Les Rêves et les moyens de les diriger/III-V


TROISIÈME PARTIE
V
Observations sur l’exaltation de la sensibilité morale et de la conceptivité intellectuelle en rêve, et sur les travaux de l’esprit que l’on exécute en rêvant.
De l’exaltation de la sensibilité en général. — Distinction entre les travaux scientifiques et les travaux littéraires exécutés en rêve, au point de vue de la valeur qu’ils peuvent avoir. — Vers composés en dormant. — Rêve d’un joueur d’échecs et enseignements qu’il comporte quant à la puissance Imaginative. — Comment un songe peut se réaliser sans que ce fait ait par lui-même rien de merveilleux. — Rêve d’un mathématicien illustre. — Influence de certains rêves sur le moral des hommes et sur les actions de leur vie réelle.
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La nature ne nous accorde évidemment, à l’état normal, qu’une puissance de tension relativement médiocre sur les cordes de la sensibilité morale ou physique. Sachant bien que nous serions disposés souvent à en abuser, s’il nous était permis de porter la puissance active ou perceptive à ses limites extrêmes, elle a laissé une très grande latitude entre ce que nous pouvons commander habituellement à nos organes et ce qu’il leur serait réellement possible d’exécuter. Aussi voyons-nous se produire, sous l’influence de certains états exceptionnels, des phénomènes merveilleux en apparence, qui ne sont cependant que la révélation momentanée des ressources permanentes de notre organisme. La catalepsie, le somnambulisme, la fièvre cérébrale, les aliénations mentales, l’exaltation de l’enthousiasme, de la frayeur et du désespoir ont souvent fourni des exemples frappants de cette vérité. Mais est-il nécessaire de recourir à ces phénomènes plus ou moins morbides pour constater des manifestations analogues de la puissance active et perceptive ? Dans cet isolement du monde extérieur qui lui permet de condenser, pour ainsi dire en elle-même, toute la chaleur, toute la puissance, toute la vivacité de ses émotions et de ses pensées ; sous l’empire de cet état appelé sommeil, qui ferme les yeux du corps aux perceptions nouvelles pour ouvrir ceux de l’esprit sur les richesses enfouies de la mémoire ; alors que la nuit se fait au-dehors tandis que l’illumination se fait au-dedans, l’âme ne peut-elle atteindre à un degré de sensibilité très supérieur à celui dont elle est susceptible à l’état de veille ? Cette question est celle que nous allons d’abord examiner, plus attentivement que nous ne l’avons fait encore. Tous les auteurs nous ont dit oui ; chacun de nous se l’est souvent dit à lui-même au sortir de quelqu’un de ces songes poignants ou supersensuels qui avaient noyé son cœur dans la douleur ou le plaisir. Des gens habituellement très calmes et très pacifiques se rappelleront qu’ils ont senti s’allumer en eux, sous l’empire de certaines visions irritantes, toutes les foudres du courage aveugle et de la colère la plus exaltée. Des hommes peu impressionnables d’ordinaire avoueront qu’ils ont fait peut-être un de ces rêves chimériques à la suite duquel ils sont restés durant quelques instants et, bien que réveillés, sous l’impression d’une réelle terreur. Le sentiment du doux et du beau, l’horreur du vide, de l’obscur, de l’inconnu peuvent prendre, surtout dans ces moments si courts, des proportions vraiment extraordinaires. Le fait n’ayant pas besoin d’être discuté en principe, nous passerons immédiatement à l’examen de ses conséquences et nous rechercherons en particulier le caractère que cette exaltation de la sensibilité morale peut imprimer aux conceptions de l’esprit durant le sommeil.

Divers exemples de ces sortes de travaux sont devenus célèbres et presque historiques, à force d’être cités. J’en ai mentionné quelques-uns dans ce volume, y compris la fameuse sonate de Tartini, connue sous le nom de Sonate du diable. L’illustre savant J.-B. Biot me rapporta qu’il avait plusieurs fois travaillé utilement en rêvant ; Cardan disait qu’il avait enfanté en songe un de ses ouvrages ; Condillac atteste le même fait ; Voltaire crut un jour avoir rêvé le premier chant de la Henriade autrement qu’il ne l’avait composé ; mais il est à remarquer que si l’on rencontre des savants, des mathématiciens, des musiciens ou des artistes ayant su tirer parti des inspirations de leurs rêves, on voit au contraire les littérateurs et les poètes qui se sont figuré avoir composé en dormant des choses admirables avouer avec regret qu’ils n’ont pu s’en souvenir à leur réveil. La Sonate de Tartini nous est restée ; nul fragment de cette variante de la Henriade rêvée par Voltaire ne fut reconstruit.

