Ch. Delagrave (p. 133-138).

XXVI

LE RÉFECTOIRE

Paul. — En fin juillet, les œufs éclosent. Alors, à travers le matelas de bourre, de petites têtes apparaissent, d’ici, de-là, écartant le duvet qui les gêne. La chenille la première libérée s’avance sur la feuille et se met à brouter la face supérieure, qu’elle ratisse légèrement sans toucher à la face inférieure ni aux nervures ; elle ne mange que la matière pulpeuse contenue dans l’épaisseur. À mesure que l’éclosion se poursuit, un autre convive vient se mettre à côté du premier, puis un troisième, un quatrième, jusqu’à ce que toute la largeur de la feuille soit occupée. Ainsi se forme un premier rang de chenilles, ayant toutes la tête sur une même ligne droite et laissant en avant une certaine étendue inoccupée. La nouvelle chenille qui sort de la touffe de bourre commence une seconde rangée en se mettant à la queue de l’une des précédentes ; d’autres se disposent à sa droite et à sa gauche. Cette rangée finie, une troisième se fait de la même manière, et puis d’autres encore, si bien qu’en peu de temps toute la surface de la feuille est occupée, sauf la partie antérieure. Si une feuille ne suffit pas pour la nichée entière, les dernières venues vont s’établir dans un ordre pareil sur les feuilles voisines.

Les voilà toutes attablées. La discipline la plus sévère règne dans ce réfectoire d’une feuille : chaque chenille ronge le point juste en face de sa tête, sans incliner à droite ou à gauche, ce qui diminuerait la part des voisines ; sans dépasser en avant la ligne de front, ce qui ébrécherait les provisions futures ; sans reculer, ce qui troublerait les rangs de l’arrière. Dans ces conditions, quelques bouchées, pas plus, reviennent à chacune des chenilles. C’est bien peu quand on a l’appétit d’une larve. Il en faut d’autres, mais comment faire ? Se répandre au hasard sur les premières feuilles venues ? Très largement, il y a place pour toutes sur l’arbre. Mais ce serait grave imprudence : il faut rester ensemble, car l’association est la force des faibles, il faut rester ensemble pour en imposer aux ennemis. Faire chacune à sa tête sans se quitter, et ronger telle place que l’on voudra sur la même feuille, a des inconvénients non moins sérieux. La confusion amènerait le gaspillage, et puis bien difficilement toutes auraient leur part : les unes regorgeraient de vivres, à côté d’autres qui périraient de faim. Dans ce désordre, on échangerait des coups de mandibules pour trouver où s’attabler, on se disputerait à mort un petit coin de la feuille, et la guerre civile les décimerait, car il n’y a pas de plus mauvais conseiller que le ventre. L’ordre seul peut les tirer d’affaire, l’ordre qui sauvegarde les sociétés des hommes comme les sociétés des chenilles.

Jules. — Comment font-elles donc ?

Paul. — Nous y sommes. Chaque chenille, vous disais-je, ne ronge que le point en face de sa tête. Il y a donc de non brouté d’abord toute l’étendue que chacune d’elles recouvre de son corps, et puis la partie antérieure de la feuille, laissée libre. La première rangée de chenilles s’avance à la fois d’un pas et trouve ainsi sur la partie libre une seconde ration ; mais, en même temps, elle laisse à découvert en arrière une bande d’un pas de largeur, que le second rang vient brouter en avançant, tandis qu’il abandonne à la troisième rangée une bande semblable, et ainsi de suite. Un pas en avant pour la troupe entière met donc chaque rang en possession de la bande laissée à découvert par le rang qui précède. Quant à la rangée ouvrant la marche, elle pâture petit à petit la partie antérieure de la feuille, non occupée à dessein au début. Lorsque, pas à pas, le bout de la feuille est atteint, chaque chenille a rongé une bande de la longueur et de la largeur de son corps. Le premier repas est alors fini. Vous le voyez, avec de l’ordre et de l’économie, une centaine et plus de chenilles ont place toutes au réfectoire sur le dos d’une feuille, et toutes ont ration parfaitement égale, comme guidées par la mesure et le poids.

