Les Rêves et les moyens de les diriger/III-IV


TROISIÈME PARTIE
IV
Observations sur la part que prennent la mémoire et l’imagination dans la formation de nos rêves.
Pourquoi je réunis ces observations dans le même chapitre. — Les ressources et les fonctions de l’imagination sont-elles sensiblement modifiées pendant nos rêves ? — La mémoire de l’homme qui rêve peut-elle acquérir un degré de puissance qu’elle n’aurait pas chez l’homme éveillé ? — L’imagination peut-elle nous offrir en rêve des images nettes et précises d’objets que, cependant, nous n’ayons jamais vus, touchés ni entendus en réalité ? — Un passage remarquable du livre de M. Maury. — Rêves où nous croyons reconnaître quelque situation ou quelque personnage qui nous semblent complètement inconnus au réveil. — Rêves dont on garde particulièrement la mémoire d’un rêve à un autre. — Caprices de la mémoire. — Constante disposition qu’a notre esprit de procéder par voie de dialogue, quand il raisonne ou réfléchit. — Puissance d’induction dont l’imagination fait preuve dans le recueillement du sommeil. — Personnifications imaginaires. — Sorte de dédoublement moral. — Comment la mémoire acquiert le plus d’énergie. — Rêves où l’imagination se montre créatrice. — Problèmes psychologiques.
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LA mémoire et l’imagination sont deux facultés si étroitement unies que plusieurs philosophes, et notamment Dugald-Stewart, ont rangé parmi les phénomènes de la mémoire, sous le nom de mémoire-imaginative, une partie des opérations intellectuelles attribuées par d’autres écrivains à l’imagination proprement dite. Il s’en faut de beaucoup, avons-nous dit, que l’on se doute, à l’état de veille, des immenses matériaux de toute sorte dont la mémoire est remplie ; matériaux recueillis pour la plupart du temps à notre insu, mais que l’esprit sait retrouver, en songe, avec une netteté merveilleuse. Pouvoir reconnaître l’origine d’une image aussi sûrement que dans l’exemple cité au commencement de ce volume est une exception très rare. Il sera le plus souvent impossible de déterminer dans la formation de nos rêves où s’arrête l’office de la mémoire, selon la stricte acception du mot, c’est-à-dire le rappel pur et simple de l’une de ces innombrables impressions dont nous avons emmagasiné le souvenir, où commence le travail de l’imagination vraiment créatrice, c’est-à-dire la mise en œuvre des matériaux fournis par la mémoire, la formation des composés qui se produisent sous un aspect relativement nouveau.

Ces considérations me font réunir en une même section les notes que j’ai pu recueillir touchant le double rôle, dans nos rêves, de l’imagination et de la mémoire. Elles contribueront, je l’espère, à élucider particulièrement trois points sur lesquels j’ai laissé percer plus d’une fois ma manière de voir.

1° Les ressources et les fonctions de la mémoire et de l’imagination sont-elles sensiblement modifiées pendant nos rêves ? 2° La mémoire d’un homme qui rêve peut-elle acquérir un degré de puissance qu’elle n’aurait pas chez un homme éveillé ? 3° L’imagination peut-elle nous offrir, en rêve, des images nettes et précises d’objets que cependant nous n’ayons jamais vus, touchés, ni entendus en réalité ?

Un passage du livre de M. Maury semble répondre à ces trois questions toutes ensembles. Si je suis loin d’accepter, et si je juge inutile de rapporter les explications qui viennent ensuite, je m’associe du moins pleinement à ce début si bien exposé :

« Il y aurait à examiner la question difficile de l’origine et de la génération de ces idées-images, qui ne sont pas toujours de simples rappels de sensations perçues, mais des combinaisons nouvelles d’éléments de sensations antérieures, car l’œil interne voit alors des objets qu’il n’a jamais contemplés, l’oreille interne peut entendre des airs, des mélodies qui ne l’ont jamais frappée. L’œil, l’oreille, et, en général, les sens jouissent d’une faculté de combinaison qui tient à la force créatrice de l’imagination. Les éléments dont ils se servent sont fournis par des sensations déjà perçues, mais leur mode d’assemblage et de groupement est nouveau, et il en résulte des images et des sons différents de ceux qui ont été antérieurement perçus [1]. »

Voyons maintenant divers exemples de songes, où la mémoire et l’imagination sont surtout en jeu.

« Je rêve que je regarde défiler une foule compacte, qui semble revenir de quelque feu d’artifice ou de quelque autre fête de même genre. Je m’attache à bien examiner les gens qui passent, et je m’éveille, ayant encore très présente à l’esprit l’image de l’un d’entre eux. »

Je crois me rappeler alors, et je vérifie en effet, que cette image était l’exacte représentation d’une gravure coloriée, apportée par un journal de modes quelques jours auparavant ; mais la gravure n’était qu’une peinture sans relief comme sans mouvement, tandis que je venais de voir une figure agissante et vivante, de la taille et de l’apparence d’un être réel. Il faut donc que ma mémoire ait eu la puissance de retrouver, en rêve, tous les détails d’une image que je n’avais regardée qu’un instant et avec distraction dans la vie réelle. Il faut aussi que mon imagination ait eu la puissance de faire mouvoir cette image et de l’animer.

