Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 13

Fayard (p. 150-161).


XIII

CARMELA.


Maintenant, avant de continuer notre récit, il est indispensable que nous donnions aux lecteurs certains détails importants et indispensables aux faits qui vont suivre.

Parmi les provinces du vaste territoire de la Nouvelle-Espagne, il en est une, la plus orientale de toutes, dont le gouvernement des vice-rois a constamment ignoré la valeur réelle, ignorance conservée par la république mexicaine qui, à l’époque de la proclamation de l’indépendance, ne la jugea pas digne de former un État séparé, et sans songer à ce qui pourrait en arriver plus tard, la laissa insoucieusement coloniser par les Américains du Nord qui, déjà à cette époque, semblaient tourmentés de cette fièvre d’empiètement et d’agrandissement qui est devenue aujourd’hui une espèce de folie endémique pour ces dignes citoyens ; nous voulons parler du Texas.

Cette magnifique contrée est une des plus heureusement situées du Mexique ; au point de vue territorial elle est immense ; nul pays n’est mieux arrosé : neuf fleuves considérables portent à la mer leurs eaux grossies par les innombrables courants qui sillonnent en la fertilisant cette terre dans tous les sens ; ces fleuves et ces cours d’eau profondément encaissés dans des terrains meubles, ne forment jamais, en se répandant au loin, ces épanchements si communs en d’autres pays, et qui se transforment en marais fétides.

Le climat du Texas est sain et exempt de ces maladies affreuses qui ont donné une célébrité si sinistre à certaines contrées du Nouveau-Monde.

Les frontières naturelles du Texas sont la Sabina à l’est, la rivière Rouge au nord, à l’ouest une chaîne de hautes montagnes qui encadre de vastes prairies et le Rio-Bravo-del-Norte, puis enfin, de l’embouchure de cette rivière à celle de la Sabina, le golfe du Mexique.

Nous avons dit que les Espagnols ignoraient à peu près la valeur réelle du Texas, bien qu’ils le connussent depuis fort longtemps, car il est presque certain qu’en 1536 Cabeça de Vaca le traversa lorsqu’il se rendit de la Floride aux provinces septentrionales du Mexique.

Cependant l’honneur du premier établissement tenté dans ce beau pays appartient sans conteste à la France.

En effet, l’infortuné et célèbre Robert de La Salle, chargé par le marquis de Seignelay de découvrir l’embouchure du Mississipi en 1684, se trompa et entra dans le Rio-Colorado qu’il descendit avec des difficultés extrêmes jusqu’à la lagune de San-Bernardo, où il prit possession du pays et bâtit un fort entre Velasco et Matagorda. Nous n’entrerons pas dans de plus grands détails sur ce hardi explorateur qui deux fois tenta de gagner les terres inconnues situées à l’est du Mexique, et qui en 1687 fut lâchement assassiné par des scélérats qui faisaient partie de sa troupe.

Un souvenir plus nouveau nous rattache encore au Texas, car ce fut là que, sous le nom de Champ d’Asile, le général Lallemand essaya, en 1817, de fonder une colonie de Français réfugiés, débris malheureux des invincibles armées du premier empire. Cette colonie, située à dix lieues environ de Galveston, fut détruite de fond en comble par les ordres du vice-roi Apodaca, en vertu du système despotique, constamment suivi par les Espagnols au Nouveau-Monde, de ne laisser sous aucun prétexte des étrangers s’établir sur un point quelconque de leur territoire.

On nous pardonnera ces détails prolixes quand on réfléchira que ce pays, libre depuis vingt ans à peine, d’une superficie de près de quarante deux millions d’hectares, habité par deux cent mille individus au plus, est entré cependant dans une ère de prospérité et de progrès qui doit inévitablement éveiller l’attention des gouvernements européens et les sympathies des hommes intelligents de toutes les nations.

À l’époque où se passent les faits que nous avons entrepris de raconter, c’est-à-dire dans la seconde moitié de l’année 1829, le Texas appartenait encore au Mexique, mais sa glorieuse révolution était commencée, il luttait vaillamment pour échapper au joug honteux du gouvernement central et proclamer son indépendance.