Jules. — La bête, avec ses instincts, est bien admirable, mon oncle ; c’est chaque jour de nouvelles surprises.

Paul. — Ce n’est pas l’animal qu’il faut admirer, mon cher enfant ; les merveilles qu’il accomplit ne sont pas le fruit de ses réflexions. Un vermisseau traînant la coque de son œuf ne peut avoir des idées sur l’ordre, l’économie, l’association, quand, pour les posséder, l’homme a besoin de toute la maturité de sa raison. C’est à la Sagesse infinie que doit revenir notre admiration, cette sagesse qui régente le monde et dont l’empreinte ineffaçable se retrouve jusque dans un troupeau de chenilles broutant le dos d’une feuille.

La première faim apaisée, les chenilles se construisent un abri contre la pluie et les ardeurs du soleil. Du côté rongé, la feuille s’est plus desséchée que de l’autre, et de la sorte a pris d’elle-même une forme concave en dessus, ce qui la rend très convenable pour le plancher et les parois de l’habitation. Quant au plafond, il doit être en soie. De l’un à l’autre des bords relevés de la feuille, les chenilles tendent des fils pour consolider l’édifice et pour servir de charpente à la toiture ; enfin elles tissent une toile sur ce réseau de cordages. Cela forme une tente provisoire, où les chenilles se réfugient le soir pour y passer la nuit après avoir vagabondé sur le feuillage la plus grande partie du jour et pâturé tantôt sur une feuille, tantôt sur une autre. Elles s’y blottissent également quand la chaleur est trop forte ou que le temps menace. C’est un logement construit à la hâte, de peu de durée et d’ailleurs insuffisant pour les contenir toutes. D’autres tentes sont donc construites sur des feuilles rongées, et les chenilles vivent quelque temps séparées par petites familles.

Mais quand soufflent les premiers vents pluvieux d’automne, en septembre ou octobre, un grand édifice est construit où toutes doivent se rassembler pour passer en commun l’hiver. C’est un gros paquet de soie blanche et de feuilles sèches, sans forme déterminée L’intérieur est divisé par des cloisons de soie en nombreux appartements, où l’on peut se rendre par des trous ménagés à dessein à travers les enceintes multiples du nid. Chaque enceinte de toiles a ses portes, qui, sans être disposées en enfilade, permettent une libre circulation. Enfin le nid commun, quoique fait d’une soie extrêmement fine, est d’une solidité à l’épreuve du vent et des intempéries, car les chenilles y emploient un nombre très considérable de toiles, disposées les unes au-dessus des autres et formées d’une quantité prodigieuse de fils. Lorsque les premiers froids se font sentir, toutes s’enferment, les portes sont barricadées avec de la soie, et c’est fait : maintenant la bise peut souffler, la neige peut tomber. Courbées sur elles-mêmes, serrées l’une contre l’autre, les chenilles dorment du profond sommeil qu’amène le froid ; elles restent engourdies dans leur maison de soie jusqu’à ce que la chaleur du printemps les réveille aux premières feuilles.

Émile. — Et de tout l’hiver elles ne mangent rien ?

Paul. — De tout l’hiver, y compris une partie de l’automne et du printemps, elles ne prennent aucune nourriture. Leur jeûne est de six mois, jeûne absolu qui doit leur creuser l’estomac d’une belle manière.

Émile. — Elles doivent avoir bien faim quand elles se réveillent.

Paul. — Tellement faim, qu’elles se jettent sur les feuilles qui poussent, les fleurs qui éclosent, et en moins de rien font table rase d’un verger. Si les nids sont abondants, des forêts entières sont broutées jusqu’à la dernière feuille.

Émile. — Et alors ?

Paul. — Pour prévenir ces dégâts, on se conforme à l’affiche de M. le maire. Pendant l’hiver, on détache des arbres, des haies, des buissons, les terribles paquets de feuilles et de soie, et l’on brûle les nids avec leurs habitants. Au printemps, il serait trop tard : les chenilles auraient déménagé.