« Je rêve, une autre nuit, que je vois une jeune femme blonde comme de l’or, causant avec ma sœur et lui montrant un petit ouvrage en tapisserie qu’elle avait fait. En songe, je crois parfaitement la reconnaître ; j’ai même le sentiment de l’avoir rencontrée déjà bien des fois. Cependant je m’éveille et ce visage, encore présent à ma pensée, me semble dès lors absolument inconnu. Je me rendors ; la même vision se reproduit. J’ai gardé, tout en rêvant, la conscience des instants de réveil momentané que je viens d’avoir, aussi bien que de cette impression que j’ai ressentie d’avoir eu devant les yeux de mon esprit un visage que je n’avais encore jamais vu. Rendu aux illusions du rêve, je m’en étonne ; je me demande comment j’ai pu manquer à ce point de mémoire, et mêlant l’incohérence du songe à la vague réminiscence d’une idée que je désire éclaircir, je m’approche de la blonde jeune femme, et je lui demande à elle-même si je n’ai pas eu déjà le plaisir de la rencontrer. « Assurément, me répond-elle, souvenez-vous des bains de mer de Pornic. » Ces mots me frappent. Je me réveille tout à fait, et je me rappelle alors parfaitement les circonstances dans lesquelles j’avais recueilli, sans m’en douter, ce gracieux cliché-souvenir [2]. »

Que l’on rapproche cet exemple de celui qui est rapporté plus haut, on reconnaîtra qu’il est de la même famille, et il servira comme lui à prouver que la puissance de la mémoire, surtout de cette mémoire que les Anglais ont appelée fancy, est infiniment plus grande à l’état de rêve qu’à l’état de veille.

Les arcanes de notre mémoire sont comme d’immenses souterrains où la lumière de l’esprit ne pénètre jamais mieux que lorsqu’elle a cessé de briller au-dehors. Que l’on ne s’étonne donc pas si l’on revoit en songe, avec une lucidité merveilleuse, des personnes mortes ou absentes depuis très longtemps, si l’on retrouve dans leurs moindres détails des lieux qu’on visita, des airs qu’on entendit, ou même des pages entières que l’on a lues plusieurs années auparavant.

Un de mes amis, excellent musicien, m’a rapporté qu’ayant cru entendre, en rêve, un morceau remarquable exécuté par une troupe de chanteurs ambulants, et se l’étant rappelé à son réveil sans conserver d’ailleurs aucun souvenir de l’avoir encore jamais lu ni entendu, il avait pris soin de le noter aussitôt, persuadé que lui-même en avait eu l’inspiration durant son sommeil. Quel fut donc son étonnement, plusieurs années ensuite, de retrouver ce morceau dans un recueil de musique ancienne, tombé par hasard entre ses mains ! En vain chercha-t-il à se remémorer quand et comment la lecture ou la première audition en avait été par lui faite ou perçue. Ce souvenir, si nettement ravivé sous l’empire du songe, ne se révélait pas même de la façon la plus vague à l’esprit de l’homme éveillé.

J’ai recueilli moi-même bon nombre d’exemples du même genre, moins saisissants, mais non moins authentiques. C’est que, pour être complètement introuvables à l’état de veille, les réminiscences qui se sont ravivées durant le songe n’en existaient pas moins cachées dans quelque coin reculé des magasins de la mémoire. Un capricieux enchaînement d’idées a jeté tout à coup sur elles une lueur rapide comme un éclair, et, cette lueur passée, elles se sont évanouies de nouveau, ainsi que les buissons perdus de la campagne qu’un instant la foudre illumine par une nuit d’orage, mais qui rentrent aussitôt dans l’obscurité.

Combien de traits de mémoire analogues l’esprit de chacun de nous ne doit-il pas accomplir, en ce qui regarde l’immense famille des souvenirs acquis par le sens de la vue ? Qui de nous, frappé de l’étrangeté de quelque visage ou de quelque tableau, qu’il vient d’apercevoir en songe et qu’il lui semble avoir aperçu pour la première fois, pourrait affirmer que jamais rien de semblable ne s’était offert encore à lui, ni en réalité, ni sous aucune forme représentative ?

Si parfois la réapparition de ces images nous semble absolument nouvelle, d’autres fois une vague réminiscence nous dit qu’elles ne nous sont pas entièrement inconnues. On trouve, chez les philosophes et chez les poètes orientaux, des passages relatifs à l’idée d’une existence antérieure, qui me paraissent leur avoir été inspirés précisément par ces rêves dans lesquels nous voyons des choses qu’il nous semble connaître depuis longtemps et dont cependant, au réveil, nous ne nous souvenons point d’avoir eu réellement connaissance16. Tantôt c’est une situation pénible ou charmante, tantôt une habitation dont nous devinons l’intérieur avant d’en avoir franchi le seuil, tantôt ce sont des visages amis ou redoutés.

