Ch. Delagrave (p. 223-229).

XL

LES ICHNEUMONS[1]

Paul. — Revenons aux hyménoptères, dont l’histoire des animaux venimeux nous a détournés un moment. Au bout du ventre, les uns sont armés d’un aiguillon empoisonné, qui sert à la défense de l’animal ; tels sont le bourdon, l’abeille et la guêpe, parmi les espèces qui vous sont les plus familières. Les autres portent une tarière, tantôt cachée dans un pli de la peau, tantôt longuement saillante, dont le rôle est, non de piquer pour venger l’insecte offensé, mais d’introduire les œufs en des points où les larves trouvent la nourriture qui leur convient. Nous appellerons ces derniers du nom général d’ichneumons. Ce matin, Émile en a pris un que je vais vous montrer.

Émile. — Il était sur les fleurs. Je me suis enveloppé la main d’un mouchoir, crainte d’être piqué. Ce qu’il porte au bout du ventre n’est pas rassurant.

Paul. — La précaution était inutile. Aucun ichneumon, si longue que soit sa tarière, ne peut piquer les doigts. Les hyménoptères à craindre ont leur aiguillon caché ; ils ne le sortent qu’au moment de l’attaque.

Jules. — Ces trois fils, aussi longs que le corps de l’insecte, à quoi servent-ils donc ?

Paul. — Les deux fils latéraux, en se rapprochant, forment une gaine qui enveloppe et protège celui du milieu, le plus important des trois, car il sert à déposer les œufs où l’insecte le juge à propos.

Louis. — J’ai vu des ichneumons à peu près pareils dont la tarière était engagée dans l’épaisseur de l’écorce d’un peuplier. Apparemment ils pondaient leurs œufs dans l’intérieur du bois.

Paul. — Mieux que cela. Les larves d’ichneumons vivent dans le corps d’autres larves qu’elles dévorent petit à petit, sans les tuer, jusqu’au dernier moment. Ce sont des larves carnassières, à qui il faut de la chair fraîche, se renouvelant à mesure qu’on la mange. Les ichneumons dont Louis nous parle étaient occupés à déposer leurs œufs dans le corps de vers dodus qui vivent dans le bois et deviennent des capricornes.

Jules. — Mais ces vers de capricornes ne se voient pas. Ils sont sous l’écorce, et même dans l’épaisseur du bois.

Paul. — L’ichneumon n’a pas besoin de les voir pour savoir qui ils sont.

Jules. — Il les entend alors ?

Paul. — Pas davantage. Le ver se tient tranquille dans sa galerie ; il se garde bien d’attirer par du bruit l’attention de son ennemi.

Jules. — Il les sent, au moins ?

Paul. — C’est fort douteux. Une larve vivante n’a pas d’odeur. Et puis le plus difficile n’est pas de découvrir qu’une larve grasse à point est là, sous l’écorce, à telle ou telle autre profondeur ; il faut en outre savoir si l’œuf d’un autre ichneumon n’est pas déjà pondu dans le corps du ver convoité, car une seule larve serait insuffisante pour deux nourrissons. Un œuf déposé dans les graisses du ver ne se voit pas, ne s’entend pas, ne se sent pas ; c’est de pleine évidence. Cependant l’ichneumon ne plonge jamais sa tarière, à travers l’écorce, dans une larve déjà occupée. Comment fait-il pour se guider ? Je n’en sais rien, nul ne le sait. L’instinct a des ressources que notre entendement ne peut même soupçonner. Un ichneumon arrive sur le tronc d’un arbre. L’écorce parfaitement saine ne pourrait indiquer aux yeux les plus clairvoyants la présence de ce que recherche l’hyménoptère. N’importe, l’insecte a bientôt reconnu si l’emplacement est bon. Il explore les lieux, il les palpe avec ses antennes dans un continuel mouvement de vibration. Un point est choisi. L’ichneumon s’affermit sur les jambes, redresse le ventre, et, tenant verticalement la tarière, il en plonge la pointe dans une fissure imperceptible de l’écorce. Sa sonde descend, non sans hésitations et sans efforts, à cause des difficultés qui se rencontrent en chemin ; elle descend autant que le permet sa longueur. Le but est atteint, la pointe de l’instrument arrive dans les chairs du ver caché sous l’écorce. Une fois l’œuf conduit au fond de la plaie, l’hyménoptère retire son fil avec précaution pour ne pas le rompre, et va continuer sa ponte dans le corps d’autres larves.

