vit que pour ses fils, des fils qu’elle ne doit jamais voir ? Je ne vous le cacherai pas : je me sens remué chaque fois que je songe à ces prévisions maternelles, à ces minutieux préparatifs pour l’inconnu de l’avenir. L’Œil qui voit tout est là.
À sa manière, le rhynchite conique prépare la pâtée de sa famille. Il faut à la larve, vous disais-je, les sucs moins âpres d’une pousse mortifiée. Que fait la mère pour mettre à point le jeune rameau ? Au-dessous de l’endroit où l’œuf est pondu, elle entaille circulairement l’écorce et le bois avec ses fines mandibules, de sorte que la pousse ne tient plus que par un filet central. La sève ne circulant plus, les feuilles se fanent, la sommité du rameau noircit et tourne à l’état de mortification aimée de la larve.
Émile. — Je savais faire mûrir les nèfles sur la paille, mais j’aurais été bien embarrassé pour faire mûrir le rameau. Sont-elles curieuses, ces bêtes, avec leurs industries ! L’une fait ceci, l’autre fait cela ; c’est toujours ingénieux et ce n’est jamais la même chose.
Paul. — Il est fâcheux que, trop souvent, l’industrie des insectes s’exerce à nos dépens. Quand un arbre fruitier a été travaillé par le rhynchite conique, on voit, au mois de mai, les sommités des pousses pendre flétries, noircies, puis se dessécher et tomber.
Jules. — Les larves restent dans les bouts de rameaux tombés ?
Paul. — Qu’y feraient-elles ? Il n’y a plus rien de bon à manger. Elles s’enfoncent dans la terre pour achever de grossir, passer l’hiver en sûreté et se métamorphoser le printemps d’après.
Louis. — Alors, pour prévenir les dégâts de l’année suivante, il faudrait recueillir les pousses qui pendent fanées sur les arbres et les brûler quand les larves s’y trouvent encore ?
Paul. — C’est ce qu’il y a de mieux à faire.