Par opposition, et pour continuer de passer en revue ces mystérieuses opérations de la mémoire et de l’imagination pendant le sommeil, mentionnons un phénomène qui, bien que plus rare, se manifeste pourtant assez fréquemment. C’est le cas où l’imagination ayant produit en rêve quelque combinaison d’idées ou d’images relativement nouvelle, dont l’esprit a été particulièrement frappé, cette combinaison vient à se reproduire plus tard dans d’autres rêves, comme s’il s’agissait du souvenir d’une chose véritable. On s’en souvient alors très bien d’un rêve à l’autre, tandis que l’impression distincte de ce genre de songes est précisément de celles qui s’effacent le plus rapidement au réveil.

Singulières alternatives de remémoration étincelante ou d’insurmontable oubli !

Chacun de ceux qui liront ces pages a certainement éprouvé encore ce que je vais essayer de lui rappeler :

On s’endort, ou du moins on s’assoupit, en roulant dans son esprit un certain ensemble d’idées qui se lient les unes aux autres, formant quelque raisonnement, quelque conjecture, ou quelque château en Espagne. Un petit bruit nous réveille. Il n’y a qu’une seconde que cet ensemble de rêveries était présent dans tous ses détails à notre pensée, et déjà nous n’en pouvons plus ressaisir le fil ; souvent nous avons oublié jusqu’à l’idée principale. Nous sentons qu’un nouvel assoupissement pourrait peut-être nous rejeter dans le même ordre d’idées, mais que tout effort pour le retrouver, à l’état de veille, demeurerait impuissant. Serait-ce que les souvenirs réellement acquis, c’est-à-dire acquis par suite de sensations (physiques ou morales) réellement perçues, occuperaient dès lors leur case spéciale, et garderaient une physionomie invariablement déterminée dans les archives de notre esprit ? que l’imagination aurait bien le pouvoir de les en tirer, durant le sommeil, de les mélanger et d’en former les combinaisons les plus capricieuses, mais qu’elle n’aurait point cependant la force de graver ces produits nouveaux sur les tables de la mémoire, et qu’enfin, pour emprunter encore à la photographie une comparaison expressive, les images dues à la vie réelle seraient les seules qui laisseraient sur ces tables une empreinte durable, tandis que les compositions purement imaginaires s’évanouiraient comme une simple réflexion disparaît du miroir de la chambre noire en l’absence des moyens qui la peuvent fixer.

Un artiste de ma connaissance comparait ce qui se passe alors dans la mémoire à ce qui s’opérerait devant nos yeux, si, tandis que nous contemplons quelque store orné de peintures, il venait tout à coup à s’enrouler. Pour moi, je me suis demandé s’il n’arriverait point qu’au moment où se brise la trame légère de ces combinaisons capricieuses, chacune des idées dont elle était formée irait, avec la rapidité du store qui s’enroule, reprendre sa place originairement et définitivement acquise dans les casiers de nos souvenirs. Il resterait néanmoins ce problème à résoudre : pourquoi, d’un songe à un autre, nous rappelons-nous parfois avec une lucidité parfaite toutes les particularités de l’une de ces situations imaginaires précédemment rêvées, dont le souvenir, au moment même du réveil, échappe à tous nos efforts de remémoration ?

Je rêve une nuit que je viens d’assister à une scène de jalousie et de violence à la suite de laquelle un meurtre est commis sous mes yeux. Je m’éveille sous l’influence de la vive émotion que j’en éprouve, et cependant tout cela semble si vite effacé de ma mémoire que je ne trouve rien à consigner dans le journal de mes rêves, si ce n’est le seul fait de la rapidité avec laquelle le souvenir s’en est évanoui. Plusieurs semaines s’écoulent. Je fais alors un second rêve, où je me crois appelé en justice pour témoigner de ce que j’ai vu. Je me rappelle à merveille, dans ce second rêve, et les moindres détails de la querelle, et la figure de la victime, et celle de son meurtrier.

Une autre fois, je crois voyager en wagon avec une famille composée d’un vieux monsieur, de sa femme et de ses deux filles, très remarquables par la grâce de leur tournure et par la piquante originalité de leurs traits. Je m’éveille sans même conserver de leurs visages cette impression vague qu’une rencontre agréable ou fâcheuse laisse toujours un moment dans l’esprit. La nuit suivante, je reprends en quelque sorte mon rêve ; je me crois en Suisse, dans la salle à manger d’un hôtel, où je serais descendu la veille, ainsi que mes compagnons de chemin de fer. C’est l’heure du déjeuner. Le vieux monsieur vient s’asseoir avec sa famille à une table vis-à-vis de la mienne ; je revois avec une netteté parfaite les deux jeunes filles ; et j’admire de nouveau tout à mon aise ces charmantes images, dont j’ignore, en résumé, si je dois le premier cliché-souvenir à ma mémoire ou bien à mon imagination.

Des faits analogues sont cités et affirmés par MM. Maury, Brière de Boismont et bien d’autres. Ces auteurs n’en donnent point l’explication, et je ne prétends pas non plus l’avoir trouvée. Mon ambition n’étant point d’élucider toutes choses, mais au moins d’indiquer, autant que possible, tous les côtés curieux du sujet que nous étudions, je me contente de signaler cet ordre d’observations à l’attention des psychologues. J’aurai du reste l’occasion d’y revenir, en parlant du caractère et de la valeur des travaux d’esprit que l’on exécute en rêvant.

