Les Rêves et les moyens de les diriger/III-VI

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Observations sur l’exaltation, en rêve, de la sensibilité physique, et sur les indications pathologiques qui peuvent quelquefois en résulter.
Perception subtile des choses du dehors et sentiment profond de ce qui se passe en nous : telle est la division que j’adopterai pour le classement des observations que j’ai recueillies. — Exemples de sensibilité externe et de sensibilité interne. — Corrélation entre certaines dispositions du corps et certaines hallucinations de l’esprit. — Le seul fait du retour de certains rêves est un phénomène dont la cause mérite d’être recherchée. — Que les blessés, comme les gens en proie à quelque grande surexcitation morale, ne peuvent avoir des songes lucides et suivis, — Exemple d’un rêve où deux principes contraires agissent simultanément. — Des rêves supersensuels, et de ceux qui se développent sous l’influence de divers narcotiques.



IL est peu de faits plus unanimement constatés, en matière de songes, que celui de l’influence d’une infinité de sensations externes que le dormeur perçoit et qu’il fait entrer dans son rêve, en les interprétant à sa manière. Chaque auteur en donne de nombreux exemples, et mes livres de notes en sont pleins. Tantôt, c’est un coup frappé au-dehors qui me fait rêver qu’on a frappé à ma porte, ce qui introduit ainsi dans mon rêve un élément nouveau. Tantôt l’on frappe en réalité et à coups redoublés à la porte de ma chambre, afin de me réveiller ; mais je rêve que je regarde travailler un tonnelier posant des cerceaux autour d’une cuve, et, grâce à cette illusion, mon sommeil n’est pas interrompu.

Une autre fois, c’est un interlocuteur qui m’annonce son départ pour Pa..., pa..., pa... Paris, voulait-il dire sans doute, mais il répétait indéfiniment cette première syllabe, ce qui m’irritait au suprême degré et finit par me réveiller. J’entendis alors distinctement le tapotement d’un devant de cheminée agité par le vent, lequel bégayait encore son interminable pa... pa... pa...

Enfin, l’un de mes amis me raconta qu’il s’était mis une nuit, en rêvant, dans la plus violente colère, parce qu’il s’imaginait interroger quelqu’un qui ne répondait que par des ho ! ho ! à toutes ses demandes. Et il reconnut, en s’éveillant, que ces ho ! ho ! n’étaient que l’écho de ses propres ronflements.

S’arrêter à de pareils exemples serait puéril ; mais si les petits faits de ce genre sont très faciles à constater, en mille autres circonstances il est extrêmement difficile d’apprécier la mesure des influences externes ou internes sur l’origine et le développement de nos rêves ; et la recherche de ces influences plus mystérieuses méritera, je crois, d’attirer notre attention.

Perception subtile des choses du dehors et sentiment profond de ce qui se passe en nous ; telle est la division qui s’offrira maintenant d’elle-même, pour classer les exemples d’exquise sensibilité physique que j’ai pu recueillir.

Sensibilité externe. — « Je rêve, une nuit, que ma veilleuse fume ; je m’éveille, j’aspire à pleins poumons, je ne sens rien et je me rendors, persuadé que je n’ai fait que rêver. Au bout d’une heure, cependant, je suis réveillé de nouveau par l’âcreté d’une fumée devenue très sensible. J’avais donc éprouvé durant le rêve de mon premier sommeil des perceptions de l’odorat beaucoup plus fines qu’à l’état de veille. »

« Une autre nuit, je rêve que je fais une visite à un ami, que je ne trouve personne chez lui, mais que je remarque dans toutes les pièces de son appartement une odeur assez forte et très singulière, qui ne laissait pas que de m’inquiéter. Je m’éveille, et ma première pensée est naturellement de supposer que cette odeur devait être répandue en réalité dans ma propre chambre. Je me lève ; j’entrouvre les portes, les fenêtres. Cette fois, je ne sens absolument rien, ni entre deux sommeils, ni le lendemain même au point du jour. » N’est-il pas probable que cette odeur (que je n’avais d’ailleurs aucun souvenir d’avoir jamais sentie) était encore une perception très subtile due au sommeil, plutôt qu’une vague réminiscence de l’odorat ?

