Ch. Delagrave (p. 25-29).
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VI

L’INSTINCT

L’oncle prit la chenille qu’on avait déposée dans un verre.

Paul. — Examinez attentivement la bête. Sa peau est fine, si fine qu’un léger attouchement l’endolorit ; mais ici, sur la tête, en ce point qu’on appelle crâne, elle possède la dureté de la corne, pour former une calotte, une espèce de casque qui peut affronter impunément les âpretés du bois. La tête ouvre le chemin, elle est en conséquence défendue par une armure ; le reste du corps suit et n’a pas besoin de cette enveloppe de corne.

Émile. — Je comprends : la bête avance tandis que les pattes grattent et creusent.

Paul. — Non, mon ami : les pattes ne servent pas à creuser le bois. La chenille en a huit paires. Les trois premières paires, ou les plus rapprochées de la tête, ont une forme toute différente de celle des autres. Elles sont fines et pointues. Ce sont elles qui, par la métamorphose, deviennent les pattes du papillon, mais en s’allongeant beaucoup et en prenant une autre forme. Aussi les nomme-t-on les pattes vraies. Les quatre paires suivantes sont placées vers le milieu du corps, et la dernière paire est située tout à l’autre bout. Ces cinq paires portent le nom de fausses pattes, parce qu’elles disparaissent complètement quand la chenille est remplacée par le papillon. Elles sont courtes, larges et armées en dessous d’une foule de petits crochets avec lesquels la chenille se cramponne aux parois de son habitation. Les poils raides dont le corps est couvert servent pareillement à la progression, car la chenille circule dans son canal un peu à la manière des ramoneurs, qui s’aident des genoux et du dos pour monter dans une cheminée.

Jules. — Alors avec quoi la chenille creuse-t-elle le bois ?

Paul. — L’outil pour émietter le bois consiste en deux crocs noirâtres, l’un à droite, l’autre à gauche de la bouche, qui jouent et se rejoignent à la manière de tenailles. On les nomme mandibules. Ce sont deux mâchoires, ou mieux deux dents, qui, au lieu de se rapprocher comme les nôtres de bas en haut, se rapprochent en travers. Pour la précision de leurs mouvements les mandibules défieraient nos meilleures pinces ; pour la dureté, elles sont presque comparables à des pointes d’acier. Elles saisissent le bois parcelle à parcelle, patiemment, sans se lasser ; elles tranchent, elles scient, elles arrachent brin à brin et percent de la sorte un couloir juste suffisant pour le passage de la chenille.

Jules. — Et les débris du bois, que deviennent-ils ? Il me semble qu’ils doivent empêcher l’animal d’avancer, puisque la galerie est si étroite.

Paul. — Ils passent par le corps de la bête, qui s’en nourrit. Quand la digestion en a extrait l’infiniment peu de matière nutritive qu’ils contiennent, ils sont rejetés en arrière, moulés en crottins. Et c’est bientôt fait, la digestion d’une chenille ; jugez donc : le bois est nourriture si maigre ! Aussi le ver avance toujours, dépeçant, rongeant, digérant. Il lui faut une forte branche de poirier, la tige d’un lilas, pour acquérir les graisses nécessaires à la future métamorphose.

L’abondance de la vermoulure rejetée en arrière du couloir trahit quelquefois les ravages de la chenille. Quand on voit sortir par un point de l’écorce, sur un poirier, un pommier ou autres arbres, un peu de cette vermoulure résidu de la digestion, l’ennemi est à l’œuvre, et sans hésiter il faut abattre la branche attaquée, pour prévenir des ravages plus grands. Si la chenille n’est pas trop loin, on peut encore introduire un fil de fer pointu dans l’ouverture et tâcher de tuer la bête dans son gîte. Mais comme la galerie est fort tortueuse, ce moyen est loin de réussir toujours.

Jules. — Ne pourrait-on introduire le fil de fer par une seconde ouverture ?

Paul. — Mais, mon petit ami, vous ne songez pas que la chenille a ses ruses et qu’elle se garde bien d’ouvrir d’ici et de là des fenêtres à son logis, ce qui faciliterait l’attaque de ses ennemis ; car elle en a, et beaucoup, outre l’homme. Qu’elle s’avisât, par exemple, de sortir un peu à l’air, histoire de prendre le frais, et un moineau l’apercevrait peut-être et l’emporterait pour donner la becquée à sa nichée sous les tuiles du toit. Tous ces dangers, elle les sait ou plutôt elle les devine vaguement, car toute créature, jusqu’au dernier des vers, est douée du savoir-faire que réclame sa propre conservation et surtout la conservation de sa race. L’animal n’a pas la raison sans doute, cette haute prérogative de l’homme ; mais il se conduit cependant comme s’il raisonnait ses intérêts avec une justesse devant laquelle qui réfléchit reste confondu. Un autre, en effet, a raisonné pour lui, mes bien-aimés enfants ; c’est la Raison universelle, en qui tout vit, par qui tout vit ; c’est Dieu, père des hommes, mais père aussi des lilas et des chenilles qui les rongent. L’animal sait donc sans avoir jamais appris, il est maître en son art sans avoir passé par les épreuves d’apprenti ; du premier coup, sans expérience aucune, il fait admirablement ce qu’il est destiné à faire. Ce don de naissance, cette inspiration infaillible qui le guide dans son travail, s’appelle l’instinct.

À l’état de papillon, la zeuzère prend très peu de nourriture, tout au plus quelques gouttes de miel au fond des fleurs. Sa trompe si menue, si délicate, exige cette fine boisson. Maintenant qu’il n’a plus ses robustes mandibules, comment le papillon peut-il songer que le bois est chose mangeable ? Garderait-il souvenir de ses appétits de chenille ? Qui pourrait le dire ? Et puis comment le papillon sait-il reconnaître les arbres dont le bois convient aux larves, lorsque nous-mêmes avons besoin d’une certaine éducation pour distinguer les espèces les plus communes ? Lui, sans éducation préalable, ne confond pas un platane avec un poirier, un buis avec un lilas, un chêne avec un orme. Les œufs sont donc pondus sur l’arbre convenable, jamais ailleurs. Où l’homme pourrait se tromper, la bête, guidée par l’instinct, ne fait pas d’erreur.

La petite larve sort de l’œuf. Par expérience, que sait-elle, la pauvrette, du dur métier qu’elle est destinée à faire ? Rien, absolument rien. C’est égal, aussitôt née, elle attaque le bois et se creuse au plus vite une niche pour se mettre à l’abri. Le plus pressé est fait ; maintenant à loisir elle ronge, elle avance, grignotant un peu d’ici, un peu de là, abandonnant un mauvais coin pour en choisir un meilleur. La galerie s’allonge, toujours plus grosse à mesure que l’animal grandit ; tantôt elle monte, tantôt elle descend ou tourne par côté dans l’épaisseur entière de la branche. Tout le bois est attaqué indifféremment, sans économie, au hasard, car la larve est assurée de ne pas manquer de vivres. Une seule chose est scrupuleusement respectée : c’est l’écorce, qu’il ne faut pas trouer, crainte de trahir son gite. Comment la larve, travaillant dans une obscurité absolue, sait-elle que le bout de la galerie va toucher à l’écorce et que le moment est venu de rebrousser chemin ? Qui lui inspire la crainte de se montrer au dehors ? qui lui conseille de se tenir prudemment au cœur du bois pour éviter le moineau malintentionné qu’elle n’a jamais vu ? C’est l’instinct, la clairvoyante inspiration qui sauvegarde les créatures dans la lutte implacable de la vie.