Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 12

Fayard (p. 140-150).


XII

CONVERSATION.


Cependant le premier moment de terreur qui avait poussé les trois hommes en arrière à l’apparition du Jaguar s’était peu à peu dissipé ; l’effronterie, sinon le courage, leur était revenue devant l’allure inoffensive de l’homme qu’ils étaient depuis longtemps habitués à redouter.

Ruperto, le plus mauvais drôle de la bande, avait le premier repris son sang-froid, et réfléchissant que celui qui leur avait causé une si grande frayeur était seul et que, par conséquent, il ne pouvait avoir la force de son côté, il s’avança résolument vers lui.

— Rayo de dios ! dit-il d’une voix brutale, laissez cette mijaurée, elle a mérité non-seulement ce qui lui arrive, mais encore le châtiment que nous allons lui infliger à l’instant.

Le jeune homme se redressa comme si un serpent l’avait piqué, et dardant par-dessus son épaule un regard tout chargé de menace sur son interlocuteur :

— Hein ! dit-il, est-ce à moi que vous parlez ainsi ?

— À qui donc, reprit l’autre avec insolence, bien qu’il fût intérieurement inquiet de la façon dont son interpellation avait été prise ?

— Ah ! fit seulement le Jaguar, et, sans ajouter un mot de plus, il s’avança à pas lents vers Ruperto qu’il tenait immobile sous son regard fascinateur, et qui le voyait arriver sur lui avec un effroi croissant à chaque seconde.

Arrivé à un pas du Mexicain, le jeune homme s’arrêta.

Cette scène, si simple en apparence, devait cependant avoir une signification terrible pour les assistants, car toutes les poitrines étaient haletantes, tous les fronts pâles.

Le Jaguar, le visage livide, les traits crispés, les yeux injectés de sang et les sourcis froncés, avança le bras pour saisir Ruperto, qui, dompté par la terreur, ne fit pas un mouvement pour se soustraire à cette étreinte qu’il savait pourtant devoir être mortelle.

Soudain Carmela bondit comme une biche effrayée et se jeta entre les deux hommes.

— Oh ! s’écria-t-elle en joignant les mains, ayez pitié de lui ; ne le tuez pas, au nom du ciel !

Le visage du jeune homme changea subitement et prit une expression de douceur ineffable.

— Soit ! dit-il, puisque telle est votre volonté, il ne mourra pas ; mais il vous a insultée, Carmela, il doit être puni. À genoux, misérable, continua-t-il en s’adressant à Ruperto et en lui appuyant lourdement la main sur l’épaule, à genoux, et demande pardon à cet ange.

Ruperto s’affaissa plutôt qu’il ne s’agenouilla sous le poids de cette main de fer et tomba aux pieds de la jeune fille en murmurant d’une voix craintive :

— Pardon ! pardon !

— Assez ! dit alors le Jaguar avec un accent terrible, relève-toi et remercie Dieu d’avoir échappé cette fois encore à ma vengeance. Ouvrez la porte, Carmela.

La jeune fille obéit.

— À cheval, continua le Jaguar, allez m’attendre au Rio-Seco, surtout que nul ne bouge avant mon arrivée, sous peine de mort, allez !

Les trois hommes baissèrent la tête et sortirent sans répondre : un instant plus tard on entendit retentir sur le sable du chemin le galop de leurs chevaux qui s’éloignaient.

Les deux jeunes gens demeurèrent seuls dans la venta.

Le Jaguar s’assit devant la table où un moment auparavant buvaient les trois hommes, cacha sa tête dans ses mains et sembla se plonger dans de sérieuses réflexions.

Carmela le considérait avec un mélange de timidité et de crainte, sans oser lui adresser la parole.

Enfin, après qu’un assez long laps de temps se fut écoulé, le jeune homme releva la tête et regarda autour de lui comme s’il s’éveillait d’un profond sommeil.

— Vous êtes restée là ? lui dit-il.

— Oui, répondit-elle doucement.

