Ch. Delagrave (p. 157-163).

XXX

LA CLASSIFICATION

Paul. — Le rouleur de cigares de la vigne a des imitateurs. Loger ses œufs dans un étui de feuilles qui reste exposé à la chaleur vivifiante du soleil est un moyen excellent d’activer l’éclosion. En outre, le rouleau de feuilles fournit peut-être les premières bouchées aux jeunes larves, qui, le moment propice venu, se laissent choir en terre pour continuer leur croissance. Ce moyen est donc mis à profit par d’autres charançons, qui présentent avec celui de la vigne un air incontestable de parenté. La similitude d’organisation entraîne la similitude des goûts. L’un d’eux, le rhynchite du peuplier, roule les feuilles du peuplier noir et les façonne en menus cigares. Il est plus petit que le rhynchite de la vigne ; en dessus il est d’un doré feu, en dessous d’un bleu luisant. Un autre, nommé attelabe, d’un rouge carmin en dessus, d’un noir foncé en dessous, roule les feuilles du chêne.

Jules. — Je ne vois pas en quoi consiste l’air de parenté entre ces divers rouleurs de feuilles ; ils sont tous d’une couleur différente.

Paul. — L’air de parenté se traduit par l’ensemble de la forme, par les détails de structure, et non par la couleur. Ne dites-vous pas d’un homme, sans tenir compte de l’habit : « Tiens, comme il ressemble à un tel ! Ce doit être son père, ou son oncle, ou son cousin. » Pareillement les savants, dont le coup d’œil est passé maître en ces choses, classent les insectes d’après leur aspect, leur manière de vivre. Ils nous disent que les rouleurs de feuilles, rhynchites et attelabes, font partie d’un groupe de charançons auquel ils ont donné le nom d’attelabiens, en souvenir du rouleur des feuilles du chêne.

Jules. — Ainsi, parmi les insectes, tous ceux qui ont des élytres sont des coléoptères, ceux dont la tête se prolonge en une trompe sont des charançons ; parmi les charançons, ceux qui roulent les feuilles sont des attelabiens ; et parmi les attelabiens se trouvent les rhynchites et les attelabes.

Paul. — Je n’aurais pas mieux dit. Les insectes forment dans l’ensemble des animaux ce qu’on appelle une classe. Ils se subdivisent en ordres, dont l’un est celui des coléoptères.

Louis. — Les papillons sont alors un autre ordre ?

Paul. — Ils forment un autre ordre, celui des lépidoptères. L’ordre à son tour se divise en familles. Les charançons constituent une famille parmi les coléoptères. Il y a pareillement la famille des carabes, dont je vous ai déjà parlé.

Émile. — Et le hanneton ?

Paul. — Le hanneton fait partie de la famille des scarabées. Cette famille comprend tous les coléoptères dont les antennes se terminent par des feuillets disposés à côté l’un de l’autre et pouvant se déployer à la façon d’un éventail.

Émile. — Alors cette sorte de hanneton d’un vert si luisant, que je trouve le matin endormi sur les roses, appartient à la famille des scarabées ? Il a les antennes arrangées comme vous le dites.

Paul. — Ce magnifique insecte s’appelle cétoine dorée. Il appartient en effet à la même famille que le hanneton ordinaire.

Louis. — Le capricorne, ce gros insecte noir dont les antennes sont si longues ?


Cétoine dorée.
a, larve (face ventrale) ; b, insecte.

Paul. — Il fait partie de la famille des cérambycidés. Les savants emploient pour désigner le capricorne le nom de cérambyx, d’où vient le terme de cérambycidés. Les deux expressions capricorne et cérambyx s’équivalent à très peu près ; elles signifient l’une et l’autre animal cornu. Les insectes de la famille du capricorne sont tous remarquables par la longueur de leurs antennes ; tous, à l’état de larves, vivent dans le bois, qu’ils percent d’une foule de trous.

Continuons. La famille se partage en tribus. Les attelabiens forment une tribu dans la famille des charançons ; de même les petits carabes qui tirent du pistolet de la façon que vous savez, les brachines et quelques autres, forment, dans la famille des carabes, la tribu des brachiniens.

La tribu se divise en genres. C’est ainsi que la tribu des attelabiens comprend divers genres : le genre rhynchite et le genre attelabe, par exemple.

Enfin le genre se subdivise en espèces. Au genre rhynchite appartiennent le rhynchite de la vigne, le rhynchite du peuplier et d’autres.

Résumons tout cela par écrit ; c’est un peu difficile pour vous.

