Les Ravageurs/XXV
XXV
LE BOMBYX CHRYSORRHÉE
Jules. — Je me rappelle que, l’hiver dernier, un dimanche, c’était en décembre ou janvier, je crois, M. le maire avait fait afficher un écrit à la porte de la commune. On le lisait au sortir de la messe. Sur ce papier, il était question de chenilles ; M. le maire ordonnait d’en détruire les nids.
Paul. — Dans notre intérêt à tous, M. le maire rappelait la loi sur l’échenillage.
Jules. — Comment ! On a fait une loi sur les chenilles, une loi qui parle d’amende si l’on n’obéit !
Paul. — Mais oui, mon enfant, on a fait une loi sur les chenilles, et j’en remercie le législateur à qui cette bonne idée est venue. Plaise à Dieu qu’elle devienne plus générale, qu’elle embrasse un plus grand nombre d’ennemis, le hanneton en particulier, et qu’elle soit sévèrement appliquée !
Jules. — Cela doit contrarier les gens de laisser leurs affaires pour recueillir et brûler des nids de chenilles. Jean le Borgne le disait du moins en lisant l’écrit de M. le maire.
Paul. — Laisser leurs affaires, y songez-vous donc ? Est-ce abandonner ses affaires que de prendre des précautions pour sauvegarder les récoltes, toujours menacées ? Une loi, mon petit ami, est un règlement fait en vue du bien-être général ; nous lui devons tous respectueuse obéissance. S’il se trouve des esprits étroits, des insouciants, des Jean le Borgne enfin que cela contrarie, tant pis pour eux : ils doivent obéir quand même, parce que l’intérêt de tous ne doit pas être compromis par la sottise de quelques-uns.
L’affiche de M. le maire avait surtout rapport à une chenille dont les dégâts en certaines années sont de véritables calamités. Elle est si fréquente dans le centre et le nord de la France qu’on l’appelle tout court la commune. On la rencontre partout, sur les arbres fruitiers et les arbres forestiers, dans les allées des jardins, sur les plantes, les haies, les écorces, quelquefois en légions innombrables.
Elle est d’un brun noir avec six rangées de tubercules de même couleur, couronnés par une aigrette de longs poils roux. Sur le dos sont disposés deux files de taches blanches et des points rouges. L’anneau auquel est attachée la dernière paire de fausses pattes et le suivant ont chacun au milieu un mamelon rouge charnu, qui peut rentrer dans la peau ou en sortir au gré de l’animal. Le papillon est entièrement blanc, sauf l’abdomen qui est brun. La femelle porte en outre au bout du ventre une épaisse touffe de poils roux.
Louis. — Comme le bombyx disparate.
Paul. — Parfaitement. Pour les deux espèces, l’usage de cette touffe de bourre est le même. La ponte faite, le papillon se frotte le bout du ventre et détache la toison rousse, qu’il dispose en couverture sur les œufs, au nombre de trois à quatre cents. La ponte a lieu en juillet. Les œufs sont roses et disposés en tas sur une feuille.
Émile. — S’ils sont pondus sur une feuille, ils doivent tomber de l’arbre à la chute du feuillage et périr emportés par le vent.
Paul. — Le papillon qui dépose ses œufs sur une feuille sait fort bien ce qu’il fait. Le bombyx livrée et le bombyx disparate, dont les œufs doivent passer l’hiver et n’éclore que le printemps suivant, se garderaient bien au contraire de les confier à une feuille destinée à tomber bientôt. Le premier les colle solidement sur un rameau en un bracelet dont vous avez admiré la structure élégante ; le second les dépose sur l’écorce du tronc avec un matelas de bourre. D’où leur vient cette science de l’avenir ? Qui leur a dit que les feuilles tombent et seraient pour leur famille un établissement sans stabilité ? Ce n’est pas l’expérience, car les deux bombyx n’ont jamais vu les feuilles tomber : la petite chenille sort de l’œuf quand il y a déjà des feuilles pour la nourrir, le papillon qui en provient pond ses œufs et meurt avant la chute des feuilles. Si ce n’est l’expérience, c’est donc l’incompréhensible inspiration de l’instinct, qui voit l’invisible et connaît l’inconnu, parce qu’il y a une Souveraine Intelligence, qui sait tout, prévoit tout, dispose tout.
Le bombyx chrysorrhée obéit lui aussi à la prescience de l’instinct quand il pond ses œufs sur une feuille, car leur éclosion doit se faire bien avant la chute de celle-ci, dans la dernière quinzaine de juillet.
Émile. — C’est un malin, ce papillon ; il connaît l’ordre des saisons comme s’il savait l’almanach par cœur.
Paul. — Je ne vous ai pas tout dit. Un autre motif guide le papillon dans son choix. En déposant ses œufs sur une feuille, le bombyx met la nourriture à la portée immédiate des jeunes chenilles, qui n’ont pas besoin, en sortant de la coque, d’aller courir sur les rameaux, chose toujours périlleuse en ce premier âge. Il évite à sa famille le souci des vivres au moment de l’éclosion, et c’est autant de gagné sur les mauvaises chances qui nous attendent tous en ce monde, gens, bombyx et chenilles.
Jules. — S’il avait la raison, il ne ferait pas mieux.
Paul. — Peut-être ferait-il moins bien, mon enfant. Manque-t-il de gens, hélas ! qui n’ont pas sa prévoyance ? Le papillon laisse à ses chenilles une feuille pour héritage, une feuille à mettre sous la dent ; le dissipateur, le fainéant laissent à leur famille l’affreuse misère. Ces gens-là n’ont pas la sagesse de la bête.