— Merci, Carmela, vous êtes bonne, vous seule m’aimez, lorsque tous me haïssent.

— N’ai-je pas raison ?

Le Jaguar sourit tristement, mais il répondit à cette question en en adressant une autre, tactique habituelle des gens qui ne veulent pas dévoiler leur pensée.

— Maintenant, racontez-moi franchement ce qui s’est passé entre vous et ces misérables.

La jeune fille sembla hésiter un instant, cependant elle prit son parti et avoua la recommandation qu’elle avait faite au capitaine des dragons.

— Vous avez eu tort, lui dit sévèrement le Jaguar, votre imprudence peut amener de graves complications, cependant je n’ose vous blâmer : vous êtes femme, par conséquent ignorante de bien des choses, est-ce que vous êtes seule ici ?

— Toute seule.

— Quelle imprudence ! comment Tranquille peut-il vous abandonner ainsi ?

— Ses devoirs le retiennent en ce moment au Mezquite, il doit faire sous peu de jours une grande battue.

— Hum ! Au moins Quoniam aurait dû rester auprès de vous.

— Il n’a pas pu, Tranquille avait besoin de son aide.

— Le diable s’en mêle, à ce qu’il paraît, fit-il d’un ton de mauvaise humeur, il faut être fou pour abandonner ainsi une jeune fille seule dans une venta située au milieu d’un pays aussi désert, pendant des semaines entières.

— Je n’étais pas seule, Lanzi avait été laissé auprès de moi.

— Ah ! Et qu’est-il devenu ?

— Un peu avant le lever du soleil je l’ai envoyé tuer un peu de venaison.

— Oui, parfaitement raisonné, et vous êtes demeurée seule en butte aux grossièretés et aux mauvais traitements du premier drôle auquel il plairait de vous insulter.

— Je ne croyais pas qu’il y eût du danger.

— Maintenant vous voilà détrompée, je l’espère ?

— Oh ! fit-elle avec un mouvement d’effroi, cela ne m’arrivera plus, je vous le jure.

— Soit, mais j’entends, je crois, le pas de Lanzi.

Elle se pencha au dehors.

— Oui, répondit-elle, le voilà.

En effet l’homme annoncé entra.

C’était un individu d’une quarantaine d’années, à la physionomie intelligente et hardie ; il avait sur ses épaules un magnifique daim attaché à peu près de la même façon que les chasseurs suisses portent les chamois, de la main droite il tenait un fusil.

Il fit un geste de contrariété en apercevant le jeune homme ; cependant il le salua légèrement puis il déposa sa venaison sur la table.

— Oh ! oh ! dit le Jaguar d’un ton de bonne humeur, vous avez fait une bonne chasse à ce qu’il paraît, Lanzi ; les daims ne manquent pas dans la plaine ?

— J’ai vu un temps où ils étaient plus nombreux, répondit-il d’un air bourru ; mais maintenant, ajouta-t-il en hochant tristement la tête, c’est à peine si un pauvre homme en peut tirer un ou deux dans toute une journée.

Le jeune homme sourit.

— Ils reviendront, dit-il.

— Non, non, fit Lanzi, les daims une fois effarouchés ne reviennent plus dans les contrées qu’ils ont abandonnées, quelque intérêt qu’ils auraient à le faire.

— Il faut donc en prendre votre parti, mon maître, et vous consoler.

— Eh ! que fais-je autre chose ? grommela-t-il en tournant le dos d’un air mécontent.

Et après cette boutade il rechargea son gibier sur ses épaules et entra dans une autre pièce.

— Lanzi n’est pas aimable aujourd’hui, observa le Jaguar dès qu’il se retrouva seul avec Carmela.

— Il est contrarié de vous rencontrer ici.

Le jeune homme fronça le sourcil.

— Pourquoi donc cela ? demanda-t-il.

Carmela rougit et baissa les yeux sans répondre, le Jaguar l’examina un instant d’un œil scrutateur.

