Ch. Delagrave (p. 21-24).
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V

LES GRANDS MANGEURS

Paul. — La larve mange gloutonnement pour amasser les matériaux que la métamorphose doit mettre en œuvre : matériaux pour les ailes, pour les antennes, pour les pattes et toutes ces choses que la larve n’a pas, mais que l’insecte doit avoir. Avec quoi le gros ver qui vit dans le bois mort et doit devenir un jour un cerf-volant, fera-t-il les énormes pinces branchues et la robuste cuirasse de l’insecte parfait ? Avec quoi la larve fera-t-elle les longues antennes du capricorne ? Avec quoi la chenille fera-t-elle les grandes ailes de la zeuzère ? Avec ce que la chenille, la larve, le ver, amassent maintenant, avec leurs économies en substance vivante.

Si le petit chat au nez rose naissait sans oreilles, sans pattes, sans queue, sans fourrure, sans moustaches, s’il était simplement une petite boule de chair, et qu’il dût un jour acquérir en une fois, tout en dormant, oreilles, pattes, queue, fourrure, moustaches, et bien d’autres choses, n’est-il pas vrai que ce travail de la vie nécessiterait des matériaux amassés par avance et tenus en réserve dans les graisses de l’animal ? Rien ne se fait avec rien ; le moindre poil de la moustache du chat pousse aux dépens de la substance de la bête, substance qui s’acquiert par l’alimentation.

La larve est précisément dans ce cas : elle n’a rien, ou à peu près, de ce que doit avoir l’insecte parfait. Elle doit donc amasser, en vue des changements futurs, des matériaux de rechange ; elle doit manger pour deux : pour elle d’abord, et puis pour l’insecte qui proviendra de sa substance transformée, remise au moule en quelque sorte. Aussi les larves sont-elles douées d’un incomparable appétit. Manger, vous ai-je dit, est leur unique affaire. Elles mangent de jour, de nuit, souvent sans discontinuer, sans reprendre haleine. Perdre une bouchée, quelle imprudence ! Le papillon futur aurait peut-être une écaille de moins à ses ailes. On mange donc gloutonnement, on prend du ventre, on se fait gros, gras, dodu. C’est le devoir des larves.

Les unes s’attaquent aux plantes ; elles broutent les feuilles, elles mâchent les fleurs, elles mordent la chair des fruits. D’autres ont un estomac assez robuste pour digérer le bois ; elles se creusent des galeries dans les troncs d’arbre, elles liment, elles râpent, elles mettent en poudre le chêne le plus dur, aussi bien que le saule tendre. Celles-ci préfèrent les matières animales en décomposition ; elles hantent les cadavres infects, elles font ventre de la pourriture. Celles-là fréquentent les ordures et se repaissent d’immondices. Ce sont toutes des vidangeuses, à qui est dévolue la haute mission de nettoyer la terre de ses souillures. Des nausées vous prennent au seul souvenir de ces vers qui grouillent dans la sanie, et cependant alors un acte des plus importants, un acte providentiel s’accomplit par ces dégoûtants mangeurs, qui défrichent l’infection et en rendent les matériaux à la vie. Comme dédommagement de sa besogne ordurière, telle de ces larves sera plus tard une magnifique mouche, rivalisant d’éclat avec le bronze poli ; telle autre, un scarabée parfumé de musc, et dont la riche cuirasse a les reflets de l’or.

Mais ces larves vouées au travail de l’assainissement général ne peuvent nous faire oublier les autres mangeurs, dont nous sommes les victimes. La larve seule du hanneton pullule parfois en tel nombre dans la terre, que des étendues immenses perdent leurs plantations, rongées par les racines. Les arbustes du forestier, la récolte de l’agriculteur, les plants du jardinier, au moment où tout prospère, un beau matin pendent flétris, frappés de mort. Le ver a passé par là, et tout est perdu. Le feu n’aurait pas fait de plus affreux ravages. — Bien des fois, une petite chenille de rien a mis nos vignobles en péril. — Des vermisseaux assez menus pour se loger dans un grain de blé ravagent le froment de nos greniers et ne laissent que le son. — D’autres broutent les luzernes, si bien qu’après eux le faucheur ne trouve rien. — D’autres, des années durant, rongent au cœur du bois le chêne, le peuplier, le pin et les divers grands arbres. D’autres, qui deviennent ces petits papillons blancs voltigeant le soir autour de la flamme des lampes et appelés teignes, tondent nos étoffes de drap, brin de laine par brin de laine, et finissent par les mettre en lambeaux. — D’autres s’attaquent aux boiseries, aux vieux meubles, qu’ils réduisent en poussière. — D’autres… mais je n’en finirais pas, si je voulais tout dire. Ce petit peuple auquel on dédaigne souvent d’accorder un peu d’attention, ce petit peuple des insectes est si puissant par le robuste appétit de ses larves, que l’homme doit très sérieusement compter avec lui. Si tel vermisseau vient à pulluler outre mesure, des provinces entières sont menacées de la malemort de la faim. Et l’on nous laisse dans une parfaite ignorance au sujet de ces dévorants ! Comment se défendre si l’ennemi vous est inconnu ? Ah ! si cela me regardait ! Pour vous, mes chers enfants, retenez bien ceci : les larves des insectes sont les grands mangeurs de ce monde, car tout ou peu s’en faut leur passe par le ventre.

Jules. — Et la preuve, c’est que mon lilas y a passé. Ce doit être dur à manger cependant.

Paul. — J’en conviens, le bois est de digestion difficile, et si peu nutritif que la larve doit en manger beaucoup pour se sustenter ; mais la chenille du lilas possède un estomac fait exprès, s’accommodant fort bien de cette coriace nourriture ; en outre, elle a des mâchoires que ne rebute point la bouchée la plus dure. Que je vous montre tout cela en détail.