L’exemple suivant se rapporte au sens de l’ouïe : « Je rêve que j’entends accorder un piano, et j’apprends, en effet, que ma sœur en a fait accorder un à l’heure matinale où je rêvais encore. Cependant, je n’avais aucune raison pour songer à cela ; j’ignorais absolument que l’accordeur dût venir ; et les dispositions locales sont telles que je ne pouvais pas même, de mon lit, à l’état de veille, entendre le moins du monde les accords les mieux nourris exécutés sur cet instrument. »

Voici, du reste, et encore à l’occasion d’un piano, une autre observation d’autant plus probante que l’idée d’y voir une simple coïncidence ne peut même pas venir à l’esprit : « J’étais allé prendre un bain, fatigué d’une nuit passée au bal ; je m’assoupissais doucement dans ma baignoire ; les accords lointains d’un piano tenaient mon attention suspendue, et tout en m’endormant je cherchais à saisir la liaison entre les phrases musicales les plus bruyantes, qui seules, à cause de la distance, arrivaient nettement jusqu’à moi. Le sommeil me gagna bientôt tout à fait, et je rêvai qu’assis près d’un piano, je regardais et j’écoutais jouer une jeune personne de mon voisinage que j’avais vu passer souvent dans la rue avec un rouleau de musique à la main. Aucune note ne m’échappait plus ; aucune nuance de l’exécution n’était perdue. Un léger bruit me tira tout à coup de cet assoupissement très court. Je continuai d’entendre de loin la musique qui avait guidé mon rêve ; mais je ne l’entendis plus que par intervalles et très imparfaitement, ainsi que cela avait eu lieu avant que je m’endormisse. Je me retrouvais donc dans des conditions perceptives évidemment moins favorables que celles qui m’avaient été faites momentanément par le sommeil. Je n’étais plus impressionné que par les ondes sonores assez violentes pour agir sur mon appareil auditif à l’état normal. »

Ce serait fatiguer le lecteur que de multiplier de semblables récits. Je dirai seulement qu’ils abondent dans mes recueils, et qu’on en trouvera beaucoup du même genre dans le livre de M. Brière de Boismont. Ils donneront peut-être à réfléchir au sujet de certains faits somnambuliques que je n’ai pas à discuter, mais qu’il ne faudrait pas toujours rejeter comme inadmissibles, uniquement parce qu’ils demeurent inexpliqués.

Sensibilité interne. — La propriété qu’a le sommeil de concentrer et d’exalter parfois extraordinairement la sensibilité physique dans quelque partie de notre organisme est un point sur lequel je crois avoir déjà suffisamment insisté. Je passe donc, sans les insérer ici, plusieurs observations du journal de mes rêves qui ne font que constater la manifestation, par des songes en rapport avec les sensations perçues, de certaines sensations d’une ténuité telle que je n’en avais aucune perception, étant éveillé [1]. J’arrive immédiatement à indication du même phénomène sous une forme plus difficile à reconnaître, plus mystérieuse, et peut-être aussi d’un retour plus fréquent qu’on ne le pense. Je veux parler de la singulière corrélation qui s’établit parfois entre certaines dispositions du corps et certaines hallucinations de l’esprit, dont la solidarité nous échappe. Je remarque, dans mon journal, qu’à une époque où je fus sujet à des maux de tête capricieux et intermittents, leur retour est souvent précédé, à courte distance, par des rêves où je crois gravir des montagnes et franchir des précipices avec une étonnante facilité. Il est, en médecine, des médicaments connus pour occasionner des visions presque toujours les mêmes. La morphine, par exemple, fait rêver d’ordinaire à ceux qui en ont pris qu’ils sont entourés de toute sorte d’animaux.

