Ch. Delagrave (p. 31-36).

VII

LE COCON

Paul. — Plus tôt ou plus tard, suivant l’espèce, un jour vient où la larve se sent assez forte pour courir les périls de la métamorphose. Elle a vaillamment fait son devoir, car se bourrer la panse est le devoir d’un ver ; elle a mangé pour deux, pour elle et pour l’insecte. Maintenant il convient de renoncer à la bombance, de se retirer du monde et de se préparer un abri tranquille pour le sommeil, semblable à celui de la mort, pendant lequel se fait la seconde naissance. Mille méthodes sont en œuvre pour la préparation de ce gîte.

Certaines larves s’enfouissent simplement dans la terre ; d’autres s’y creusent des niches rondes à parois polies. Il y en a qui se façonnent un abri avec des feuilles sèches ; il y en a qui savent agglutiner en boule creuse les grains de sable, le bois pourri, le terreau. Celles qui vivent dans les troncs d’arbre bouchent en arrière, avec un tampon de sciure de bois, la galerie qu’elles se sont creusée ; celles qui vivent dans le blé rongent toute la partie farineuse du grain et respectent l’enveloppe, le son, qui doit leur servir de berceau. D’autres, moins précautionnées, s’abritent dans quelque ride d’une écorce, d’un mur, et s’y fixent par un cordon qui les ceint par le travers du corps. De ce nombre sont les chenilles de la piéride et du machaon. Mais c’est surtout dans la confection de la cellule de soie appelée cocon, que se montre la haute industrie des larves.

Une chenille d’un blanc cendré, de la grosseur du petit doigt, est élevée en grand pour son cocon, avec lequel se font les étoffes de soie. On l’appelle le ver à soie. Dans des chambres bien propres sont disposées des claies de roseaux, sur lesquelles on met de la feuille de mûrier et les jeunes chenilles provenant des œufs éclos en domesticité. Le mûrier est un grand arbre cultivé exprès pour nourrir les chenilles ; il n’a de valeur que par ses feuilles, seule nourriture des vers à soie. On consacre à sa culture de grandes étendues, tant le travail du ver est chose précieuse. Les chenilles mangent la ration de feuilles, renouvelée fréquemment sur les claies, et changent à diverses reprises de peau à mesure qu’elles se font grandes. Leur appétit est tel, que le cliquetis des mandibules ressemble au bruit d’une averse tombant par un temps calme sur le feuillage des arbres. Il est vrai que la chambrée contient des milliers et des milliers de vers. En quatre à cinq semaines, la chenille acquiert tout son développement. On dispose alors sur les claies de la ramée de bruyère, où montent les vers à mesure que leur moment est venu de filer le cocon. Ils s’établissent un à un entre quelques menus rameaux, et fixent çà et là une multitude de fils très fins, de façon à former une espèce de réseau qui les maintient suspendus et doit leur servir d’échafaudage pour le grand travail du cocon.

Le fil de soie leur sort de la lèvre inférieure, par un trou appelé filière. Dans le corps de la chenille, la matière à soie est un liquide très épais, visqueux,


Ver à soie.
a, chenille ; b, cocon ; c, chrysalide ; d, papillon mâle ; e, papillon femelle pondant.


semblable à de la gomme. En s’écoulant par l’orifice de la lèvre, ce liquide s’étire en fil, qui se colle aux fils précédents et durcit aussitôt. La matière à soie n’est pas contenue toute faite dans la feuille du mûrier que mange le ver, pas plus que le lait n’est contenu tel quel dans l’herbe que broute la vache. La chenille la fabrique avec les matériaux fournis par l’alimentation, comme la vache fabrique le lait avec la substance du fourrage. Sans l’aide de la chenille, l’homme ne pourrait jamais retirer des feuilles du mûrier la matière de ses tissus les plus précieux. Nos admirables étoffes de soie prennent réellement naissance dans le ver, qui les bave en un fil.