Jules. — L’excessive longueur de ce fil, qui semble d’abord très embarrassante pour l’animal, est au contraire parfaitement appropriée au travail de l’insecte. Avec une tarière trop courte, l’ichneumon ne pourrait atteindre les larves sous l’écorce et même dans le bois.

Paul. — D’après la longueur de la tarière, on peut juger de la profondeur où d’habitude l’œuf est pondu. Les ichneumons à longue tarière déposent leurs œufs dans le corps de larves que protège une épaisse couche d’écorce, ou de bois, ou de terre, ou d’autres matériaux ; ceux à tarière courte s’adressent aux larves vivant en plein air, par exemple aux chenilles. Cependant si la chenille est hérissée de longs poils, qui tiennent l’ichneumon à distance de la peau de sa victime, la sonde allongée est encore nécessaire pour amener les œufs dans l’épaisseur des chairs. Mais pour des chenilles à peau rase, sans défense aucune, l’hyménoptère est armé d’une tarière très courte, souvent invisible à l’état de repos. Il faut presser le bout du ventre de l’insecte pour faire saillir l’outil de la ponte, lancette, scie, menu fil ou autre engin de ce genre.

C’est un spectacle des plus curieux que celui d’un ichneumon en chasse. Des chenilles broutent paisiblement sur des feuilles. Un ichneumon survient, il plane au-dessus du troupeau, il choisit du regard les meilleures, il exclut celles dont les flancs recèlent déjà des œufs. Au bruit d’ailes de leur ennemi, les chenilles terrifiées cessent de manger et donnent à droite et à gauche de brusques coups de tête, dans le but sans doute d’effrayer l’ichneumon. L’hyménoptère ne tient compte de ces vaines menaces ; il s’abat sur la chenille choisie. Avec une prestesse qui vous donne à peine le temps de voir l’opération, il darde sa tarière et pond un œuf dans la plaie.

Émile. — Et la chenille ne se défend pas ?

Paul. — Elle se démène vivement, mais c’est tout. La misérable bête ne peut se défendre contre un ennemi soutenu en l’air, à distance, par ses ailes, et toujours prêt à s’envoler. Les autres chenilles du troupeau sont ainsi attaquées une à une jusqu’à ce que l’ichneumon ait terminé sa ponte.

Jules. — Chaque chenille ne reçoit qu’un œuf ?

Paul. — Cela dépend de la grosseur de l’hyménoptère. S’il est de grande taille, l’ichneumon n’introduit qu’un œuf dans chaque chenille, afin que les larves aient individuellement assez de nourriture ; s’il est petit, il en introduit plusieurs.

Émile. — Et puis, qu’arrive-t-il ?

Paul. — L’ichneumon parti, les chenilles piquées se consolent vite et se remettent à manger. La piqûre, non empoisonnée avec du venin, est peu douloureuse ; d’ailleurs il en faudrait bien davantage pour leur troubler l’appétit. Tout va pour le mieux pendant quelques jours, tant que les œufs ne sont pas éclos.

Émile. — Ces œufs éclosent dans le ventre des chenilles ?

Paul. — Oui.

Émile. — Et aussitôt écloses, les petites larves de l’ichneumon se mettent à dévorer l’intérieur de la chenille ?

Paul. — C’est cela même.

Émile. — Quelles atroces coliques alors pour ces pauvres chenilles !

Paul. — Avec ces douleurs d’entrailles dévorées, les chenilles pourtant continuent de manger comme si de rien n’était ; les satisfactions de l’estomac leur font oublier la souffrance, tant pour elles est impérieux le besoin de manger. Et puis les vers mettent une certaine réserve dans leurs ravages ; voici pour quel motif.