Que l’on retienne le souvenir d’un calcul, d’une conception artistique, d’un motif musical, compositions relativement homogènes, plus aisément qu’on ne garde celui d’une pièce de vers, mosaïque d’idées et de mots qui demande à être saisie dans tous ses détails et non pas seulement dans son ensemble, il n’y a là qu’un premier fait s’expliquant d’ailleurs très naturellement ; mais si les écrivains et les poètes parvenaient, par un effort de mémoire, à reconstruire littéralement ces inspirations de leur sommeil dont ils étaient si enthousiasmés, je suis persuadé que leur déception serait complète, du moins dans le plus grand nombre des cas. C’est là un second point à l’égard duquel je me suis formé une opinion assez arrêtée, tant par mes observations personnelles que par celles d’un de mes amis, auteur aimé du public, qui s’étant appliqué à se remémorer ses rêves et en ayant acquis une grande habitude, me raconta, entre autres faits, celui qui suit :

Il avait rêvé qu’il se sentait en verve, que des vers charmants naissaient pour ainsi dire d’eux-mêmes sous sa plume, qu’il venait surtout d’improviser une petite pièce qui lui semblait un chef-d’œuvre. La joie l’éveille ; la crainte d’oublier stimule sa mémoire ; il récite tout haut en s’éveillant les deux dernières strophes (les seules qu’il ait pu se rappeler), il les répète, il les écrit les yeux à demi ouverts. Quelle est donc sa surprise de lire ensuite, à tête reposée, ce que voici :

Le cygne aux ailes d’or étalait sa richesse,
Et courait dans les fleurs au lieu de voltiger ;
Moi, je voulais cueillir la forme enchanteresse
De celle qui fuyait comme un sylphe léger.

L’air était parfumé de sable aux couleurs vives,
Et le sentier neigeux se perdait dans les lis.
Je glissais mollement comme une ombre qui passe,
Le cœur noyé d’amour et les yeux éblouis.

Cette incohérence dans les idées, ce singulier oubli de la rime, il ne s’en était pas même aperçu avant de s’éveiller. Des images séduisantes par leur éclat, par leur grâce, par leur étrangeté féerique captivaient trop vivement son attention pour qu’il pût la fixer ailleurs. Il croyait poursuivre une forme enchanteresse à travers un jardin magique. Il croyait lui-même avoir des ailes. Son cœur débordait de sensations délicieuses : l’ivresse morale était à son comble. Ses vers suivaient le désordre de ses pensées ; les mots qu’il employait le charmaient parce que n’ayant ni le temps, ni la liberté d’en peser la valeur intrinsèque, il confondait dans le même enthousiasme et ce qu’il avait voulu rendre, et ce qu’il avait réellement rendu.

Telle est du moins la façon dont je m’explique ce genre d’illusions très fréquent dans nos rêves que plus de vingt observations personnelles m’ont permis d’analyser.

S’agit-il de concevoir la composition d’un tableau, d’écouter pour ainsi dire intérieurement une inspiration musicale, de suivre en ligne droite une série de déductions mathématiques, de procéder par voie d’intuition, ou de progression simple ? Le travail exécuté en rêve sera quelquefois supérieur à celui-là même qu’on aurait accompli étant éveillé. Mais s’il s’agit d’ouvrages qui exigent tout à la fois le libre usage d’une saine critique, d’une inspiration contenue et d’un jugement réfléchi, j’estime qu’il en sera tout différemment.

L’exaltation de certains sentiments, qui est le propre de ces sortes de rêves, ne se produit point sans en atténuer considérablement certains autres, et sans rompre ainsi le juste équilibre d’appréciations qui constitue le goût.