Je puis, enfin, citer une très curieuse communication qui m’a été faite tout récemment par un de nos plus célèbres orientalistes, savant professeur et philologue de premier ordre. Les aliments préparés à la graisse ne sont pas de son goût. Il les tient pour malsains, et défend expressément chez lui que la moindre infraction soit faite au régime du beurre absolu. Sa cuisinière toutefois ne partageait pas ses idées. Elle était surtout moins exclusive, et pensait que, de temps à autre, une petite addition de la substance prohibée se pourrait introduire utilement dans quelque combinaison heureuse sans que Monsieur s’en aperçût. Ici était sa grande erreur. Monsieur ne s’en apercevait pas, il est vrai, le jour même ; mais un mystérieux avis lui en était infailliblement donné pendant la nuit qui suivait la fraude commise. Le lendemain matin, la cuisinière était appelée ; elle essayait en vain d’opposer d’abord quelques dénégations aux reproches assurés de son maître. Son maître lui fermait la bouche et l’amenait à confession par ces seuls mots sans réplique : « Rosalie, j’ai rêvé cette nuit que je marchais dans l’eau. »

La plus petite quantité de graisse avait pour résultat inévitable de faire rêver au savant académicien qu’il était forcé de traverser à pied des terrains inondés, des marais ou des rizières. Il avait reconnu qu’il ne faisait jamais ce rêve sans que sa cuisinière finît par avouer qu’il avait été motive ; comme elle convenait aussi que jamais ce songe obstiné n’avait manqué de la dénoncer quand elle s’était mise dans le cas de mériter une réprimande.

Or, quelle relation imaginer entre des rochers escarpés et la migraine, entre la morphine et des visions de bêtes fauves, entre l’introduction dans l’estomac d’un peu de graisse et l’idée de marcher dans l’eau ? Serait-ce qu’une simple coïncidence ayant établi un premier rapport entre quelque sensation morbide qu’on éprouvait une telle nuit, et un rêve quelconque que l’on faisait par hasard cette nuit-là même, le rappel du même rêve est la conséquence du retour de la même sensation28 ? Ou bien existerait-il de bizarres analogies de sensations internes, en vertu desquelles certaines vibrations de nerfs, certains mouvements intimes de nos viscères correspondraient également à des impressions en apparence si différentes ?

Au premier cas, la corrélation qui s’établit entre tel rêve et tel trouble physique serait tout occasionnelle et toute spéciale pour chaque individu.

Dans la seconde hypothèse, au contraire, l’expérience pourrait faire découvrir de constantes et mystérieuses affinités dont la connaissance deviendrait une science véritable.

Il est de certains rêves communs à tous les hommes, et dont les physiologistes s’accordent généralement à placer la cause dans les sensations produites par le jeu plus ou moins naturel des fonctions du cœur ou de l’estomac, et cela en vertu d’une trompeuse appréciation que fait l’esprit de ces sensations. Tels sont les rêves où l’on croit s’élever ou planer dans l’espace, sauter avec une facilité merveilleuse, descendre des escaliers en quelques bonds, ou bien, au contraire, se sentir retenu par une force invisible, ne pouvoir conduire à bonne fin une entreprise des plus simples, etc.

Or j’estime que non seulement l’expérience devrait amener à pouvoir préciser la solidarité psycho-organique de chacun de ces différents rêves, mais que l’interprétation sérieuse d’un grand nombre d’autres, et, en un mot, une véritable clef des songes ne serait pas une œuvre irréalisable, si l’on parvenait à rassembler et à contrôler l’une par l’autre une suffisante quantité d’observations.