Une autre observation qui me frappe, c’est la constante disposition qu’a notre esprit de procéder par voie de dialogue, dans les retours qu’il fait sur lui-même, dès qu’il raisonne ou réfléchit. À peine le rêve commence-t-il que déjà la conversation paraît engagée avec quelque personnage imaginaire. Or ces dialogues nous fournissent bien souvent la mesure de l’étonnante sûreté avec laquelle notre mémoire sait grouper ensemble tous les traits distinctifs des personnages qu’elle a jugé à propos d’évoquer. Les rêves incohérents enfantent certainement de très ridicules inconséquences, mais dans une infinité de rêves lucides, avec quelle justesse, avec quelle vérité minutieuse nous prêtons aux gens qui sont nos interlocuteurs en songe les opinions qu’ils soutiendraient, les paroles qu’ils diraient, et jusqu’aux accents qu’ils sauraient prendre dans leurs discours ! L’auteur dramatique qui s’applique à bien saisir certaines individualités afin de les introduire sur la scène obtient rarement, après beaucoup de travail, des portraits aussi finement et aussi sûrement dessinés.

A une époque où je fus chargé de rédiger une note d’une certaine importance, qui devait être lue à un conseil composé de trois personnes avant d’être définitivement adoptée, je rêvai, dans la nuit qui précéda le jour de cette lecture, que je venais précisément de la faire et que la discussion s’engageait à son sujet. L’une des trois personnes approuvait sans réserve ; la seconde demandait seulement quelques modifications légères, dont elle indiquait le caractère et la portée. La troisième avait voulu d’abord des changements plus considérables, mais paraissait se rendre peu à peu à l’opinion motivée des deux autres, lorsqu’une circonstance fortuite me réveilla. Or, la lecture véritable ayant eu lieu, les choses se passèrent exactement comme dans mon rêve. Aux expressions près, la discussion fut presque identique.

Je ne vis rien là de surnaturel ; mais je dus admirer pourtant la puissance d’induction dont mon imagination avait fait preuve, grâce au recueillement du sommeil.

Cette classe de rêves offre d’ailleurs une variante des plus remarquables. Sans nous faire les interprètes d’aucune individualité étrangère à la nôtre, il arrive aussi que nous trouvons en nous-mêmes, et par une sorte de dédoublement moral, tous les éléments d’une controverse très animée. Nous plaidons alors le pour et le contre des opinions qui nous occupent ; tantôt nous sommes les avocats de l’une des causes qui se débattent, tantôt, juges plus ou moins impartiaux, nous croyons assister simplement à la discussion des êtres imaginaires que nous faisons parler. Je ne sache guère d’analyse plus fertile en observations curieuses que celle de ces sortes de débats où notre conscience, nos instincts, toutes les voix intérieures de nos passions se font entendre par la bouche des personnages caractéristiques sous la forme desquels notre imagination a jugé à propos de les évoquer.

Toujours significatives, ces personnifications ont souvent leur poésie. Un de mes amis les plus intimes m’a rapporté que peu de jours avant de conclure un mariage, dont il s’est très bien trouvé d’ailleurs, mais à l’égard duquel il était encore très hésitant et très perplexe, par la crainte vague de l’inconnu, il eut un rêve dans lequel il écoutait alternativement les discours de deux femmes, qui lui donnaient des conseils appropries aux circonstances, et qui s’efforçaient chacune de le persuader. L’une, jeune blonde, élégante et très jolie, faisait une peinture très vive du bonheur exceptionnel qu’il était permis d’espérer une fois dans sa vie, si l’on savait prendre pour femme une jeune fille vers qui l’on se sentît irrésistiblement entraîné. Elle traçait, en opposition, un tableau désolant de tous les regrets qui pouvaient suivre une union dépourvue de véritable sympathie. Elle n’admettait pas qu’on se mariât sans une inclination bien prononcée, estimant que la moindre hésitation, en pareille matière, devait arrêter court tout homme heureusement inspiré. L’autre, grave, moins jeune, et vêtue de noir, réfutait avec un sourire plus triste que sévère ces arguments passionnés. Elle appelait rêveries ce que l’avocat blond nommait sagesse ; elle montrait le côté purement sérieux du mariage, le danger de certains enthousiasmes et de certaines réactions morales. Elle eût repoussé l’idée d’une union pour laquelle l’une des deux parties intéressées eût éprouvé la moindre répugnance, mais rien de semblable n’étant allégué, tandis qu’un grand nombre de conditions favorables étaient réunies, son avis était que cette dernière considération devait prévaloir.

L’ami qui m’a fait ce récit ne savait à laquelle des deux conseillères il devait s’en rapporter. Il était plus irrésolu que jamais après les avoir longuement écoutées, résultat fort naturel puisqu’il avait dialogué lui-même les sentiments qui se combattaient dans son propre cœur. À son réveil, il n’eut aucun souvenir d’avoir jamais connu ni l’une ni l’autre de ces deux dames, bien qu’en songe il ne se fût nullement étonné de les voir prendre autant de part à sa perplexité. Or, quiconque analysera bien ce rêve ne jugera-t-il pas que mon ami avait eu affaire à de très anciennes connaissances ; que la forme seule sous laquelle elles s’étaient offertes aux yeux de son esprit était nouvelle ; que c’étaient, en un mot, son imagination et sa raison ingénieusement personnifiées, dont il venait d’entendre les débats.