Revenons à la chenille suspendue au milieu de son lacis. Maintenant elle travaille au cocon. Sa tête est dans un mouvement continuel. Elle avance, elle recule, elle monte, elle descend, elle va de droite et de gauche tout en laissant échapper de sa lèvre un menu fil qui s’enroule à distance autour de l’animal, se colle aux brins déjà placés, et finit par former une enveloppe continue de la grosseur d’un œuf de pigeon. L’édifice de soie est d’abord assez transparent pour permettre de voir travailler la chenille ; mais en augmentant d’épaisseur, il dérobe bientôt aux regards ce qui se passe dedans. Ce qui suit se devine sans peine. La chenille, pendant trois à quatre jours, épaissit la paroi du cocon jusqu’à ce qu’elle ait épuisé ses provisions de liquide à soie. La voilà enfin retirée du monde, isolée, tranquille, recueillie pour la transfiguration qui bientôt va se faire. Toute sa vie, sa grande vie d’un mois, elle a travaillé en prévision de la métamorphose ; elle s’est bourrée de feuilles de mûrier, elle s’est exténuée à faire de la soie pour son cocon, mais aussi elle va devenir papillon. Quel moment solennel pour la chenille !

Jules. — Les autres chenilles font sans doute comme le ver à soie ?

Paul. — Beaucoup, mais non toutes. Il y en a qui n’ont pas assez de liquide à soie pour construire un solide cocon ; alors elles associent diverses matières au peu de soie dont elles disposent. C’est ainsi que les chenilles velues mettent à profit leurs poils, qui se détachent alors sans difficulté, et les entremêlent avec les fils soyeux pour fabriquer une sorte de feutre ; d’autres font entrer dans le cocon une grossière filasse formée de brins de bois ; d’autres gâchent de la terre pour crépir les parois trop minces de leurs cellules ; d’autres se contentent d’une ceinture de soie qui les fixe dans quelque abri.

Émile. — Et le cocon de la zeuzère, comment est-il ?

Paul. — Dites-moi d’abord, mon cher enfant, dans quel but est construit le cocon.

Émile. — Ce n’est pas bien difficile : la chenille se fait un cocon pour être bien tranquille chez elle, et devenir papillon sans crainte d’être dérangée. Elle s’enferme afin de se transformer en paix.

Paul. — C’est bien cela. Dites-moi encore si la chenille de la zeuzère, sans se mettre en frais de construction, n’a pas une demeure solide, une retraite paisible, elle qui vit dans l’épaisseur d’une grosse branche d’arbre.

Émile. — Je le crois bien. Qui pourrait aller la troubler là dedans ?

Paul. — Eh bien, alors ?

Jules. — Je comprends : la chenille ne se fabrique pas de cocon.

Paul. — Oui, mon ami, la bête a trop d’esprit pour faire l’inutile. La zeuzère ne se fabrique pas de cocon, protégée qu’elle est par l’épaisseur du bois ; elle se contente de tamponner avec une bourre de sciure l’arrière du couloir, pour couper le chemin aux intrus qui pourraient venir la troubler pendant le pénible travail de la métamorphose.

Une autre précaution est prise, précaution fondamentale sans laquelle le papillon périrait misérablement, car il n’a pas les robustes mandibules de la larve, ces crocs durs qui rongent le bois, mais seulement une trompe délicate, incapable de percer la feuille la plus mince. Comment ferait-il donc s’il naissait au cœur d’une branche, dans un couloir fermé par un bout et encombré de débris à l’autre ? Faute d’outils pour s’ouvrir un chemin, il périrait sans pouvoir apparaître au jour, où il doit vivre. Que fait la chenille pour lever la future difficulté ? Elle n’écoute plus sa prudence ordinaire, qui lui défendait d’attaquer l’écorce, crainte de se trahir ; elle va droit à la surface, et ses derniers coups de dents ouvrent une fenêtre par où s’envolera le papillon. Cela fait, les mandibules peuvent tomber, le casque de corne peut disparaître ; ces outils sont désormais inutiles, car tout est disposé en vue de l’avenir. La chenille se recule donc un peu de la fenêtre ouverte et se prépare à la transfiguration finale.

Jules. — C’est admirable, oncle Paul ; on dirait que la chenille prévoit l’avenir.

Paul. — Elle le prévoit en effet, non péniblement comme nous et d’une manière incertaine, par une combinaison rationnelle d’idées, mais d’emblée, sans réflexion, sans aucune chance d’erreur. Les secrets pressentiments de l’instinct lui donnent cette merveilleuse prévision, dont elle n’a pas conscience.