Tous ceux qui écrivent ou qui ont écrit savent qu’il existe deux éléments bien distincts dans le travail littéraire : la conception du sujet, qui peut être rapide ou même instantanée ; l’expression qui, si facile qu’elle soit, exige toujours cependant un peu d’attention et du travail. Or, sous l’influence d’un rêve enthousiaste, la beauté du sujet qui nous occupe consiste le plus souvent dans l’extrême sensibilité avec laquelle nous en sommes pénétrés ; quant à l’expression, elle est rarement heureuse. De même, certaines plaisanteries, certains jeux de mots, qui nous paraissaient charmants en songe, se réduisent, la plupart du temps, à des platitudes si l’on s’en souvient au réveil.

Constater par soi-même la vérité de cette assertion ne sera pas difficile. En pénétrer les causes demeurera nécessairement plus problématique.

L’esprit si rapidement emporté, si fortement occupé par la vivacité des sensations ou des images dont il perçoit instantanément toutes les délicatesses, est-il trop complètement absorbé pour trouver l’expression, ainsi que nous venons de le supposer ; ou bien, les mots qu’il choisit se présenteraient-ils à son esprit avec tout un cortège mnémonique d’impressions particulières, que l’association des idées y aurait attachées dans ses souvenirs ?

A qui de nous n’est-il pas arrivé, en lisant quelques phrases ou quelques mots d’un livre qui ne nous émotionnait par lui-même en aucune façon, de sentir tout à coup réveillées par ces mots ou ces paroles insignifiantes des réminiscences agréables ou pénibles qui se retraçaient spontanément dans notre mémoire avec une extrême vivacité ? La même lecture n’eût rien produit sur toute autre personne que nous-même, et nous ne saurions plus nous expliquer l’émotion que nous avons éprouvée si nous venions à relire ensuite les mêmes passages sans être sous l’impression des mêmes souvenirs.

Faudra-t-il trouver là quelque contradiction avec ce que nous avons eu l’occasion de remarquer précédemment, à savoir, combien dans les vives discussions que nous croyons avoir en rêve les ripostes se suivent avec logique et les caractères de chacun sont finement gardés ? Je ne le pense pas, car ici le phénomène physiologique est essentiellement différent. Ce n’est plus sur un concert d’idées que l’esprit s’exerce. La surexcitation morale, croissant avec l’ardeur de la controverse, centralise toute la puissance Imaginative sur une idée simple et unique (ce qu’un contradicteur peut nous répondre et ce que nous pouvons lui répondre à notre tour). C’est la loupe promenant successivement son foyer lumineux d’un point à un autre, phénomène que nous avons exposé ailleurs et qui mérite assurément quelque attention.

Jusqu’où pourraient aller sur cette route ascendante et la vivacité de l’esprit et la lucidité de la mémoire ? Ce serait aussi difficile à déterminer, je crois, que la limite de l’effort musculaire chez les sujets en proie à certaines crises nerveuses. Mais comme attestation de ce redoublement d’énergie dont la mémoire et l’imagination sont capables dans certains songes, voyons encore deux témoignages intéressants. L’un m’est fourni par un joueur d’échecs, ce jeu qui est une science ; l’autre me fut communiqué par un mathématicien illustre, lue je ne saurais nommer dans un livre où je garde moi-même l’anonymat. Je dirai toutefois qu’il en avait fait part lui-même à plusieurs de ses collègues de l’Institut, à l’époque où fut mis au concours le prix décerné plus tard à M. Lemoine.

Voici d’abord ce que me raconta le joueur d’échecs :

Avant de se coucher et de s’endormir, il s’était inutilement efforcé de résoudre un problème difficile, un mat en six coups dans des conditions exceptionnelles. Il rêve que l’échiquier est toujours devant ses yeux ; il revoit chaque pièce à son poste ; il continue d’étudier : mais cette fois la solution cherchée lui apparaît avec une lucidité merveilleuse. La partie marche et s’achève ; il a vu successivement et très nettement la physionomie de l’échiquier après chaque mouvement ou chaque prise. Il se réveille fort étonné, ayant encore si bien présente à l’esprit la dernière combinaison qu’il ne résiste pas au désir d’en vérifier immédiatement la justesse. Il se lève donc, il dispose l’échiquier, remonte dans ses souvenirs et constate l’exactitude du résultat.

