Les Rêves et les moyens de les diriger/III-I


TROISIÈME PARTIE


Observations pratiques sur les rêves et sur les moyens de les diriger.
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La première partie de ce volume a initié le lecteur aux conditions dans lesquelles mon travail fut entrepris, en même temps qu’il lui a fait connaître tout d’abord mes idées générales sur le sujet que j’allais traiter.

Dans la seconde partie, consacrée principalement à faire l’historique des opinions professées sur le sommeil et les songes depuis l’antiquité jusqu’aux temps modernes, j’ai continué d’exposer les idées qui m’étaient propres, à mesure que l’occasion s’en présentait.

Avant d’aborder cette troisième partie, où je dois consigner surtout de nombreuses observations pratiques, tant à l’appui des assertions déjà formulées que pour la démonstration raisonnée de nouveaux faits et de nouveaux aperçus, je désire aller au-devant d’une critique qui n’aura point manqué de se produire, dont je suis prêt à reconnaître la justesse, mais en réponse à laquelle j’ai cependant quelques considérations à présenter. On aura jugé sans doute que j’avais manqué de méthode, en discutant prématurément plus d’une question à laquelle je serais forcé de revenir, en jetant ça et là des affirmations empiriques, sans les appuyer encore sur aucune preuve suffisante, ce qui laisse en suspens l’opinion et ne satisfait point l’esprit.

Je me suis adressé ces reproches à moi-même, et j’aurais voulu suivre une marche plus régulière. Mais, d’une part, l’étude préliminaire de tout ce qui s’est écrit sur les rêves me semblait, je l’ai dit, une introduction indispensable pour arriver, au moyen d’observations conscientes, à l’étude plus approfondie de leurs phénomènes ; et, d’un autre côté, si je négligeais de combattre ou de commenter certaines théories au moment même où je les exposais, je me préparais la tâche ingrate d’avoir à renouveler plus tard des analyses entières, sous peine de n’être pas compris. J’ai donc pensé que mieux vaudrait procéder ainsi que je l’ai fait, et que l’inconvénient de revenir parfois sur le même sujet serait moindre que celui de revenir exactement sur les mêmes textes.

La difficulté du classement ne laissera pas que de m’embarrasser aussi, en ce qui regarde l’ordre que je devrai suivre pour distribuer les divers éléments de cette troisième partie. L’axiome tout est dans tout s’appliquerait merveilleusement à une infinité d’observations qu’il faut cependant cantonner à quelques places déterminées. Tel rêve nous offre un exemple curieux des tours de force de la mémoire, en même temps qu’il peut servir à prouver que l’attention n’est point suspendue pendant le sommeil. Tel autre nous montre à la fois comment certaines idées s’enchaînent, comment certaines images se déforment, et comment nous pouvons évoquer, retenir, guider ou chasser certaines illusions tout en dormant. Bien souvent les problèmes à résoudre sont eux-mêmes d’une nature très complexe ; ils demanderaient précisément à être résolus pour être classés. À défaut de meilleure méthode, celle que j’adopterai sera donc celle-ci :

Rappelant d’abord quelques points capitaux sur lesquels nous venons de voir que la controverse s’était surtout exercée, je commencerai par grouper ensemble des observations tendant principalement à démontrer :

1° Qu’il n’est point de sommeil sans rêve ;

2° Que ni l’attention, ni la volonté ne demeurent nécessairement suspendues pendant le sommeil.

Et, ces premières divisions faites, je chercherai ce que l’expérience peut nous enseigner sur la marche et le tissu des rêves, comme sur les moyens de les évoquer ou de les conduire ; sans attacher d’ailleurs à la classification de ces notes plus d’importance qu’il ne convient dans un livre où l’auteur a moins en vue d’ériger un système, que de réunir des documents précis pour une science à venir.


I. Observations concernant les rêves du premier sommeil et tendant surtout a démontrer qu’il n’est point de sommeil sans rêve.

Extraits des plus anciens cahiers du journal de mes rêves. — Expériences faites sur un ami, pendant son sommeil. — Premiers rêves où je parviens à saisir la transition de la veille au sommeil. — De la profondeur du sommeil et de la vivacité des songes à différentes heures de la nuit. — Comment l’intensité du sommeil et la vivacité des songe dépendent alternativement des dispositions du corps et de celles de l’esprit. — Expérience très-concluante à l’appui de cette opinion que les images qui composent le rêve sont d’autant plus vives que le sommeil est plus profond. — De la période plus ou moins longue de nos rêves dont nous pouvons garder le souvenir au réveil. — Résumé des questions abordées dans ce paragraphe.