Nous éprouvons parfois, dans la vie réelle, des agacements de nerfs dont l’impression physique a beaucoup d’analogie avec ce qu’on éprouve quand on cherche à exécuter quelque Petit ouvrage minutieux dont les doigts ne peuvent venir à bout, ou bien quand on voit des gens s’y prendre maladroite ment dans quelque besogne délicate. Or, si l’on a des rêves où l’on croit faire ou voir de telles choses, la cause n’en sera-t-elle pas très probablement dans une agitation morbide du système nerveux ? Je cite ce symptôme comme un spécimen d’une infinité d’autres, dont la concordance serait précieuse à établir <ref> Je rêvai plusieurs fois, par exemple, que j’essayais d’allumer une bougie sans jamais pouvoir y parvenir. Tantôt mes allumettes ne prenaient pas ; tantôt la bougie refusait de brûler ou bien s’éteignait obstinément. Dans mon dépit je voulais lancer le flambeau par la fenêtre, mais je n’avais pas même la force de lever le bras. — Je m’éveillais alors, et je reconnaissais que j’étais couché sur le côté gauche d’une ma-nière pénible.
Quelle que soit la liaison que l’on imagine entre le malaise que je ressentais, et l’idée de cette bougie incombustible, il faudra toujours admirer la sagesse de la nature qui nous avertit par un songe de la position mauvaise dans laquelle nous sommes, de telle sorte qu’amenés à chasser un rêve qui nous tourmente, nous changeons en même temps de position.
Pendant la période de guérison et de cicatrisation d’une blessure qui me causait des démangeaisons extrêmement vives, je compte six rêves dans lesquels je m’imagine : 1° m’efforcer péniblement de faire un compte de menues monnaies sans pouvoir y parvenir. 2° Écrire une lettre pres-sée avec une plume qui ne marquait pas, ou dont le bec se tordait. 3° Chercher, sans y voir clair, parmi des brous-sailles épaisses, un petit objet perdu auquel j’attachais un grand prix.</ref>.

Remarquons bien, du reste, qu’un rêve peut être révélateur d’un état pathologique, non pas uniquement par la nature même des images qu’il évoque, mais aussi, et souvent, par la façon dont les événements s’y nouent et s’y déroulent, ou par des associations d’idées particulières qui n’auraient point la même signification chez chacun de nous.

Dans un voyage entrepris pour remonter le Nil, un ardent explorateur de ma connaissance, dont le témoignage ne saurait être mis en doute, avait beaucoup souffert d’une ophtalmie qui n’avait cédé qu’au rapatriement, mais qui, d’ailleurs, n’avait plus reparu depuis dix ans. Bien des événements et bien d’autres voyages avaient peuplé sa mémoire de plus récents souvenirs, lorsqu’il remarqua, non sans étonnement, que des visages, des fêtes, des épisodes presque oubliés de cette époque de sa vie revenaient peu à peu dans ses rêves avec une fréquence extraordinaire. Durant six semaines, environ, ce phénomène demeura comme inexplicable ; puis il ressentit quelques premières douleurs de tête, et fut repris enfin avec une extrême violence par le mal dont il s’était cru guéri à tout jamais. Il me paraît évident que le rappel de ces rêves était dû à des sensations internes d’une extrême finesse, symptômes révélateurs d’un travail morbide encore à l’état latent.

Le seul fait du retour persistant de certains rêves ou d’une certaine nature de rêves est déjà l’indice d’un état de souffrance qu’il importe de rechercher. Si des songes bien suivis sont le meilleur symptôme d’un parfait équilibre intérieur, le phénomène inverse n’est pas moins significatif. Les blessés, comme les gens en proie à quelque grande agitation morale, ne sauraient avoir des rêves lucides, variés ni suivis. Chez les uns, la douleur physique appelle de temps en temps des réminiscences en rapport avec la sensation qu’ils éprouvent ; chez les autres, une préoccupation dominante retient l’esprit dans un même cercle d’idées et ne permet pas au libre enchaînement des idées de s’effectuer. Les images homogènes qui les assiègent de leurs apparitions incessantes peuvent sans doute se montrer successivement sous des formes modifiées, mais elles portent toujours dans leur nature, dans leur marche, dans les émotions qu’elles provoquent, un caractère d’identité qui trahit la cause morbide ou l’idée fixe dont elles sont la constante manifestation.