Mais avant de reprendre le fil de notre récit, il nous faut expliquer comment Tranquille, le chasseur canadien, et Quoniam le nègre, qui lui devait sa liberté, ces deux hommes que nous avons laissés sur le haut Missouri menant la vie libre des coureurs des bois, se trouvaient pour ainsi dire établis au Texas, et comment le chasseur avait une fille ou du moins appelait sa fille le charmant ange blond et rose que nous avons présenté au lecteur son le nom de Carmela.

Une douzaine d’années avant le jour où s’ouvre notre récit à la venta del Potrero, Tranquille était arrivé dans cette même hôtellerie, suivi de deux compagnons et d’une enfant de cinq ou six ans, à la mine éveillée, aux yeux bleus, aux lèvres roses et aux cheveux dorés, qui n’était autre que Carmela ; quant à ses compagnons, l’un était Quoniam, l’autre un métis indien qui répondait au nom de Lanzi.

Le soleil était sur le point de se coucher lorsque la petite troupe s’était arrêtée devant la venta.

L’hôte, peu accoutumé dans ce pays désert, situé sur la frontière indienne, à voir des voyageurs et surtout à une heure aussi avancée, avait déjà fermé et barricadé sa maison, lui-même se préparait à se livrer au repos, lorsque l’arrivée imprévue de nos personnages l’avait contraint à modifier ses intentions pour la nuit.

Cependant ce ne fut qu’avec une répugnance marquée et sur les assurances répétées que lui firent les voyageurs, qu’il n’avait rien à redouter de leur part, qu’il se décida à ouvrir la porte et à les introduire dans la maison.

Du reste, une fois qu’il se fut résolu à les recevoir, l’hôte fut pour les voyageurs ce qu’il devait être, c’est-à-dire convenable et serviable autant que cela peut entrer dans le caractère d’un hôtelier mexicain, la race, soit dit entre parenthèse, la moins hospitalière qui existe.

Celui-ci était un petit homme replet, aux manières félines et aux regards sournois, déjà d’un certain âge, mais cependant vif et alerte.

Lorsque les voyageurs eurent installé les chevaux dans le corral, devant une bonne provende d’alfalfa, et qu’eux-mêmes eurent soupé avec l’appétit d’hommes qui viennent de faire une longue traite, la glace se trouva rompue entre eux et l’hôte, grâce à quelques tragos de refino de Catalogne offerts libéralement par le Canadien, et la conversation s’engagea sur le pied de la plus franche cordialité, tandis que l’enfant, enveloppée avec soin dans le chaud zarapé du chasseur, dormait avec cette tranquille et naïve insouciance particulière à cet âge heureux, où le présent est tout et l’avenir n’existe pas encore.

— Eh ! compadre, dit gaiement Tranquille en versant un verre de refino à l’hôtellier, vous menez une heureuse vie ici, à ce qu’il me semble ?

— Moi !

— Pardieu ! vous vous couchez comme les abeilles et je suis certain que vous dormez la grasse matinée.

— Que puis-je faire autre chose dans ce désert maudit, où je suis venu m’échouer pour mes péchés ?

— Les voyageurs sont donc rares ?

— Oui et non ; cela dépend de la façon dont vous l’entendez.

— Dame ! il n’y a pas deux façons de l’entendre, je crois.

— Si, deux bien distinctes.

— Bah ! je serais curieux de les connaître.

— C’est bien facile : il ne manque pas de vagabonds de toutes les couleurs dans le pays, et si je le voulais ils rempliraient ma maison toute la sainte journée ; mais du diable s’il me laisseraient voir la couleur de leur argent.

— Ah ! très-bien ; mais ces estimables caballeros ne composent pas toute votre clientelle, je suppose.

— Non ; il y a encore les Indios bravos, les Comanches, les Apaches, les Pawnées, que sais-je encore, qui de temps en temps viennent rôder aux environs.

— Hum ! c’est un vilain voisinage, et si vous n’avez que de semblables clients je commence à être de votre avis ; mais pourtant vous devez quelquefois recevoir des visites plus agréables.

— Oui, de loin en loin, quelques voyageurs égarés, comme vous, sans doute ; mais les bénéfices, quoi qu’on fasse, sont loin de balancer les dépenses.

— C’est juste, à votre santé.

— À la vôtre.