A quoi tient surtout la supériorité de certains joueurs, tels que La Bourdonnais, Murphy, etc. ? À l’aptitude que possède leur esprit d’embrasser un très grand nombre de combinaisons possibles, pour ainsi dire d’un seul coup d’œil de la pensée, comme un général qui non seulement reconnaîtrait de loin tous les accidents de terrain d’un champ de bataille et toutes les ressources de l’ennemi, mais saurait prévoir encore toutes les conséquences éventuelles de tous les changements de position exécutables de part et d’autre.

Éveillé, le joueur qui m’a raconté son rêve eût été incapable de se représenter mentalement, et par le seul effort de sa pensée, la série complète des combinaisons à parcourir depuis la situation donnée qui formait ce problème à résoudre, jusqu’à la disposition finale entraînant le mat inévitable. Il aurait dû, de toute nécessité, pour bien saisir ces combinaisons successives, faire manœuvrer en réalité sur son échiquier les pièces engagées, et se rendre ainsi compte, de visu, de tous les mouvements opérés.

Endormi, il exécutait aisément ce qui, pour tout autre que l’un de ces joueurs exceptionnels dont nous avons parlé, serait réputé un tour de force. Il y a donc eu chez lui accroissement considérable de la puissance imaginative et calculatrice pendant son sommeil.

La répétition automatique d’une sensation antérieurement perçue (de quelque manière qu’on la comprenne) pourrait bien reproduire aux yeux d’un songeur la disposition d’un échiquier telle qu’il l’aurait vue avant de s’endormir, mais non pas évidemment lui procurer des visions que n’aurait jamais eues sa rétine. Ici, les divers aspects de l’échiquier, formant la série des coups qui ont amené le mat, n’avaient jamais été perçus par le dormeur, puisque c’était là précisément l’inconnu qu’il cherchait avant de s’endormir.

Il y a donc eu représentation aux yeux de l’esprit de tableaux composés par la seule imagination, et non point fournis par la mémoire.

L’imagination peut donc créer, en songe, dans le sens d’enfanter des visions inédites, formées, il est vrai, de matériaux déjà contenus dans la mémoire, mais comme les combinaisons fortuites du kaléidoscope sont formées des divers cristaux que l’instrument renferme, ou comme un néologisme rationnel est composé de racines que l’on connaissait.

Ces conséquences naturelles de ce qu’on vient de lire nous conduiront nécessairement aux réflexions que voici :

Si la puissance imaginative de l’esprit, condensée pour ainsi dire à l’état de rêve, peut quelquefois poursuivre plus aisément qu’à l’état de veille toute une série de calculs et d’opérations, avec cette particularité notable et propre aux rêves de pouvoir se représenter les tableaux successifs qui en sont solidaires comme si on les voyait en réalité, sera-t-il surprenant qu’on puisse poursuivre aussi, dans ses déductions logiques (et peut-être même avec un instinct plus juste), tout un enchaînement de causes ou d’effets dont le point de départ sera quelque état de choses présent qui nous préoccupe, et le développement ses conséquences probables, telles que nous sommes conduits à les supposer ?

Faudra-t-il dès lors s’étonner beaucoup de certains songes en apparence prophétiques, de certaines prévisions d’événements futurs qui se réalisent ensuite comme on les avait rêvés ? Ou bien ne devra-t-on pas se dire que puisque en définitive penser à une chose en songe, c’est y rêver, le fait de rêver l’accomplissement d’un événement possible et surtout probable n’est pas plus merveilleux que celui d’en avoir la pensée quand on est éveillé ?

Qu’une voix nous crie en rêve ces prédictions, que ce soit un inconnu qui nous les révèle, ou toute autre illusion analogue, il est clair qu’il y aura identité de causes, identité de faits et de résultats.