Nous avons vu que ceux qui admettent une phase du sommeil où la pensée serait pour ainsi dire anéantie, s’accordent tous à la placer dans cette première période durant laquelle les organes subissent au plus haut degré l’isolement du monde extérieur, symptôme apparent de ce qu’on nomme le profond sommeil.

Observons donc, avec plus de soin que nous ne l’avons fait encore, ce qui se passe en nous alors que le sommeil nous gagne. Étudions le caractère des songes qui se présentent les premiers à notre esprit. Peut-être arriverons-nous ainsi à résoudre, sinon par des preuves positives, du moins par des présomptions très fortes, cette question primordiale de savoir s’il est un sommeil vide de tout rêve, si l’homme peut perdre momentanément jusqu’au sentiment de son existence. Il est évident que si nous trouvons ce premier sommeil aussi peuplé de visions et d’idées que celui du matin, nous pourrons tenir pour bien ébranlé l’argument favori des matérialistes.

J’ouvre d’abord le premier cahier du journal de mes rêves et j’y lis ce qui suit [1] :

« 15 sept. — Mes rêves de cette nuit sont coupés en deux parties, car je dormais déjà depuis une heure ou deux quand on est venu me réveiller pour me faire lever, parce qu’il y avait dans la chambre à côté un grand feu de cheminée, et qu’on avait peur de le voir se communiquer aux boiseries. Au moment où l’on m’a réveillé, j’étais en train de rêver que je me promenais dans les bois de la G... avec mon oncle, et que nous admirions de grands oiseaux très singuliers, perchés sur un arbre dépouillé de ses feuilles. En voici le dessin. (Suit la représentation de l’un de ces oiseaux, tel que la mémoire m’en était restée.) Vers trois heures du matin, le feu étant complètement éteint, je me suis recouché et rendormi, et alors j’ai rêvé... » (Suit la narration des rêves de ce second sommeil.)

Quelques mois plus loin, dans ce même cahier qui remonte à l’époque de mon adolescence, je trouve la mention d’un autre réveil inopiné, durant la première phase du sommeil :

« J’ai été réveillé en sursaut, quelques minutes après m’être endormi, par la chute d’un devant de cheminée que le vent avait fait tomber. Or, je ne sais si c’est la vivacité du rêve que je faisais dans ce moment-là qui m’en gravait le souvenir plus fortement dans la mémoire, ou si le saisissement qui a accompagné mon réveil y a été pour quelque chose, mais enfin, en faisant retour sur moi-même, je me suis parfaitement rappelé tout ce que je venais de rêver et comment je l’avais rêvé, sans rien oublier, je crois, du commencement à la fin. J’imaginais être dans le parc de B..., causant avec le curé d’O..., qui me faisait voir une montre à répétition des plus extraordinaires, où les heures étaient frappées sur une enclume sonore par un petit forgeron d’or émaillé. Tout cela était très clair, et aussi net que si j’eusse été éveillé. Maintenant, en me rappelant très bien tout ce qui avait précédé, je puis le consigner ainsi : J’avais eu d’abord devant les yeux des images indistinctes et disparates, accompagnant des idées également confuses. C’était comme une vague représentation des gens et des choses auxquels je pensais. Les figures m’apparaissaient tantôt plus nettes, tantôt plus sombres et plus embrouillées, suivant que je m’assoupissais davantage où que je reprenais par instant le sentiment de mon état de somnolence. Il y avait des moments où j’entrevoyais des branches d’arbres, avec leurs feuilles bien découpées et bien éclairées par le soleil. Dans un de ces moments-là, je pensai à la fourmilière que nous nous proposions de détruire, et qui se trouve au bout de la grande allée du parc ; je crus la voir confusément d’abord, puis très nettement, jusqu’à distinguer les fourmis, etc.