Dans le corps de tout animal se trouvent des organes plus indispensables que d’autres au maintien de la vie ; pour peu qu’ils soient blessés, la mort survient. Tels sont le cœur et le cerveau chez les animaux supérieurs. Dans le corps d’une chenille, il n’y a pas, il est vrai, de cœur et de cerveau semblables à ceux des animaux supérieurs, mais il y a des organes analogues, tout aussi nécessaires à l’exercice de la vie. Si les larves de l’ichneumon, en fouillant les entrailles de leur victime, venaient à blesser ces organes essentiels, la chenille périrait rapidement ; les larves périraient aussi, car il leur faut des vivres frais, et non de la chair corrompue. Il y va de leur vie si les vermisseaux donnent un coup de dent mal à propos. La chenille doit vivre pour les faire vivre, elle doit prolonger sa douloureuse existence jusqu’à ce qu’ils soient prêts pour la métamorphose. Les vers qui rongent les entrailles de la chenille respectent donc scrupuleusement tout organe indispensable au maintien de la vie et se nourrissent du reste ; guidés par la science infuse de l’instinct, ils distinguent admirablement ce qu’ils peuvent attaquer de ce qu’il faut laisser. Un jour vient néanmoins où, n’ayant plus de réserve à garder à cause de l’approche de la métamorphose, ils dévorent ce qu’ils avaient respecté jusque-là. La chenille alors périt, réduite à une peau flasque que les larves abandonnent pour se filer un cocon, se changer en nymphes et enfin en ichneumons. D’autres fois encore, la chenille est assez longtemps ménagée pour qu’elle puisse s’enfermer dans une coque et devenir chrysalide ; les larves qui l’habitent ont de la sorte, sans travail de leur part, un solide logement pour l’hiver. De ces chrysalides véreuses, rongées jusqu’à la peau, sortent au printemps des ichneumons, et non des papillons.



1, Ichneumon. — 2c, Cécidomye du froment : 2a, Larve ; 2b, Fleurs attaquées. — 3, Psylle de Bosc. — 4c, Cécidomye destructrice : 4a Larve ; 4b, Nymphe ; 4d, Tige attaquée. — 5c, Oscine du seigle : 5a, Larve ; 5b, Tige et grain attaquées. — 6, Alysie noire. — 7, Ortalide du cerisier. — 8c, Dacus de l’olivier : 8a, Larve ; 8b, Nymphe ; 8d, 8e, Olives attaquées. — 9b, Anthomye des oignons : 9a, Larve.

Jules. — J’avais trouvé, l’an dernier, dans le jardin un gros cocon brun d’où j’espérais voir sortir un beau papillon. Ce printemps, à ma grande surprise, il en est sorti une foule de petites mouches.

Paul. — Ce que vous avez pris pour des mouches était une nichée d’ichneumons. Du reste il y a des mouches, de véritables mouches, qui pondent leurs œufs dans le corps des chenilles, tout comme les hyménoptères à tarière.

Louis. — Avec leur singulière façon de vivre, les ichneumons doivent détruire beaucoup de chenilles.

Paul. — Ils en détruisent tant que, bien des fois, si l’on prend cent chenilles au hasard sur un chou ou toute autre plante potagère, à peine en trouve-t-on deux ou trois qui ne soient pas piquées et puissent se métamorphoser.

Louis. — Reconnaît-on celles qui sont piquées ?

Paul. — Parfaitement. Les points atteints par la tarière de l’ichneumon s’entourent d’une petite tache noire. Quand on procède à l’échenillage, il convient de ne pas écraser les chenilles que l’on reconnaît piquées, non plus que celles d’aspect languissant, à peau flasque. Ce sont des nourrices d’ichneumons, qui nous vaudront, la saison suivante, des auxiliaires de plus pour la destruction des chenilles.

  1. Prononcez : ikneumons.