Déjà ces questions ont été soulevées dans le chapitre consacré particulièrement à l’imagination et à la mémoire, et peut-être même en ai-je déjà parlé dans des termes analogues à ceux que je viens d’employer ; mais j’ai prévenu le lecteur que je ne craindrais pas de me répéter chaque fois qu’à l’occasion de quelque observation nouvelle l’affirmation d’une opinion précédemment émise semblerait s’offrir de nouveau. Arrivons à la seconde communication qui me fut faite : Après avoir noté quelques préoccupations de la veille, auxquelles il attribuait la tournure que ses idées avaient prise pendant son sommeil, et après avoir exposé qu’il avait commencé par se croire lancé dans l’espace sans rien distinguer qu’un énorme vide, et sans entendre d’autre bruit que celui d’une voix qui lui répétait de temps en temps qu’il allait connaître un grand secret, le savant, de qui je tiens la relation écrite qu’on va lire, poursuivait ainsi : « Je me crus transporté, en rêve, dans une sorte de temple sombre, immense, silencieux. Une irrésistible curiosité mêlée d’épouvanté m’attira vers un autel de forme antique, le seul point éclairé de cette solitude mystérieuse. Une émotion indicible m’avertissait que j’allais assister à quelque chose d’inouï. J’aperçus alors une sorte d’embryon, moitié noir et moitié blanc, s’agitant dans une enveloppe à demi transparente, qu’il cherchait à rompre et qui avait la forme d’un œuf. Je mis la main sur cette enveloppe en mouvement. Il en sortit un enfant. C’était une parabole, pensai-je. Et je me sentis inspiré, et mes lèvres se mirent à prononcer d’elles-mêmes (quelque esprit supérieur me paraissant prophétiser par ma propre bouche) toute une série d’axiomes et de sentences en vers qui me remplissaient d’étonnement et d’enthousiasme ; car j’avais la persuasion que je devrais y découvrir un sens très important, dont la dernière strophe me donnerait la clef. Toutefois, je sentais aussi que j’oubliais ces révélations à mesure qu’elles m’étaient faites, et j’en ressentais un vif chagrin. Oh ! si je pouvais me les rappeler ! me disais-je ; et comme je reconstruisais péniblement quelques vers, un être, dont je ne distinguais qu’imparfaitement la nature et la figure, mais qui pourtant me semblait humain, se mit à me répéter mot pour mot tout ce que je venais de dire moi-même, sans hésitation, sans lacune, de telle sorte que j’en reconnaissais les moindres mots. Malheureusement, quelques efforts que je pusse faire, tout rentrait pour ma mémoire dans une nuit profonde aussitôt qu’il avait parlé. Cela me causait un grand tourment. La supériorité de cet être inexpliqué m’inspirait une sorte d’écrasement moral. « Qui êtes-vous donc, lui demandai-je enfin, vous qui vous souvenez mieux que moi de ce que j’ai improvisé moi-même ; vous qui me laissez entendre que si je possédais comme vous la mémoire et l’arrière-mot de tout ceci, j’aurais déjà saisi ce secret surnaturel dont je n’ai qu’une vague intuition ? » Il me prit alors les deux mains et me regarda jusqu’au fond de ma pensée la plus intime avec des yeux de feu qui me pénétraient d’une véritable terreur. Tandis que son corps se perdait dans une ombre indécise, sa tête était lumineuse et de proportion colossale, et, chose étrange, me paraissait comme la reproduction de mon propre visage réfléchi par quelque miroir fantastique. « Qui donc es-tu, lui répétai-je, toi que je brûle de connaître, toi qui lis, je le sens, jusqu’au fond de mon âme ? » Un moment il garda le silence ; puis il me répondit : « toi-même ! » et sans bien m’expliquer la portée de sa réponse, j’eus tout d’abord la conviction qu’il disait vrai, qu’il était la partie désaveuglée de cette dualité que je ne pouvais comprendre ; mais dont le secret était précisément enfermé dans la parabole de l’enfant moitié blanc et moitié noir. « Si tu es moi-même, repartis-je, pourquoi donc me fais-tu peur, et pourquoi me regarder de cette façon railleuse ? » Il ne me répondit plus rien, malgré tout le désir que j’avais de l’entendre parler encore, et bien que je pensasse les mots âme divine, il ne les prononça pas comme il avait prononcé les mots toi-même ; il continuait seulement à me fasciner de son regard pénétrant, quand je m’aperçus que je rêvais en sentant que je commençais à me réveiller. « Durant cette courte période qui sépare le parfait sommeil du réveil complet, alors qu’on est partagé entre deux mondes, je fis de très grands efforts pour me rappeler les principaux tronçons de ce rêve qui m’avait si fort émotionné, et dans lequel j’étais persuadé que de grandes révélations psychologiques étaient en germe ; mais il me fut impossible d’en ressaisir, autrement que par éclairs fugitifs, quelques idées générales. Quant au fil qui reliait ces idées les unes aux autres, quant aux vers qui les exprimaient, je n’en retrouvais aucun souvenir. Ce qui me resta de plus précis, ce fut une comparaison suivie entre les végétaux renfermés tout entiers dans leur graine, et de grandes vérités tout entières aussi dans un principe qu’il fallait savoir développer ; et puis, de profondes réflexions sur cet autre moi-même, si supérieur à mon moi raisonnant, qui voulait bien me laisser entrevoir quelque chose, mais qui se moquait de mes stériles efforts pour arriver à comprendre tout à fait.