« Dès cet instant, je n’eus plus aucun retour vers le sentiment de mon existence réelle. Je crus bien à tout ce qu’il me semblait voir. J’étais donc bien endormi. Mon beau-frère était près de moi, dans mon rêve, disposant un grand sac pour y faire mettre la fourmilière. J’entendis une voix qui m’appelait du milieu de l’allée. Je me retournai et je vis un de nos voisins, M. de C..., en compagnie du curé d’O..., qui lui faisait voir sa montre. J’oubliai mon beau-frère et les fourmis qui disparurent pour ainsi dire de mon rêve, et je regardais la montre du curé dont j’ai parlé plus haut, quand le bruit qu’on faisait autour de moi me réveilla presque en sursaut. Pourquoi ai-je rêvé à cette montre bizarre ? Je n’en sais rien, mais ce dont je suis bien sûr, c’est de m’être rappelé, en me réveillant, tout ce qui m’est passé par l’esprit d’une manière ininterrompue durant mon premier assoupissement et mon sommeil si court. »

Des observations analogues, à la suite de réveils fortuits, se reproduisent encore sept fois dans mes cahiers de date plus récente. Enfin, je me fais réveiller cent soixante fois pendant mon premier sommeil, à différentes époques de ma vie, notamment durant trente-quatre nuits consécutives, et toujours, comme M. le docteur Cerise [2], je constate que quelque pensée imagée occupait mon esprit.

Voilà pour mes observations personnelles. Voyons maintenant ce que j’ai pu expérimenter en dehors de moi :

Un intime ami, avec lequel j’ai fait un assez long voyage et qui s’intéressait à mes recherches, soutenait en homme convaincu que jamais il n’avait de rêve dans son premier sommeil. Plusieurs fois, je l’avais éveillé peu de temps après qu’il s’était endormi et toujours il m’avait assuré de très bonne foi qu’il ne pouvait se souvenir d’aucun songe. Un soir qu’il dormait depuis une demi-heure environ, je m’approche de son lit, je prononce à mi-voix quelques commandements militaires : « Portez arme ! apprêtez arme ! etc. », et je l’éveille doucement.

« Eh ! bien, lui dis-je, cette fois encore n’as-tu rien rêvé ?

— Rien, absolument rien, que je sache.

— Cherche bien dans ta tête.

J’y cherche bien, et je n’y trouve qu’une période d’anéantissement très complet.

— Es-tu bien sûr, demandai-je alors, que tu n’as vu ni soldat... »

A ce mot de soldat, il m’interrompt comme frappé d’une réminiscence subite. « C’est vrai ! c’est vrai ! me dit-il, oui, je m’en souviens maintenant ; j’ai rêvé que j’assistais à une revue. Mais comment as-tu deviné cela ? »

Je demandai la permission de garder mon secret jusqu’à ce que j’eusse renouvelé l’expérience. Cette fois, je murmurai près de lui des termes de manège et une conversation presque identique s’établit entre nous deux dès qu’il fut réveillé. Il n’avait d’abord présente à l’esprit la notion d’aucun rêve, puis il se rappelait, sur mes indications, celui que mes paroles avait provoqué ; et, mis dans cette voie de réminiscences, il retrouvait en outre le souvenir de plusieurs visions antérieures, dont mon intervention avait troublé le cours.

Peu de temps après cette seconde expérience, j’en fis encore une troisième qui n’eut pas moins de succès. Au lieu d’employer la parole comme moyen d’influencer le rêve de mon compagnon de route, je m’étais servi de petits grelots légèrement agités, dont le bruit avait suscité l’idée que nous poursuivions notre voyage dans une malle-poste qui parcourait les grands chemins [3].

Ces faits et une infinité d’autres analogues ne m’ont guère laissé de doutes sur l’opinion que le premier sommeil des autres hommes ne devait aucunement différer du mien. Poursuivons en exposant ce que l’étude de mon propre sommeil a pu me permettre de constater, touchant la transition même entre les pensées de l’homme qui ne dort pas encore, et celles de l’homme qui dort tout à fait.

Un préjugé très généralement répandu veut qu’il suffise en s’endormant de rouler dans sa tête quelque pensée pour qu’il en résulte une influence directe sur les songes de la nuit. Le plus souvent, la constatation d’un pareil fait sera tout simplement la preuve qu’on aura conservé le souvenir d’un rêve du premier sommeil, car l’un des caractères du songe est l’extrême mobilité des idées, et l’enchaînement spontané de celles qui occupent l’esprit au moment où l’on s’endort nous mène très rapidement bien loin du point de départ.