L’oncle prit une plume et traça sur le papier le tableau suivant :


CLASSE .. Insectes.
ORDRE ... Coléoptères, Lépidoptères, etc.
FAMILLE ... Charançons, Carabes, Scarabées, Cérambycidés, etc.
TRIBU ..... Attelabiens, Brachiniens, etc.
GENRE ..... Attelabe, Rhynchite, etc.
ESPÈCE ..... Rhynchite de la vigne, etc.

Émile. — C’est bien difficile ; jamais je ne retiendrai cela.

Paul. — Il n’est pas indispensable que vous le reteniez. Mon but est simplement de vous faire entrevoir de quelle façon les savants parviennent à se retrouver au milieu de ces noms d’insectes, dont le nombre accablerait la mémoire la plus heureuse.

Émile. — Il y en a donc bien ?

Paul. — J’ai eu la curiosité de dénombrer les insectes qui se montrent, un jour l’un, un jour l’autre, dans le jardin seulement. J’en suis à trois mille déjà, et probablement je n’en verrai jamais la fin.

Émile. — Ma pauvre tête s’y perd. Comment faites-vous pour retenir leurs noms ? Rien que pour apprendre la fable de La Cigale et la Fourmi, je me mets tout en nage.

Paul. — Je ne fais rien ; cela se grave tout seul dans l’esprit. Pour arriver à cette facilité de retenir les choses, il faut, quand on a votre âge, s’exercer la mémoire, ce grand magasin aux idées ; et voilà pourquoi vous apprenez des leçons par cœur. Peu m’importe que vous sachiez un jour les noms de quelques douzaines d’insectes, plus ou moins utiles ; ce que je souhaite pour vous, quand je recommande les exercices de mémoire, c’est que vous possédiez, devenus


Grand capricorne.
a, larve ; b, nymphe ; c, insecte parfait.

hommes, la haute lucidité du bon sens, résumé de tous les souvenirs dont l’esprit s’est enrichi.

Je vous parlais de trois mille espèces, rien que pour notre modeste jardin. Que sera-ce pour l’étendue de la terre entière ! Forêts, prairies, champs cultivés, terres arides, fossés, eaux tranquilles, marécages, tout est peuplé par l’insecte. Il bourdonne sur les fleurs, il rampe sur la terre, il nage dans les mares, il vole dans les airs, il court sur les sables, il se cache sous les pierres, il s’enfonce dans la vase, il gratte sous les écorces, il taraude le vieux bois, partout il fourmille, partout il répand l’animation, l’activité, la vie. Pour lui, le monde est presque trop étroit. On évalue à 400,000 le nombre des espèces répandues sur le globe, et Dieu seul sait par combien de millions et de millions chaque espèce est représentée. Rappelez-vous le hanneton.

Jules. — Je comprends de mieux en mieux la valeur de votre expression : les grands mangeurs. Par leur nombre et leur appétit, les insectes seraient de force à dévorer le monde, si rien ne faisait obstacle à leur effrayante multiplication.

Émile. — Les savants doivent avoir un fameux travail pour se retrouver au milieu de toutes ces espèces.

Paul. — Voilà pourquoi ils ont imaginé, tant pour les insectes que pour les autres animaux et les plantes aussi, ce qu’on appelle une classification, c’est-à-dire un arrangement par groupes de plus en plus petits, comme je viens de vous en donner une bien faible idée.

Émile. — Chaque espèce a son nom, n’est-ce pas ?

Paul. — Oui, mon ami : chaque espèce a son nom, parfois joli, trop souvent assez bizarre et emprunté soit au grec, soit au latin, deux magnifiques langues dans le temps, mais qui ne se parlent plus aujourd’hui. Ainsi le hanneton s’appelle melolontha.

Émile. — Oh ! quel drôle de nom ! Pourquoi ne pas dire hanneton ?

Paul. — Hanneton est un mot français, compris seulement en France et de ceux qui savent notre langue. Un Russe, un Suédois, un Anglais peuvent en ignorer la signification. Pour se comprendre entre eux, malgré la différence de langage d’une nation à l’autre, les savants ont adopté des termes d’un usage universel dans la science. Dites melolontha à un savant de n’importe quel pays, il saura de quoi il s’agit ; dites-lui hanneton, il vous regardera sans comprendre.

Émile. — Ce n’est pas mal imaginé. Mais dites-moi : nous autres, dirons-nous melolontha ?

Paul. — Nous dirons hanneton, mon petit ami ; hanneton, s’il vous plaît ; hanneton toujours.