Voici deux autres rêves sous forme dialoguée, où ma mémoire fera preuve de la plus capricieuse inégalité.

« Je me crois dans une auberge d’Angleterre, causant en anglais avec mon hôte. Il me parle très vite et d’abondance. Je le comprends très bien, tout en ayant quelque peine à le suivre. Mais je cherche mes mots pour lui répondre, certaines expressions me manquent, mon oreille saisit une grande différence entre ma prononciation vicieuse, et celle du véritable Anglais que j’ai pour interlocuteur. »

« Je rencontre dans la rue un jeune homme qui me paraît être de ma connaissance, je l’aborde ; nous nous serrons la main, nous nous regardons attentivement. (Mon rêve est très lucide.) « Mais je ne vous connais pas du tout », me dit alors ce personnage, en continuant sa route. Et moi, très confus, je suis forcé de m’avouer qu’en effet je ne le connaissais nullement. »

Dans le premier de ces deux rêves, ma mémoire trouve, pour faire parler une langue étrangère à un être imaginaire, une facilité d’élocution que je ne possède pas moi-même, à l’état de veille, et qu’elle ne me prête point d’ailleurs, dans ce même rêve, pour mes propres discours.

Dans le second, elle tire tout à coup de ses casiers une image qu’elle reconnaît vaguement de prime abord, mais qu’elle ne parvient pas à identifier ensuite ; et l’imagination place dans la bouche de ce personnage problématique la réflexion qui m’est inspirée par la défaillance subite de ma mémoire elle-même.

Je lis encore dans mon journal une observation qui me paraît se lier assez naturellement aux précédentes :

« Je crois m’entretenir avec une personne que j’ai rencontrée jadis dans une ville d’eaux et je la prie de m’aider à retrouver le nom d’un château en ruines très pittoresque autour duquel nous avons été ensemble nous promener. Elle ne se souvient de rien. Je lui rappelle plusieurs particularités capables de raviver ses souvenirs. Elle persiste à ne savoir ce que je veux dire, ou bien me cite des noms étrangers à celui que je cherche ; et, moi, je m’impatiente et je m’irrite, ne comprenant pas comment, à l’aide d’indications aussi précises, elle ne parvient pas à me renseigner sur ce que je lui demande. »

N’est-ce point ici une sorte de querelle entre le moi et l’une de ses facultés, personnifiée en dehors de lui-même ? L’étude de la façon dont s’opère le travail de l’esprit, dans de pareils rêves, ne serait-elle point de nature à faciliter celle des facultés de l’entendement chez l’homme éveillé ?

Il suffit du reste qu’un acte de la mémoire, en rêve, semble dépasser la mesure habituelle des forces de cette faculté à l’état de veille, pour que l’imagination soit très disposée à expliquer le fait par quelque cause placée en dehors de nous.

C’est ainsi que m’étant remémoré tous les détails d’une discussion scientifique, dont j’avais été témoin quelques années auparavant, je me figurai qu’une relation écrite m’en était lue. Dans un autre songe non moins lucide, où toute une série de petits faits anecdotiques sur un sujet d’histoire m’était revenue très nettement et très méthodiquement à la mémoire, j’imaginai que j’en écoutais le récit de la bouche d’un professeur en chaire. Particularité bien remarquable, et qui montre à quel point nous sommes loin de soupçonner notre propre acquis, je croyais entendre pour la première fois tout ce que je me racontais ainsi à moi-même ; j’en trouvais l’inattendu plein de charme, et j’admirais l’amusante érudition de l’orateur.

Dans un autre rêve : « Je crois interroger une somnambule sur plusieurs questions qui m’intéressent très fort. Elle répond à tout avec une connaissance de mes plus secrètes pensées dont je demeure abasourdi. Elle me donne des conseils et des éclaircissements qui me frappent par leur justesse. J’étais étonné de n’avoir pas deviné moi-même les vérités qui m’étaient démontrées, et cependant la mise en lumière de ces vérités n’était que le résultat des rapprochements et des déductions opérés dans mon propre esprit. »

A l’égard de tous ces discours tenus par les personnages de nos songes, remarquons encore que le fait d’être l’expression de nos propres pensées n’empêche point qu’ils ne renferment souvent pour nous beaucoup d’imprévu réel. Les réponses du personnage imaginaire avec lequel nous croyons nous entretenir se formant en quelque sorte à notre insu, sans aucun effort de notre part, et par le seul effet de l’association des idées, il en peut résulter des raisonnements et des retours de mémoire qui nous étonnent parce que nous ne les aurions jamais faits étant éveillés.

Il arrive aussi très souvent qu’une phrase ou même un mot de ces conversations nous jette tout à coup dans un rêve tout différent, en évoquant instantanément un autre ordre d’idées, et cela par une si brusque transition, que nous ne songeons même plus à la question qui a motivé ce changement à vue.