Le rêve offre, en ce cas, les mêmes alternatives de distractions et de rappels à l’actualité dominante qui se succèdent chez nous dans la vie réelle. C’est-à-dire que tantôt le mouvement spontané des idées nous conduit aux préoccupations les plus variées, et tantôt la conscience du mal ou tout au moins la sensation physique que nous ressentons nous ramène à quelque pensée en rapport avec cette sensation éprouvée. L’état de songe offrant d’ailleurs, comme particularité remarquable, la curieuse diversité des interprétations que sait faire successivement l’esprit d’une même sensation déterminée, chaque fois qu’elle est l’objet de son attention. Il accommode alors cette sensation aux images de son rêve, et ce qu’il imagine est aussitôt représenté. Je trouve de ce dernier phénomène un assez singulier exemple dans le journal de mes rêves. On y reconnaît la double influence d’une sensation morbide permanente et d’un narcotique bien connu. Une pièce de bois m’étant tombée sur l’épaule, j’avais usé d’un médicament qui contenait de la belladone, pour engourdir la douleur d’une forte contusion. Je fis d’abord plusieurs rêves interrompus, durant lesquels je crus me promener avec un lourd fusil sur l’épaule, supporter l’angle d’un grand tableau qu’on essayait d’accrocher, etc. Enfin, vers le matin, je rêvai ce qui suit :

« J’étais en voyage, j’arrivais je ne sais où. Je cherchais un gîte, ayant une valise sur mon épaule, et ne trouvant personne ni pour la prendre ni pour m’indiquer une auberge. J’aperçois cependant une enseigne de cheval blanc sur une maison d’assez bonne apparence ; mais la porte est si basse lue je suis forcé, pour entrer, de me courber péniblement et de traverser une assez longue voûte ; dans cette position incommode, plusieurs fois mon épaule se heurte au mur. À l’intérieur de l’auberge je suis reçu par une jeune servante, qui m’annonce que l’affluence des voyageurs est grande, et qu’il me faudra loger un peu haut. J’accepte par avance la chambre qu’on pourra me donner, et, replaçant ma valise sur mon épaule, je me mets à suivre la jeune fille par des corridors et des escaliers sans fin. Nous arrivons ainsi dans une salle haute comme une église, dont la muraille était recouverte de branches de fer disposées horizontalement les unes au-dessus des autres, de manière à servir tour à tour de poignées et de marchepieds. « N’auriez-vous point confiance en moi et ne voulez-vous plus me suivre ? » me demanda mon guide en commençant à gravir cette échelle. « Je vous suivrai jusqu’au bout du monde », lui répondis-je. Déjà, je ne me souvenais plus de ma valise, ni de l’auberge, ni d’une chambre à occuper. Je me sentais comme envahi par je ne sais quelle exaltation croissante. Ce n’était plus une servante qui me montrait la route ; c’était une sorte d’héroïne de roman. Je montais fort et léger. Comme nous touchions à la corniche, ma compagne appuya fortement la main sur mon épaule, passa par une petite fenêtre en m’engageant à la suivre, et me fit voir en perspective, à l’extrémité d’une plate-forme que nous traversâmes, une seconde ascension bien autrement périlleuse à accomplir. Cette fois, c’était une montagne taillée à pic qui semblait percer les nues. Des points d’attache étaient pratiqués dans le roc, comme dans le mur que nous avions déjà franchi. Seulement, ils étaient dissimulés par des broussailles, des racines et des anfractuosités. Celle qui me conduisait me donna sa main à baiser, avant de m’indiquer cette nouvelle route. Je me sentis électrisé ; et je m’élançai derrière elle, sans m’effrayer des hauteurs vertigineuses auxquelles nous parvenions, sans me laisser éblouir par l’énorme précipice qui se déroulait au-dessous de nous. Je ne voyais et je ne regardais d’ailleurs que le petit pied de mon guide, lequel exécutait les mouvements les plus gracieux en effleurant de temps en temps mon visage ; nous montions toujours, et il me semblait que mon intelligence, ma vigueur et mon exaltation croissaient sans cesse. Sur le point d’atteindre le couronnement de cet escarpement immense, une saillie qui surplombait se présenta comme un dernier obstacle ; ma conductrice me fit signe de me tenir ferme et posa son pied sur mon épaule, afin de gravir cette dernière saillie et ensuite de me tendre la main. Je me courbai pour qu’elle eût un point d’appui meilleur ; je tremblais qu’elle ne tombât dans l’abîme, où je n’eusse pas hésité à la suivre. J’éprouvais des angoisses terribles. Enfin, je sentis son pied s’enlever dans un mouvement que je fis pour l’y aider ; je me redressai et je vis ma compagne radieuse d’une inexprimable beauté. La saillie du rocher s’était aplanie ; devant nous s’étendait un jardin délicieux, plein de solitude et de lumière. Mon bras enlaçait la taille de la fée qui m’y avait conduit. Mes lèvres rencontrèrent les siennes. Je fus pénétré d’un tel frémissement de joie qu’il me parut que ma raison ne résisterait pas à cette épreuve. Sans le regretter d’ailleurs, je crus de bonne foi ma tête perdue. Je me disais intérieurement : « La folie est le bonheur. » La violence du plaisir me réveilla. »