— Mais alors, permettez-moi cette observation qui, peut-être, vous paraîtra indiscrète.

— Dites, dites, caballero, nous causons de bonne amitié, nous ne devons pas nous gêner.

— Vous avez raison. Pourquoi diable, si vous vous trouvez si mal ici, y restez-vous ?

— Ah ! voilà, où voulez-vous que j’aille ?

— Dam, je ne sais pas, n’importe où, vous serez toujours mieux qu’ici.

— Ah ! si cela ne dépendait que de moi, fit-il avec un soupir.

— Est-ce que vous avez quelqu’un avec vous ci ?

— Non, je suis seul.

— Eh bien ! alors qui vous arrête ?

— Eh ! caramba, l’argent donc ! Tout ce que je possédais, et ce n’était pas beaucoup, a passé à construire cette maison et à m’installer, et encore grâce aux peones de l’hacienda.

— Est-ce qu’il y a une hacienda ici ?

— Oui, à quatre lieues environ, l’hacienda del Mezquite.

— Ah ! ah ! fit Tranquille d’un air pensif, très-bien, continuez.

— De sorte, vous comprenez, que si je pars je suis forcé de tout abandonner.

— Pourquoi ne pas vendre ?

— Et des acheteurs, vous croyez donc qu’il est facile de trouver par ici un individu qui ait comme cela quatre ou cinq cents piastres dans sa poche, toutes prêtes à faire une sottise ?

— Dam ! on ne sait pas, en cherchant, cela peut se trouver.

— Allons donc, compère, vous voulez rire.

— Ma foi non, dit Tranquille en changeant de ton tout à coup, et je vais vous le prouver.

— Voyons cela.

— Vous dites que vous vendez votre maison quatre cents piastres ?

— Est-ce quatre cents que j’ai dit ?

— Ne finassons pas, vous l’avez dit.

— Fort bien, je l’admets ; après ?

— Après ? eh bien ! je vous l’achète, moi, si vous voulez.

— Vous ?

— Pourquoi pas ?

— Dam ! faut voir.

— C’est tout vu : voulez-vous, oui ou non, c’est à prendre ou à laisser ; peut-être dans cinq minutes j’aurai changé d’avis, décidez-vous.

L’hôtelier lança un regard investigateur au Canadien.

— J’accepte, dit-il.

— Bon ; seulement je ne vous donnerai pas quatre cents piastres.

— Oh ! alors ! fit l’autre en se récriant.

— Je vous en donnerai six cents.

L’hôtelier demeura ébahi.

— Je ne demande pas mieux, dit-il.

— Mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que demain, aussitôt la vente effectuée, vous monterez à cheval. Vous avez un cheval, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien ! vous monterez dessus, vous partirez et jamais vous ne reparaîtrez ici.

— Oh ! pour cela vous pouvez en être bien certain.

— C’est convenu ?

— Convenu.

— Alors, que demain au lever du soleil vos témoins soient prêts.

— Ils le seront.

La conversation en demeura là. Les voyageurs s’enveloppèrent dans leurs fressadas et leurs zarapès, se couchèrent sur le sol raboteux de la salle, et s’endormirent : l’hôtelier les imita.

Ainsi que cela avait été convenu entre eux, l’hôtelier, un peu avant le jour, sella son cheval et s’occupa à se procurer les témoins nécessaires à la validité de la transaction ; pour cela, il se rendit à franc-étrier à l’hacienda del Mezquite ; au lever du soleil, il était de retour. Le mayordomo de l’hacienda et sept ou huit peones l’accompagnaient.

Le mayordomo, le seul qui sût lire et écrire, rédigea un acte de vente ; puis, après avoir rassemblé tous les assistants, il le lut à haute voix.

Tranquille sortit alors trente-sept onces et demie d’or de sa ceinture et les étala sur la table.

— Soyez témoins, caballeros, dit le mayordomo en s’adressant à l’assistance, que le señor Tranquillo a payé les six cents piastres convenues pour l’achat de la venta del Potrero.

— Nous sommes témoins, répondirent-ils.

Alors, le mayordomo en tête, toutes les personnes présentes le suivant passèrent dans le corral situé derrière la maison.