— Je comprends, dit-il enfin ; ma présence dans cette hôtellerie déplaît à quelqu’un, à lui peut-être.

— Pourquoi lui déplairait-elle ? il n’est pas le maître, je suppose.

— C’est juste, alors c’est à votre père qu’elle déplaît, n’est-ce pas ?

La jeune fille fit signe que oui.

Le Jaguar se leva avec violence et arpenta à grands pas la salle de la venta, la tête basse et les bras derrière le dos ; après quelques minutes de ce manège que Carmela suivait d’un œil inquiet, il s’arrêta brusquement devant elle, releva la tête et la regardant fixement :

— Et à vous, Carmela, lui demanda-t-il, ma présence ici vous déplaît-elle ?

La jeune fille demeura muette.

— Répondez, reprit-il.

— Je n’ai pas dit cela, murmura-t-elle avec hésitation.

— Non, fit-il avec un sourire amer, mais vous le pensez, Carmela, seulement vous n’avez pas le courage de me l’avouer en face.

Elle redressa vivement la tête.

— Vous êtes injuste à mon égard, répondit-elle avec une animation fébrile ; injuste et méchant. Pourquoi désirerais-je votre éloignement, moi ? Jamais vous ne m’avez fait de mal ; au contraire, toujours je vous ai trouvé prêt à me défendre ; aujourd’hui même encore, vous n’avez pas hésité à me soustraire aux mauvais traitements des misérables qui m’insultaient.

— Ah ! vous en convenez ?

— Pourquoi n’en conviendrais-je pas, puisque c’est vrai ? Me croyez-vous donc ingrate ?

— Non, Carmela ; seulement vous êtes femme, fit-il avec amertume.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, je ne veux pas le comprendre. Seule ici, quand mon père, ou Quoniam, ou tout autre vous accuse, je prends votre défense. Est-ce ma faute, à moi, si, par votre caractère et la vie mystérieuse que vous menez, vous vous êtes mis en dehors de l’existence commune ? Suis-je responsable du silence que vous vous obstinez à garder sur tout ce qui vous touche personnellement ? Vous connaissez mon père, vous savez combien il est bon, franc et brave ; bien des fois il a cherché par des voies détournées à vous amener à une explication loyale, toujours vous avez repoussé ses avances. Ne vous en prenez donc qu’à vous-même de l’isolement général dans lequel on vous laisse, et de la solitude qui se fait autour de vous, et n’adressez pas de reproches à la seule personne qui jusqu’à présent a osé vous soutenir envers et contre tous.

— C’est vrai, répondit-il avec amertume, je suis un fou, je reconnais mes torts envers vous, Carmela, car vous dites bien : parmi tout ce monde, vous seule avez été constamment bonne et compatissante pour le reprouvé, pour celui que poursuit la haine générale.

— Haine aussi stupide qu’injuste.

— Et que vous ne partagez point, n’est-ce pas ? s’écria-t-il vivement.

— Non, je ne la partage pas ; seulement je souffre de votre obstination, car, malgré tout ce qu’on raconte de vous, je vous crois bon.

— Merci, Carmela ; je voudrais pouvoir prouver immédiatement que vous avez raison et donner un démenti à ceux qui m’insultent lâchement par derrière, et tremblent lorsque je me dresse devant eux ; malheureusement cela est impossible quant à présent ; mais un jour viendra, je l’espère, où il me sera permis de me faire connaître pour ce que je suis réellement, et de quitter le masque qui me pèse, et alors…

— Alors ? lui demanda-t-elle en voyant qu’il s’arrêtait.

Il hésita un instant.

— Alors, dit-il d’une voix étranglée, j’aurai une question à vous faire et une demande à vous adresser.

La jeune fille rougit légèrement, mais se remettant aussitôt :

— Vous me trouverez prête à répondre à toutes les deux, murmura-t-elle d’une voix basse et inarticulée.

— Bien vrai ? s’écria-t-il avec joie.

— Je vous le jure.