Oubli du mal réel quand l’esprit s’absorbe dans une illusion qui le séduit, oubli complet que ne sauraient produire les simples distractions de l’état de veille. Perception exquise des moindres sensations quand l’attention se porte, au contraire, sur elles. Tel est donc le double phénomène qui s’opère chez nous quand nous rêvons.

Et cela au physique comme au moral, pour les souffrances ou les jouissances du corps, comme pour les douleurs et les épanouissements du cœur humain.

En nous donnant la mesure du degré d’intensité auquel le sensualisme peut s’élever sous l’influence du sommeil, les rêves supersensuels nous fournissent souvent l’occasion de constater aussi un curieux travail psychologique de rétrospection (si je puis employer ce néologisme), que nous aurons bientôt à examiner en traitant de la marche et du tissu des rêves [2].

Quant à ces anomalies étranges, qui consistent à marier quelquefois, en songe, les sensations les plus vives et les plus voluptueuses aux images les moins faites pour les inspirer, je crois qu’elles reposent, en général, sur des phénomènes d’abstraction qui seront également analysés dans cet autre chapitre.

A l’égard des rêves provoqués par le haschich, par l’opium, la belladone et tous les narcotiques capables d’exalter au superlatif la sensibilité morale et physique dont l’organisation humaine est susceptible, les mêmes considérations qui m’ont empêché déjà de pénétrer dans le domaine des faits relatifs au somnambulisme et à la démence m’interdiront de m’en occuper. Artificiel ou spontané, il suffit qu’un phénomène soit de l’ordre anormal pour que je m’abstienne de l’examiner dans une étude exclusivement consacrée à l’analyse des songes naturels.

Je me contenterai de donner, en appendice, à la fin de ce volume, la relation d’un rêve que je fis moi-même, après avoir pris du haschisch. L’habitude que j’ai acquise de m’observer en dormant m’a permis d’en suivre le cours à peu près comme celui d’un rêve ordinaire. Les spécialistes qui voudront bien l’analyser y trouveront peut-être quelques renseignements utiles, et seront d’autant mieux disposés, je crois, à partager avec moi cette opinion de Montaigne que « les sommeils divers, quels qu’ils soient, ne sont en résumé que des modifications du même phénomène, des espèces différentes d’un même genre. »

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  1. De ce nombre était l’avertissement d’une angine dont je ne ressentis les premiers symptômes qu’après avoir, deux nuits de suite, rêvé que j’étais atteint de ce mal.
  2. Voir plus loin page 386.