L’illusion de nous croire étrangers au travail de notre propre mémoire accroît d’ailleurs sensiblement la puissance de cette faculté, toujours d’autant plus expansive qu’elle se développe Plus spontanément. Ce qui se passe en rêve est alors assez conforme à ce que nous pouvons observer à l’état de veille, où, pour retrouver quelque motif musical ou ressaisir quelques vers, quelques fragments littéraires qui nous échappent, nous ne savons rien de mieux que d’essayer de répéter ce peu que nous nous en rappelons tout machinalement. Nous invitons ainsi notre mémoire à se tirer d’affaire elle-même ; nous reconnaissons instinctivement que les efforts de notre attention ne serviraient qu’à la troubler ou à la dérouter.

Les exemples qui précèdent ont peut-être déjà résolu, dans le sens de l’affirmative, la question de savoir si la mémoire acquiert pendant le sommeil un degré de puissance qu’elle n’a jamais chez l’homme éveillé. Passons en revue maintenant quelques relations de songes où la puissance créatrice de l’imagination soit particulièrement mise en jeu.

« Je crus voir, en rêve, une jeune fille vêtue à l’antique, qui jouait sans se faire aucun mal avec plusieurs morceaux de fer rougis au feu. Chaque fois qu’elle y touchait, de longues flammèches demeuraient un instant suspendues à ses doigts, et quand elle frottait ensuite ses mains l’une contre l’autre, il en jaillissait une pluie d’étincelles qui s’éparpillaient avec bruit. »

Il est évident que je n’ai rien pu voir de semblable dans la vie réelle, du moins quant à l’ensemble de ce tableau ; cependant, chacune des images qui composaient cet ensemble a pu être isolément recueillie par ma mémoire. J’ai pu voir dans quelque tableau véritable une jeune fille vêtue de la même manière. J’ai certainement vu en réalité des flammèches, des étincelles, etc. Ce rêve composé ne présente donc rien de concluant quant à la puissance créatrice de l’imagination ; mais étudions cet autre : peu importe qu’il soit absurde et puéril dans la forme s’il est probant quant au fond.

« Un appareil en verre d’une forme bizarre est posé devant moi, sur une table très basse. Il paraît rempli d’eau, et je ne sais quel personnage m’apprend que ce liquide a le pouvoir de rendre transparents, sans pour cela leur ôter la vie, tous les animaux qu’on y plonge durant quelques instants. Je m’étonne et j’émets des doutes ; chose assez naturelle. Un chat miaulait, en ce moment, dans un coin de la chambre ; je le prends, je le jette dans l’appareil et j’examine le résultat. Or je vois l’animal perdre peu à peu son premier aspect pour devenir lumineux, translucide, diaphane, enfin, comme le cristal même. Il semble tout à fait à son aise au milieu du récipient ; il nage, il s’allonge, il attrape bientôt une souris transparente comme lui, que je n’avais point encore aperçue ; et, grâce à la transmutation singulière opérée chez ces deux êtres, je distingue les débris du malheureux rongeur qui descendent dans l’estomac de son féroce ennemi. »

Ai-je jamais pu voir en réalité rien de semblable ? À supposer même que l’idée de cette digestion apparente ait pu m’être suggérée par de vagues souvenirs du microscope à gaz, mon imagination a toujours pris à ce rêve une part bien caractérisée, puisque c’est un chat très distinct et non pas un animalcule infusoire que j’ai contemplé curieusement.

Une autre nuit, qui suivit un jour où j’avais regardé longtemps et très attentivement une collection de porcelaines de Chine, « je vis en rêve une foule de petites figurines lilliputiennes, construites et vêtues avec toute la bizarrerie de proportions, de formes et de couleurs qui caractérise la peinture céramique du Céleste Empire. Tout cela marchait, se mouvait, agissait, se montrait, en un mot, sous des aspects tout à fait différents de ceux que ma mémoire aurait pu retenir d’une façon stéréotype. »

Je passe une dizaine d’exemples analogues, et j’arrive à quelques dernières observations, de date plus récente, qui achevèrent de porter la conviction dans mon esprit : « Je me sentais bien endormi ; tous les petits objets qui meublent mon cabinet de travail s’offraient nettement aux yeux de ma pensée. Arrêtant alors mon attention sur un plateau de porcelaine d’une grande originalité de décors, qui me sert à poser mes crayons et mes plumes, et qui est parfaitement intact, je me pris tout à coup à faire le raisonnement que voici : jamais je n’ai pu voir cette porcelaine autrement qu’entière. Qu’arriverait-il donc si je la brisais dans mon rêve ? Comment mon imagination se représenterait-elle le plateau brisé ? J’exécute aussitôt l’acte imaginaire de le mettre en pièces. J’en saisis les morceaux, je les examine attentivement ; j’aperçois les cassures avec leurs arêtes vives, je distingue les figures décoratives divisées par des brisures dentelées et incomplètes en plusieurs endroits. Rarement j’avais rien rêvé d’aussi lucide. Bientôt je tombai et, pendant quelques instants, je demeurai dans une illusion qui montre assez bien, du reste, quelles intermittences de conscience et d’oubli de ma situation je subis alternativement en rêvant. Impatient de consigner ce que je venais d’observer, je croyais avoir déjà pris la plume, et je continuais mon rêve en me figurant que j’écrivais la relation de ce rêve lui-même. Bientôt je recouvrai le sentiment de ma situation véritable ; je fis un effort qui secoua le sommeil, et je me réveillai pour de bon. »