J’extrais de mon journal quelques fragments écrits à diverses époques, sous la première impression des faits observés : « Je viens de m’arracher au premier sommeil dans un moment d’éclair où, me rappelant les observations que je veux faire, j’ai cru utile de consigner ce que je viens de ressentir. D’abord c’était comme une sorte d’engourdissement, durant lequel je pensais de la manière la plus confuse aux personnes qui ont dîné aujourd’hui avec nous, et à la jolie figure de Mme de S... Son visage ne m’apparaissait pas nettement d’abord ; ensuite je l’ai mieux vu, et puis, sans que j’imagine comment cela s’est fait, ce n’était plus elle que je voyais, mais sa cousine, Mme L..., laquelle était assise devant un métier à tapisserie. L’ouvrage auquel elle travaillait représentait une guirlande de fleurs et de fruits admirablement nuancés, que je distinguais parfaitement bien, ainsi que tous les détails de la chambre et du costume de Mme de S..., quand l’idée que je rêvais et que je venais de m’endormir à l’instant me venant tout à coup à l’esprit, j’ai secoué le sommeil par un effort de volonté, et prenant mon crayon, j’ai aussitôt noté ceci comme pouvant me servir à constater de quelle manière un songe commence. Il me semble bien n’avoir pas eu de lacune positive entre les idées que j’ai roulées dans ma tête en m’assoupissant, et ces dernières images si nettes, si complètes que c’était positivement un rêve véritable. La transition de Mme de S... à sa cousine est seulement ce que je ne m’explique pas très bien [4]. »

Quelques mois plus tard :

« Aujourd’hui, j’ai eu la vive satisfaction de saisir bien positivement mon rêve dans son entier, depuis la dernière pensée que j’avais eue étant encore éveillé, jusqu’à l’idée qui m’occupait au moment de mon réveil, et cela sans rien perdre des différentes choses que j’ai cru voir, entendre ou faire successivement. Voici ce qui s’est passé : Étant encore éveillé, mais tout près de m’endormir, j’ai pensé vaguement à la visite que nous devions faire le lendemain matin au château d’Ors... et la grande allée des marronniers par où l’on y arrive s’est présentée à mon souvenir. D’abord, je l’ai vue comme dans un brouillard. Et puis, j’ai distingué nettement des arbres avec leurs feuilles bien vertes et bien découpées. Seulement, ce n’était plus l’allée des marronniers d’Ors... mais, je crois, une allée des Tuileries ou du Luxembourg. Beaucoup de gens s’y promenaient. J’y reconnus M. R... avec Alexis de B... et je me mis à causer avec eux. Pendant ce temps, des jardiniers ou bûcherons travaillaient à déraciner un gros arbre mort. Ils nous crièrent de nous éloigner, parce que l’arbre pourrait tomber de notre côté. Aussitôt, et avant même que nous ayons fait un pas pour nous ranger, je vis l’arbre écraser mes compagnons, et l’émotion que j’en ressentis m’éveilla.

« Je me crois bien sûr d’avoir compris, cette fois, comment on s’endort et comment le rêve commence. »

Je continue d’emprunter des exemples à mes cahiers de notes :

« Je ferme les yeux pour m’endormir en pensant à quelques objets que j’ai remarqués, le soir même, dans une boutique de la rue de Rivoli ; les arcades de cette rue me reviennent en mémoire, et j’entrevois comme des arcades lumineuses qui se répètent et se dessinent au loin. Bientôt c’est un serpent couvert d’écailles phosphorescentes qui se déroule aux yeux de mon esprit. Une infinité d’images indécises lui servent de cadre. Je suis encore dans la période des choses confuses. Les tableaux s’effacent et se modifient très rapidement. Ce long serpent de feu a pris l’aspect d’une longue route poussiéreuse, brûlée par un soleil d’été. Je crois aussitôt y cheminer moi-même, et des souvenirs d’Espagne sont ravivés. Je cause avec un muletier portant la mante sur l’épaule ; j’entends les clochettes de ses mules ; j’écoute un récit qu’il me fait. Le paysage est en rapport avec le sujet principal : dès ce moment la transition de la veille au sommeil est complètement opérée. Je suis en plein dans l’illusion d’un rêve lucide. J’offrais au muletier un couteau, qui semblait lui plaire, en échange d’une fort belle médaille antique qu’il me montrait, quand je fus tiré tout à coup de mon sommeil par une cause extérieure. Il y avait dix minutes environ que je dormais, selon que la personne qui m’éveilla le put apprécier. »

