Ch. Delagrave (p. 125-128).

XXIV

LE BOMBYX DISPARATE

Paul. — La chenille du bombyx livrée n’est pas la seule à dépouiller de leurs feuilles les arbres fruitiers ; il y en a d’autres, et de plus redoutables encore. L’une d’elles m’a dans le temps donné bien des soucis. Malgré mes soins et ceux de Jacques, le verger fut brouté jusqu’à la dernière feuille et mis nu comme en plein hiver. Mais aussi, qui peut résister à ces dévorants quand ils s’attablent à nos arbres par milliers et milliers ? Plus de cerises alors, mon pauvre Jules, plus de poires fondantes, le régal du goûter.

Jules. — Quel dommage si ces bandits revenaient !

Paul. — Ils ne reviendront pas, je l’espère ; je les ai traités de manière à leur en ôter l’envie. Apprenons toutefois à les connaître, pour que chacun leur fasse la réception que je leur fis.

Vous voyez ces deux papillons, l’un plus grand, et l’autre plus petit, de couleurs et de dessins différents. Ils ne se ressemblent pas du tout, et cependant c’est la même espèce. Le plus petit est le mâle, le plus gros est la femelle. Pour rappeler cette dissemblance des deux sexes, on donne à ce papillon le nom de bombyx disparate.

Le mâle a les ailes supérieures grises, traversées par des raies sinueuses très obscures, et les inférieures brunes avec le bord plus foncé. La femelle, du double plus grande, a les ailes d’un blanc jaunâtre, ornées de traits noirs en zigzag, ce qui fait donner à ce papillon le nom vulgaire de zigzag. Elle a au bout du ventre une grosse touffe de poils roux, qui se détachent au moment de la ponte et couvrent les œufs d’une espèce de matelas soyeux que l’on prendrait, à sa couleur, pour un morceau d’amadou. Sous ce moelleux abri, les œufs, pondus en une masse oblongue sur l’écorce des arbres, passent l’hiver pour éclore en mai. Parvenue à tout son développement, la chenille a de 6 à 7 centimètres de longueur. Pour un mangeur de cette taille, il faut, vous comprenez, abondante pâture. Elle est d’un brun noir, avec un réseau de très fines lignes pâles. Chaque anneau du corps porte en travers une rangée de tubercules bleus sur les cinq premiers anneaux, couleur de rouille sur les suivants, et couronnés tous par un faisceau de longs poils roux. Ces poils pénètrent facilement dans les doigts. Il faut donc toucher la chenille avec précaution, et se garder surtout de porter ensuite la main aux lèvres, aux narines, aux yeux, au cou, enfin partout où la peau est très délicate.

Tout est bon pour la chenille de bombyx disparate ; arbres fruitiers, arbres forestiers sont indifféremment broutés. Comme la chenille est grande, quelques douzaines suffisent pour dépouiller un arbre de sa verdure. Aussi connaît-on des exemples d’années calamiteuses où, la terrible engeance se trouvant en nombre, des cantons entiers ont été ravagés comme par le feu.

La métamorphose a lieu en été. La chenille se réfugie alors dans quelque crevasse de l’écorce des arbres, entre les pierres des murailles, sous les corniches des murs, et se file un misérable cocon de soie grise, si mince, si troué, que la chrysalide y est à peine renfermée. C’est plutôt un réseau qu’un cocon. Parfois même la matière à soie fait tellement défaut que la chrysalide est simplement suspendue par la queue sous quelque abri. L’insecte parfait éclôt en fin juillet. Immédiatement après, la ponte a lieu.

Pour détruire ce bombyx, on fait la chasse aux œufs et aux chenilles. L’automne et l’hiver, on recherche les œufs, faciles à reconnaître à leur matelas de poils roux, et placés d’habitude à la portée des yeux, à une faible hauteur sur le tronc des arbres. Aussitôt recueillis, on les passe par le feu. La chasse aux chenilles se fait pendant l’été. Au moment de la plus forte chaleur du jour, les chenilles se réfugient sous les grosses branches et s’y rassemblent en rangées parallèles ; d’autres fois, elles se retirent dans quelque pli de l’écorce. Avec un tampon emmanché au bout d’une perche, on les écrase sur place.

Terminons par le joli papillon que voici. On le nomme bombyx tête-bleue, à cause de la couleur bleuâtre de sa tête. Les ailes supérieures sont brunes avec deux taches pâles en forme de haricot accolées l’une à l’autre ; les ailes inférieures sont d’un gris cendré avec un trait noir au bord. La tête et le devant du corselet sont d’un bleu cendré. Sa chenille vit sur le pêcher, l’abricotier, l’amandier, le cerisier, et surtout sur les haies d’aubépine. Elle est d’un blanc cendré avec trois bandes longitudinales jaunes et de petits tubercules noirs, surmontés chacun d’un poil raide et court. Vers la fin de juin, elle se construit sur les branches des arbres un solide cocon de soie blanche. Quelques papillons éclosent en automne, d’autres attendent le printemps et passent la mauvaise saison à l’état de chrysalide. Le bombyx tête-bleue ne vole que la nuit, aussi est-il rare de voir l’insecte parfait, bien que la chenille soit commune. Pour en débarrasser les jardins, il n’y a guère d’autre moyen que de secouer les arbres infestés. Les chenilles, très paresseuses, se laissent tomber facilement. On les écrase à mesure sous le pied.