Un éclair de bonheur illumina, comme un rayon de soleil, la physionomie du jeune homme.

— Bien ! Carmela, dit-il avec un accent profond ; quand le moment sera venu, je vous rappellerai votre promesse.

Elle baissa la tête en faisant un signe muet d’assentiment.

Il y eut un instant de silence. La jeune fille vaquait aux soins du ménage avec cette légèreté et cette prestesse d’oiseau particulière aux femmes ; le Jaguar marchait de long en large dans la salle, d’un air préoccupé ; au bout de quelques instants il s’approcha de la porte et regarda au dehors.

— Il faut que je parte, dit-il.

Elle lui jeta un regard scrutateur.

— Ah ! fit-elle.

— Oui, soyez donc assez bonne pour ordonner à Lanzi de me préparer Santiago ; peut-être si je le lui disais moi-même ne le ferait-il qu’à contre-cœur ; j’ai cru voir que je n’étais plus dans ses bonnes grâces.

— J’y vais, répondit-elle en souriant.

Le jeune homme la regarda s’éloigner en étouffant un soupir.

— Qu’est-ce donc que j’éprouve ? murmura-t-il en appuyant fortement la main sur son cœur, comme s’il venait de ressentir une subite douleur ; serait-ce cela qu’on nomme de l’amour ? Je suis fou, reprit-il au bout d’un instant, est-ce que je puis aimer, moi, le Jaguar ? est-ce qu’on peut aimer le réprouvé ?

Un sourire amer contracta ses lèvres. Ses sourcils se froncèrent et il murmura sourdement :

— À chacun sa tâche en ce monde, je saurai accomplir la mienne.

Carmela rentra.

— Santiago sera prêt dans un instant. Voilà vos botas vaqueras, que Lanzi m’a priée de vous donner.

— Merci, dit-il.

Et il se mit en devoir d’attacher à ses jambes ces deux morceaux de cuir gaufré qui, au Mexique, remplissent à peu près l’office de guêtres et servent à préserver le cavalier des atteintes du cheval.

Pendant que, le pied sur le banc et le corps penché en avant, le jeune homme attachait ses botas, Carmela l’examinait attentivement avec une expression d’hésitation craintive.

Le Jaguar s’en aperçut.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il.

— Rien, fit-elle en balbutiant.

— Vous me trompez, Carmela ; voyons, le temps presse ; dites-moi la vérité.

— Eh bien, répondit-elle avec une hésitation de plus en plus marquée, j’ai une prière à vous adresser.

— À moi ?

— Oui.

— Parlez vite, Niña, vous savez que quoi que ce soit, je vous l’accorde d’avance.

— Vous me le jurez ?

— Je vous le jure.

— Eh bien ! quelque chose qui arrive, je désire que si vous rencontrez le capitaine de dragons qui ce matin était ici, vous lui accordiez votre protection.

Le jeune homme se redressa comme poussé par un ressort.

— Ah ! fit-il, c’est donc vrai, ce qu’on m’a dit ?

— Je ne sais à quoi vous faites allusion, mais je vous réitère ma demande.

— Je ne connais pas cet homme, puisque je ne suis arrivé ici qu’après son départ.

— Si, vous le connaissez, reprit-elle avec résolution ; pourquoi chercher un faux-fuyant si vous voulez fausser la promesse que vous m’avez donnée ? il vaut mieux être franc.

— C’est bon, répondit-il d’une voix sombre avec un ton de mordante ironie ; rassurez-vous, Carmela, je défendrai votre amant.

Et il s’élança précipitamment hors de la salle en proie à la plus violente colère.

— Oh ! s’écria la jeune fille en se laissant tomber sur un banc et en fondant en larmes, oh ! que ce démon est bien nommé le Jaguar ! C’est un cœur de tigre qu’il a dans la poitrine.

Elle cacha son visage dans ses mains et éclata en sanglots.

Au même instant on entendit au dehors le galop rapide d’un cheval qui s’éloignait.