Autre rêve : « J’étais très fatigué, ayant passé en voiture la nuit précédente. Prévoyant que je m’endormirais vite, j’ai prié un ami, qui s’est assis près de mon lit, de me réveiller cinq ou six minutes après qu’il m’aurait vu bien endormi. Les choses se sont passées comme je le désirais. On m’a réveillé au moment où je songeais que j’empêchais un chien de dévorer un oiseau blessé, rêve complètement formé dont je gardais l’impression très nette à mon réveil. Je remonte aussitôt dans mes souvenirs, et j’en retrouve la chaîne ainsi qu’il suit : Parmi les premières silhouettes qui me sont apparues, je me rappelle d’abord une sorte de faisceau de flèches qui s’est dressé, et puis a semblé s’entrouvrir et former un de ces longs paniers où l’on fait chauffer le linge dans les cabinets de bains. Des serviettes blanches se montraient à travers l’osier. Bientôt les brins d’osier ont paru s’amincir, se contourner, s’enrouler, se transformer enfin en un buisson verdoyant du milieu duquel s’élançait un arbre touffu. Un chien blanc (métamorphose évidente des serviettes) s’agitait de l’autre côté du buisson, s’efforçant de passer à travers, tandis qu’un oiseau blessé se traînait à mes pieds dans le gazon. Le chien étant parvenu à traverser les broussailles, je l’éloignais à coups de canne, quand on me réveilla. Depuis quelques instants déjà, l’état de rêve était franchement déterminé. »

Dans ces quatre exemples, le passage de l’état de veille à l’état de rêve s’opère au moyen de réminiscences sensorielles dues au sens de la vue, lesquelles prennent peu à peu l’apparence de réalités vivantes et colorées. D’autres fois, c’est par la mémoire des sons que la transition s’opère. On songe à quelque opinion discutable. On se fait une objection à soi-même : on suppose cette objection dans la bouche d’un être imaginaire ou de quelque personne de connaissance. Cette personne apparaît, et voilà la conversation établie avec un interlocuteur qui forme ainsi la première image clairement évoquée, le premier élément du rêve véritable. J’ai noté seize observations de ce genre. J’en détache une qui me semble claire et concluante :

« Voici comment je me suis endormi hier soir ; je m’en souviens très nettement ce matin. Tandis que j’étais dans cette période d’assoupissement qui n’est pas encore le sommeil et qui n’est déjà plus la veille, l’idée de la pluralité des mondes m’est revenue à l’esprit ; l’ouvrage de Fontenelle sur cette matière ayant été lu par moi dans le jour, je me rappelai quelques objections que je m’étais faites à moi-même ; je les attribuai, je ne sais pourquoi, à un personnage en robe noire et en perruque, et je discutai longuement avec lui. J’estime que mon rêve proprement dit commença par cette discussion imaginaire, car je me souviens parfaitement que je n’étais pas encore endormi et que je n’avais encore aucune vision, quand j’en agitai dans ma tête les premiers éléments. Peut-être le personnage en perruque me fut-il inspiré par un portrait de Fontenelle, placé en tête du livre que j’avais lu. Toujours est-il que ce personnage, avec lequel je discutais, tira de sa poche un instrument de forme singulière, etc., etc. » Suit le récit du rêve, qui dès lors est parfaitement caractérisé.

Ainsi le passage de la veille au sommeil, de la pensée de l’homme éveillé au rêve de l’homme endormi, peut s’opérer graduellement sans qu’il y ait interruption dans la chaîne des idées, sans qu’il se produise, en un mot, entre ces deux états une sorte d’interrègne intellectuel. Les yeux du corps ne se ferment au monde réel que pour laisser les yeux de l’esprit s’ouvrir au monde de la fantaisie et des souvenirs.

