Ch. Delagrave (p. 231-235).

XLI

CÉCYDOMIES ET OSCINES

Paul. — Le rôle des ichneumons est de détruire les larves pour maintenir les espèces envahissantes dans de justes limites. Il y en a de toutes grandeurs, proportionnées à la taille des victimes. Les uns mesurent un pouce et plus, ils s’attaquent aux grosses chenilles ; d’autres ressemblent à de frêles moucherons, ils font la guerre aux moindres vermisseaux. Je vais vous faire connaître deux petits ichneumons qui sauvegardent les céréales ; vous verrez de quels intimes amis ou ennemis dépend parfois notre pain quotidien.

Les insectes dont nous avons parlé jusqu’ici possèdent tous quatre ailes. Les coléoptères ont les ailes supérieures disposées en élytres, c’est-à-dire en étui corné recouvrant les ailes inférieures, membraneuses et seules propres au vol ; les lépidoptères ont les deux paires d’ailes aptes au vol et poudrées d’une poussière écailleuse ; les hyménoptères ont les quatre ailes membraneuses, transparentes, sans poussière. La mouche commune et une foule d’autres insectes que nous désignons par les noms vulgaires de mouches, cousins, moucherons, ne possèdent que deux ailes au lieu de quatre. Ces deux ailes sont fines et transparentes comme celles de l’abeille, de la guêpe et du bourdon. Les insectes à deux ailes forment un ordre particulier, l’ordre des Diptères. La mouche, l’éristale, sont des diptères. Qui me dira maintenant à quel ordre appartient l’insecte que voici ?

Émile. — Il est bien petit. Laissez-le-moi regarder de près.

Paul. — Peu importe la taille. Considérez les ailes.

Émile. — Il n’y en a que deux, comme dans la mouche. C’est un diptère.

Paul. — Bien.

Louis. — Je lui trouve une certaine ressemblance avec le cousin, qui chante à nos oreilles et nous pique pendant la nuit.

Paul. — Ce diptère a, comme le cousin, les antennes façonnées en délicat panache, mais ses mœurs sont bien différentes. À l’état de larve, le cousin vit dans l’eau croupissante ; l’autre vit dans les fleurs du blé. Il est tout jaunâtre et se nomme cécydomie du froment.

Lorsque l’épi commence à se dégager des feuilles, par un temps calme et pluvieux, la cécydomie dépose ses œufs dans l’intérieur des fleurs. Les larves sont de petits vers rouges, qu’on trouve réunis en famille entre les enveloppes des fleurs naissantes. Elles rongent ce qui doit devenir le grain de blé, de sorte qu’à la maturité l’épi est vide. Quand elles sont suffisamment développées, les larves se laissent tomber du bout du chaume en amortissant la chute au moyen d’un fil qu’elles bavent, et s’enfouissent dans le sol pour se métamorphoser.

Jules. — Ces mangeurs de fleurs de froment, ces petits vers rouges ne doivent pas faire des dégâts considérables. On les voit tout juste, tant ils sont petits. Que peuvent-ils détruire ? Peut-être quelques poignées de grain.

Paul. — Méfiez-vous des petits ennemis. Ce sont les plus à craindre, à cause de leur nombre et de la difficulté de s’en délivrer. Pour la seconde fois, je saisis l’occasion de vous le dire. S’il vous faut des exemples, en voici un capable de vous convaincre. En 1846, la cécydomie détruisit en Belgique deux millions et plus d’hectolitres de froment. Pour alimenter le vermisseau rouge, grassement repu avec le quart peut-être de l’une des nombreuses fleurs de l’épi, il s’était perdu quarante millions de francs de blé. Combien étaient-ils, ces terribles convives qui, petite bouchée par petite bouchée, faisaient élever leur écot à ce chiffre énorme ? L’imagination recule devant le dénombrement.

Jules. — Et toutes les années c’est ainsi ?

Paul. — Dieu nous en préserve ! D’habitude la cécydomie ne fait guère parler d’elle ; ses dégâts sont de peu de valeur, parce que diverses causes s’opposent à l’effrayante multiplication de l’insecte.

Un petit ichneumon, en particulier, est expressément créé et mis au monde pour exterminer la race du redoutable moucheron. Que je vous montre ce précieux défenseur du froment. Il ne paye pas de mine, je vous en avertis, il est tout petit ; mais il ne faut pas juger des insectes sur les apparences, non plus que des gens. On le nomme psylle de Bosc. Il est tout noir et facilement reconnaissable à l’espèce de corne qu’il porte à la naissance du ventre.

Émile. — Cette corne est la tarière pour pondre les œufs ?

Paul. — Non. C’est un simple ornement qui donne à l’insecte un petit air batailleur. La tarière ne se voit pas ; elle est au bout du ventre, cachée dans un pli de la peau. Le psylle voletant, trottinant d’un épi à l’autre, surprend les vers rouges occupés à manger les fleurs et leur insinue un œuf dans le corps. Le reste, vous le devinez sans peine. Le vermisseau piqué nourrit de ses chairs la petite larve de l’ichneumon et périt.

Une autre cécydomie, nommée cécydomie destructrice, vit, à l’état de larve, dans les tiges du blé. Les tiges attaquées se dessèchent sans produire d’épi. Pendant vingt années, cette espèce a détruit en Amérique des récoltes entières. Elle a pour ennemi un petit ichneumon qui jusqu’ici nous a préservés en Europe de ce destructeur du froment.

Mais si nos terres à blé ne sont pas infestées par le ravageur américain, elles ne le sont que trop souvent par d’autres diptères appelés oscines, dont les larves vivent également dans les tiges des céréales, orge, avoine, seigle, froment. Les oscines ont à peu près la forme de la mouche vulgaire. Celle du seigle est jaune, avec trois bandes longitudinales noires sur le corselet et des bandes transversales de même couleur sur le ventre. Les ailes sont un peu irisées. Elle a pour ennemi l’alysie noire, ichneumon fluet qui pénètre dans le canal des chaumes, atteint les larves du diptère et leur pond des œufs dans le ventre.

Ne trouvez-vous pas, enfants, que les ichneumons font admirablement leur métier de destructeurs de larves ? Il y en a de grands pour défendre les plantes potagères contre les chenilles ; il y en a de tout petits pour visiter fleur par fleur les épis du froment et détruire les vers rouges de la cécydomie ; il y en a qui furètent dans le canal des chaumes pour délivrer les céréales des larves qui leur rongent la tige. Aurions-nous jamais la patience, le coup d’œil, la dextérité nécessaires pour ce minutieux et interminable travail !

Émile. — Je me figure que la tranche de pain blanc que mère Ambroisine va me donner tout à l’heure pour le goûter, je la dois peut-être aux ichneumons, qui ont préservé le blé de ses ennemis.

Paul. — Je ne dis pas non ; tant il est vrai qu’il nous faut prendre en sérieuse considération même les plus petits parmi les petits, les uns amis, les autres ennemis, les uns défenseurs, les autres ravageurs.