Arrivé dans le corral, Tranquille arracha une touffe d’herbe qu’il jeta par-dessus son épaule, puis ramassant une pierre, il la lança de l’autre côté du mur ; aux termes de la loi mexicaine, il venait de faire acte de propriétaire.

— Soyez témoins, señores, dit encore le mayordomo, que le señor Tranquillo, ici présent, prend légalement possession de cet immeuble. Dios y libertad !

— Dios y libertad ! s’écrièrent les assistants. Vive le nouveau huesped !

Toutes les formalités étaient remplis. On rentra dans la maison, où Tranquille versa de copieuses libations à ses témoins, que cette munificence inattendue combla de joie.

L’ancien hôtelier, fidèle aux conventions faites, serra la main de son acheteur, monta à cheval et partit en lui souhaitant bonne chance ; depuis ce jour, on n’entendit plus parler de lui.

Voilà de quelle manière le chasseur était arrivé au Texas et comment il s’y était établi.

Il laissa Lanzi et Quoniam à la venta avec Carmela. Quant à lui, grâce à la protection du mayordomo qui le recommanda à son maître, don Hilario de Vaureal, il entra à l’hacienda del Mezquite en qualité de tigrero ou de tueur de tigres.

Bien que le pays choisi par le chasseur pour s’y établir fût situé sur les confins de la frontière mexicaine, et que, par cette raison, il fût à peu près désert, cependant, pendant quelque temps, parmi les vaqueros et les peones, les suppositions allèrent leur train sur les raisons qui avaient pu obliger un aussi adroit et aussi hardi chasseur que le Canadien à s’y retirer, mais toutes les démarches tentées par les curieux pour connaître ces raisons, toutes les questions qu’ils adressèrent restèrent sans résultat ; les compagnons du chasseur et lui-même demeurèrent muets ; quant à l’enfant, elle ne savait rien.

Alors, de guerre lasse, les curieux désappointés renoncèrent à trouver l’explication de cette énigme, se reposant sur le temps, ce grand éclaireur de mystères, pour apprendre enfin la vérité si soigneusement cachée.

Mais les semaines, les mois, les années s’écoulèrent sans que rien vînt soulever un coin du secret du chasseur.

Carmela était devenue une délicieuse jeune fille ; la venta s’était achalandée. Cette frontière, si tranquille jusqu’alors à cause de son éloignement des villes et des pueblos, se ressentit du mouvement que les idées révolutionnaires imprimèrent au centre du pays ; les voyageurs devinrent plus fréquents, et le chasseur, qui jusque-là avait semblé assez insoucieux de l’avenir, s’en reposant, pour sa sécurité, sur l’isolement de sa demeure, commença à devenir inquiet, non pas pour lui, mais pour Carmela qui se trouvait exposée, presque sans défense, aux tentatives hardies non-seulement des amoureux que sa beauté attirait comme le miel attire les mouches, mais encore à celles des gens sans aveu que les troubles avaient fait surgir et qui erraient sur toutes les routes comme des coyotes en quête d’une proie à dévorer.

Le chasseur, ne voulant pas laisser plus longtemps la jeune fille dans la position dangereuse où la plaçaient les circonstances, s’occupa activement à conjurer les malheurs qu’il prévoyait ; car, bien qu’il soit impossible, quant à présent, de savoir quels liens l’attachaient à cette jeune fille qui le nommait son père, nous constaterons qu’il avait pour elle un amour réellement paternel et un dévouement absolu ; du reste, en cela, Quoniam et Lanzi l’imitaient. Carmela n’était, pour ces trois hommes, ni un enfant, ni une femme : c’était une idole qu’ils adoraient à genoux et pour laquelle ils auraient avec joie sacrifié leur vie au moindre signe qu’il lui eût plu de faire.

Un sourire de Carmela les rendait heureux, le moindre froncement de sourcil les faisait tristes.

Nous devons ajouter que bien qu’elle connût toute l’étendue de son pouvoir, Carmela n’en abusait pas, et que sa plus grande joie était de se voir entourée de ces trois cœurs qui lui étaient si entièrement dévoués.

Maintenant que nous avons donné ces renseignements, bien imparfaits sans doute, mais les seuls possibles, nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons laissé dans notre avant-dernier chapitre.