J’ai déjà fait la remarque que, dans ces moments d’insomnie où l’on attend depuis longtemps le sommeil, l’un des indices les plus certains qu’il approche, c’est l’apparition, si fugitive qu’elle soit encore, de quelque image bien nette et bien colorée, au milieu des silhouettes confuses qui accompagnent les idées de l’homme à demi assoupi. J’ajouterai que plus de vingt expériences m’ont prouvé que l’intensité dans la vivacité des images est toujours en rapport avec la profondeur du sommeil, en ce sens que plus le sommeil est profond, plus les images sont vives, et vice versa.

Les observations qui m’ont inspiré une conviction si opposée à celle de tant d’écrivains ne sont pas toutes de même nature ; toutes n’intéressent pas uniquement les songes du premier sommeil ; mais profitant de la liberté que je me suis réservée d’empiéter parfois quelque peu d’un classement sur un autre, quand une certaine association d’idées m’y portera, je ne crois pas l’endroit mal choisi pour aborder ici ce sujet.

En premier lieu, m’étant fait réveiller souvent à des heures différentes de la nuit, et jugeant du plus ou moins de profondeur de mon sommeil par le plus ou moins de difficulté que j’éprouvais à m’y arracher, j’ai constamment observé que plus mon rêve était vif et plus cette difficulté était grande. Quand, par un simple effort de volonté, j’ai su me réveiller moi-même (ayant conservé en rêve le sentiment de ma véritable situation), j’ai toujours remarqué qu’il fallait un effort plus grand pour secouer un rêve bien lucide que pour chasser des visions incohérentes, des tableaux pâles et indécis.

Ceux qui veulent expliquer tous les phénomènes des rêves par des considérations tirées de l’ordre physique vous diront que l’intensité relative du sommeil dépend uniquement de la disposition des organes. Je dirai, moi, que dans les songes comme dans la vie de relation, une réaction continuelle se produit réciproquement du physique sur le moral, ainsi que du moral sur le physique. Si l’engourdissement du corps, sous l’influence de causes purement physiques, amène cet isolement de l’esprit qui constitue le rêve, l’esprit réagit à son tour sur la matière en augmentant ou diminuant l’engourdissement du corps.

Au moment de vous endormir, concentrez fortement votre pensée sur un souvenir ; fixez la silhouette de l’une de ces hallucinations du premier sommeil qu’on a nommées hypnagogiques, si vous êtes du nombre des personnes à qui ces visions ne font point défaut. De cette concentration, de cet isolement de votre esprit résultera aussitôt une progressive augmentation dans la netteté des images naissantes, qui constituent déjà votre rêve.

Recommandez, au contraire, que l’on vous réveille peu à peu, alors que vous êtes bien endormi, et que l’on dissipe ainsi graduellement votre sommeil. Recueillez aussitôt vos souvenirs, et vous reconnaîtrez que vos visions perdaient sensiblement de leur netteté durant les derniers moments de ce sommeil troublé.

Je ne me chargerai pas de vous enseigner quel rôle jouent les fibres cérébrales dans ces réactions successives. Je répéterai seulement que de même que l’engourdissement du corps porte l’esprit à s’isoler, de même l’isolement de l’esprit amène l’engourdissement du corps, et sans craindre d’empiéter ici sur le chapitre suivant, où il sera spécialement traité de l’attention en rêve, je citerai à l’appui de cette opinion une expérience des plus probantes, que chacun pourra répéter dès qu’une certaine pratique lui aura donné l’habitude de s’observer parfois en rêvant [5]. Vous rêvez, je suppose, que vous êtes dans un jardin ; vous avez conscience de votre rêve, et vous admirez avec quelle netteté comme avec quelle vivacité de couleurs le miroir magique de votre mémoire reproduit tous ces arbres, ces fleurs, ces plantes qui semblent vous entourer. Si rien n’altère la pureté de ces illusions, le rêve se poursuit, se modifie au gré de l’association des idées, et le bois disparaît pour faire place à quelque autre tableau non moins net ; mais si vous voyez pâlir et s’embrouiller aux yeux de votre esprit les images de ces arbres, de ces plantes, de ces fleurs, tout à l’heure si distinctes, vous pouvez tenir pour certain que votre sommeil se dissipe. Laissez l’effet se produire, et quelques instants plus tard vous serez complètement réveillé.