« Je me regardais dans un miroir magique où je me vis tour à tour sous les aspects les plus différents : coiffé et rasé de toute manière, rajeuni d’abord et singulièrement embelli, ensuite bouffi, jauni, malade, édenté, vieilli de vingt ans. Mon visage passait graduellement par ces modifications successives, et prit enfin une expression si effrayante que je m’éveillai en sursaut. »

« Je ne saurais définir dans quel monde fantastique, ou pour mieux dire dans quel chaos je me suis cru cette nuit. J’étais emporté rapidement par une force inconnue, à travers des espaces peuplés d’énormes choses auxquelles il m’eût été difficile de donner un nom, et qui couraient dans le vide ainsi que moi. Il semblait que ce fussent de petites planètes, ayant presque la forme d’animaux monstrueux. Je croyais à tout instant que j’allais me briser contre celles qui venaient à ma rencontre, et puis, au lieu de cela, je les pénétrais comme des ombres, sans subir le moindre choc, sans ressentir d’autre impression que celle d’une obscurité momentanée, pendant le temps que j’imaginais passer à l’intérieur de ces étranges bolides. Déjà, je ne m’effrayais plus de leur approche, lorsque j’en aperçus un qui consistait en une agglomération de corps humains, transpercés et enchevêtrés de telle sorte que la tête ou les bras de l’un paraissaient soudés au milieu du dos ou de la poitrine d’un autre, et qu’on ne distinguait pas, dans cette masse de chair, un seul corps tout entier. L’idée que j’allais être jeté là-dedans me fit horreur, et le sentiment de la réalité me revenant sous l’influence de l’émotion que j’éprouvais, je secouai ce vilain rêve si plein de bizarres impossibilités. »

Il faut donc accepter en principe, et cela sur la foi d’observations nombreuses, que l’imagination peut mettre en œuvre de telle sorte les matériaux fournis par la mémoire, qu’elle arrive à en former des images vraiment inédites dans leur ensemble, et telles que jamais rien de semblable n’ait frappé nos yeux en réalité. Mais, maintenant, où cette puissance créatrice s’arrêtera-t-elle ? L’imagination pourra-t-elle sous l’influence du sommeil atteindre un degré d’exaltation égal dans son genre à celui dont fait preuve notre mémoire ? Ces deux phénomènes psychologiques ne seraient-ils pas solidaires ? L’invention ne serait-elle pas à l’imagination et à la mémoire ce que le jugement est à l’attention et à la comparaison ? Je laisse le lecteur méditer lui-même sur ces questions que je ne me hasarderais pas à résoudre, et je le fais juge aussi des inductions à tirer du rêve ci-après. Il est de ceux que je rapporte d’ailleurs à titre de problème à résoudre plutôt que de preuve à l’appui de quelque proposition bien nettement définie.

« Je rêvais que je m’exerçais à copier de mémoire, afin de le bien apprendre par cœur, une sorte de discours à prononcer. J’avais lu mon brouillon d’un bout à l’autre, et j’essayais de le transcrire sans le regarder. De temps en temps j’hésitais ; ma plume demeurait suspendue, la mémoire me faisant défaut. Alors, j’avais recours au brouillon ; je vérifiais le passage indécis, et je ressaisissais immédiatement le fil de la composition, comme si j’avais eu, en réalité, un texte écrit sous les yeux. »

Une énigme psychologique assez étrange n’est-elle point posée par ce rêve-là ? Lorsque, dans la réalité, nous consultons un manuscrit pour nous rappeler les idées que l’écriture y a consignées, c’est la vue qui vient au secours de notre mémoire, grâce à la médiation effective des signes conventionnels réellement fixés sur le papier ; mais, en songe, où tout n’est qu’illusion et travail intellectuel de l’imagination et de la mémoire, de quelle façon pouvait procéder mon esprit pour que ma mémoire semblât secourue par ce seul fait de croire consulter un manuscrit, qui ne pouvait lui-même apparaître aux yeux de mon esprit que par un effort de l’imagination ou de la mémoire, sinon par l’active réunion de ces deux facultés ?

Bien des questions de ce genre resteront longtemps en suspens. Celles qui intéressent directement la mémoire auront parfois leur solution précise, lorsqu’un concours particulier de circonstances permettra de reconnaître qu’il y a eu simple travail de cette faculté, là où l’on aurait cru d’abord que ï’imagination avait tout fait. Mais, en réfléchissant à certains tours de force de la mémoire, on hésitera souvent à affirmer que telle scène ou tel tableau qui nous étonne soit bien une œuvre exclusive de notre pouvoir d’imaginer.