« À mon réveil, je demeurai malgré moi très vivement impressionné. Sans voir assurément dans ces visions autre chose que le travail d’une imagination désordonnée, je ne pouvais me défendre d’en remarquer l’étonnant caractère. Je pensais à cet enfant moitié blanc et moitié noir, qui semblait le double principe du bien et du mal, à cette enveloppe qu’il cherchait à rompre, à cette dualité de moi-même dans laquelle j’avais cru deviner un élément divin. Je ne suis pas beaucoup plus avancé après ce rêve, quant à l’explication du grand mystère qui réside en nous ; mais après un rêve pareil il est impossible de n’être pas plein du sentiment de l’existence de Dieu, la grande intelligence qui sait, et de ne pas tenir pour certain qu’un grand secret nous doit être révélé quelque jour. »

Si je reproduis in extenso cette note qui m’a été donnée, ce n’est pas uniquement à cause de l’exaltation morale qu’elle respire, c’est aussi et surtout en considération des traces profondes que le songe dont elle contient le récit avait laissées dans la mémoire d’un homme qui n’était cependant pas, en général, des plus faciles à émouvoir, et qui n’avait pas coutume non plus d’attacher beaucoup d’importance à des sujets purement imaginaires. Le soin qu’il avait pris d’écrire cette relation, la manière dont il en parlait, montraient assez que ces visions fantastiques avaient impressionné un esprit éminent autant et plus que certains événements graves de sa vie réelle. Et qui sait si plusieurs de ses travaux ne s’en seront pas ressentis ?

L’influence des actions habituelles des hommes sur la nature de leurs songes n’est contestée par personne ; celle de leurs songes sur leur moral et sur leurs actions est infiniment plus forte et plus fréquente, à mon avis, qu’on ne le croit généralement. Des gens graves m’ont avoué que l’attraction ou l’éloignement qu’ils avaient éprouvé instinctivement pour quelques personnes n’avait peut-être pas eu d’autre origine qu’un rêve agréable ou désagréable, auquel ces personnes s’étaient trouvées mêlées. Je connais quelqu’un qui devint tout à coup très épris d’une jeune fille qu’il voyait presque chaque jour depuis longtemps sans y faire la moindre attention, et cela uniquement parce qu’elle lui apparut dans un de ces songes passionnés et pleins d’enivrements où l’imagination déploie toutes ses ressources. Quelque vifs que soient chez l’homme éveillé les transports de l’amour, cette passion la plus vive entre toutes, quiconque lui fut soumis avouera, j’en suis persuadé, qu’il a ressenti parfois en rêve des élans d’enthousiasme, des ravissements de tendresse, des épanouissements d’indicibles jouissances, dont le degré correspondant ne se rencontrait pas dans la vie réelle. Aussi ne craindrai-je point de dire que si l’idéal est le maximum de la perception conceptive auquel il nous soit permis d’arriver dans le sentiment du plaisir et du beau, l’état de rêve doit être le plus favorable pour l’imaginer.

Même chez les gens qui ne se souviennent pas de leurs rêves, les associations d’idées qui s’opèrent dans le jour se ressentent bien souvent, j’en suis persuadé, des rêves de la nuit. On voit des enfants dont le caractère peureux et l’inaptitude au travail pourraient bien tenir à ce que leur mémoire a

Observations sur l’exaltation, en rêve, de la sensibilité physique, et sur les indications pathologiques qui peuvent quelquefois en résulter.
Perception subtile des choses du dehors et sentiment profond de ce qui se passe en nous : telle est la division que j’adopterai pour le classement des observations que j’ai recueillies. — Exemples de sensibilité externe et de sensibilité interne. —