Que décider, par exemple, à l’égard de la dernière observation que voici : « Je feuilletais, en rêve, un grand album rempli d’aquarelles et de gouaches d’une exquise finesse, qui représentaient alternativement, mélange assez bizarre, tantôt un monument d’architecture, et tantôt un modèle de tapisserie. Les monuments me semblaient aussi remarquables par leur beauté que par la diversité de leurs styles. Les modèles de tapisserie m’enchantaient par le mariage des couleurs autant que par l’originalité des dessins. L’un de ces dessins surtout me plaisait tellement que j’allais demander au propriétaire de l’album la permission de le copier, lorsque à mon grand regret je m’éveillai. »

Durant quelques instants, bien qu’éveillé, j’eus encore ce charmant dessin si présent aux yeux de l’esprit qu’il me paraissait peint sur les rideaux de mon lit, et que j’espérai le retrouver sous mon pinceau. Mais, à peine levé, je reconnus une fois de plus avec quelle rapidité s’évanouissent les impressions de certains songes. Je ne sus même pas ébaucher un vague croquis. Quant à avoir jamais vu rien de semblable en réalité, je n’en ai pas le moindre souvenir.

Est-ce donc à l’imagination créatrice, portée par l’action du sommeil à un degré merveilleux de puissance, qu’il faut attribuer la composition instantanée de tous ces dessins ? Ou bien est-ce la mémoire qui, sous l’empire d’une concentration de forces non moins surprenante et, grâce à l’association des idées, a su tirer immédiatement de ses arcanes les plus secrets et réunir comme en un album toute une série de souvenirs récoltés par elle à son insu [3].

Quelle que soit celle de ces deux explications vers laquelle on incline, le fait en lui-même demeure d’autant plus digne d’attention qu’il n’est point du tout exceptionnel. Bon nombre de personnes m’ont dit qu’elles avaient eu des visions analogues ; c’est-à-dire qu’elles avaient cru voir, en songe, avec une netteté parfaite, des ouvrages d’art ou de fantaisie qu’elles ne se souvenaient nullement d’avoir jamais aperçus, et qu’elles se considéraient d’ailleurs comme absolument incapables d’imaginer à l’état de veille. Ce que j’ai dit de la mémoire, dans les pages qui précèdent, s’applique à la mémoire en général. Je terminerai par une observation relative à la mémoire particulière que l’on peut garder, dans un même songe, des divers épisodes dont il est formé. S’agit-il d’une série de scènes et de tableaux qui se suivent et qui s’enchaînent avec une certaine logique, on se rappelle très bien leurs moindres détails ; on peut y revenir par la pensée, les comparer et raisonner plus ou moins juste à leur égard. Mais y a-t-il transition brusque d’un sujet à un autre, par suite de quelqu’une de ces innombrables abstractions qui abondent dans nos rêves, l’esprit perd momentanément jusqu’à la moindre réminiscence de l’ordre d’idées qui a précédé. C’est au réveil seulement qu’on s’en souvient.

Affirmatif dans les faits que j’ai constatés, je suis beaucoup plus réservé dans les explications que j’en propose. Je crois pourtant que ce phénomène s’explique assez bien par l’exclusive attention que l’esprit apporte, en rêve, à l’ordre d’idées dont les images lui sont présentes. Le point de suture qui s’est spontanément opéré lui échappe et demeure comme une barrière qu’il ne cherche jamais à franchir. La réflexion serait donc paralysée par la vivacité même de l’attention.

L’étude des abstractions, des superpositions, des fusions d’idées ou d’images, en songe, pourrait évidemment trouver place dans ce chapitre consacré à la mémoire et à l’imagination. Divers motifs m’ayant déterminé toutefois à consacrer à ces opérations de l’esprit une section spéciale du chapitre où je cherche à analyser la marche et le tissu des rêves, on devra s’y reporter au besoin, comme à l’annexe complémentaire de celui-ci.

TROISIÈME PARTIE
V
Observations sur l’exaltation de la sensibilité morale et de la conceptivité intellectuelle en rêve, et sur les travaux de l’esprit que l’on exécute en rêvant.
De l’exaltation de la sensibilité en général. — Distinction entre les travaux scientifiques et les travaux littéraires exécutés en rêve, au point de vue de la valeur qu’ils peuvent avoir. — Vers composés en dormant. — Rêve d’un joueur d’échecs et enseignements qu’il comporte quant à la puissance Imaginative. — Comment un songe peut se réaliser sans que ce fait ait par lui-même rien de merveilleux. — Rêve d’un mathématicien illustre. — Influence de certains rêves sur le moral des hommes et sur les actions de leur vie réelle.
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La nature ne nous accorde évidemment, à l’état normal, qu’une puissance de tension relativement médiocre sur les cordes de la sensibilité morale ou physique. Sachant bien que nous serions disposés souvent à en abuser, s’il nous était permis de porter la puissance active ou perceptive à ses


  1. Alf. Maury, Le Sommeil et les Rêves, p. 102.
  2. Un phénomène inverse es également consigné dans mes notes. Je vois en songe une personne qui me semblait inconnue. Je me réveille, et je me rappelle aussitôt qui elle est.
  3. On n’oublie pas ce fait, hors de contestation, je crois, que l’imagination, en rêve, fait souvent passer d’une classe dans une autre les visions évoquées par la mémoire. Le cliché-souvenir d’une mosaïque peut devenir l’image d’un vitrail, celui d’un vitrail figurer une tapisserie, etc.