Préférez-vous diriger l’expérience dans la voie opposée ? Affectez de garder (en rêve) une immobilité complète [6], et concentrez fortement votre attention sur l’un des menus objets dont l’image n’a point disparu, une feuille d’arbre par exemple. Cette image retrouvera peu à peu toute la netteté qu’elle avait perdue, vous verrez renaître graduellement la vivacité des contours et de la couleur, comme il en serait d’une image dans la chambre noire, à mesure que vous l’amèneriez au point. Quand vous en serez revenu à distinguer clairement les petits détails, vous pourrez mettre fin à cette contemplation momentanée, et promener de nouveau les yeux de votre esprit sur les illusions qui vous entourent. Le rêve aura repris son cours ; le réveil immédiat sera conjuré. Vous aurez arrêté le désengourdissement des organes qui avait commencé à s’opérer sous l’influence de quelque cause externe ou interne, et le sommeil aura reconquis toute son intensité.

Les images qui composent le rêve sont donc d’autant plus vives que le sommeil est plus profond. La transition de la veille au sommeil est donc caractérisée par une intensité progressive dans la netteté des images, comme le retour de la veille au sommeil (en cas de réveil gradué) par la diminution progressive de cette même lucidité. Ce qui nous explique tout naturellement un fait que presque tous les auteurs se bornent à mentionner sans le commenter, à savoir que les songes les plus clairs sont aussi les plus suivis. Ils sont les plus suivis parce qu’ayant lieu durant le sommeil le plus profond, ils sont bien moins assujettis que les rêves d’un sommeil léger à ces mille petites causes de modifications qui résultent des impressions produites sur nos sens par le monde réel, quand toute communication n’est pas interceptée entre lui et notre esprit.

Faites-vous réveiller deux heures après vous être endormi ; rappelez-vous les rêves qui occupaient alors votre pensée ; comparez-les à ceux dont vous conservez le souvenir le matin en vous éveillant, et vous serez frappé de la vérité de ces observations pratiques.

« Les physiologistes, dit M. Lemoine à propos du somnambulisme, ont remarqué que tandis que les rêves ordinaires naissent plus particulièrement dans le dernier sommeil, les accès somnambuliques, au contraire, se présentent presque aussitôt après l’assoupissement. » (Page 280).

Cette remarque des physiologistes me paraît d’une naïveté tout à fait charmante. Ils oublient seulement de nous dire pourquoi nous aurions plus de confiance dans leurs remarques qu’ils n’en ont eux-mêmes dans la déclaration de ce somnambule, qui, lui aussi, ne se souvient que de ses rêves du matin. N’est-il pas bien plus présumable que l’accès du somnambulisme a lieu précisément dans le temps où les rêves se produisent avec le plus d’énergie ? D’où cette double conséquence que les rêves les plus vifs auraient lieu dans le premier sommeil qui est le plus profond, et que plus le sommeil serait profond, plus il serait difficile d’en garder le souvenir.

En résumé :

A quelque moment de mon sommeil que je me sois éveillé ou fait réveiller, j’ai toujours eu le sentiment d’un rêve interrompu.


Un très grand nombre de fois, j’ai retrouvé toute la filière qu’avait suivie l’association de mes idées durant une période de cinq à dix minutes, écoulée entre le moment où j’avais commencé à m’assoupir et celui où j’avais été tiré d’un rêve déjà formé, c’est-à-dire depuis l’état de veille absolue jusqu’à celui de sommeil complet. Et plusieurs amis, sollicités par moi de faire les mêmes expériences, m’ont affirmé avoir obtenu les mêmes résultats.

Réveillé après plus d’un quart d’heure de sommeil, je n’ai jamais pu remonter sûrement le cours de mes visions jusqu’à cette période hypnagogique qui avait dû servir de point de départ. J’ajouterai qu’ayant eu l’occasion de réveiller souvent une personne qui rêvait tout haut, de telle sorte qu’elle-même me fournissait ainsi tout en dormant un point de repère dans ses rêves, j’ai constamment observé, en l’interrogeant aussitôt sur ce qu’elle venait de rêver, que ses souvenirs ne remontaient presque jamais au-delà d’un laps de cinq à six minutes.

Ce temps si court suffit cependant pour laisser dans notre esprit des impressions qui semblent correspondre à l’écoulement d’une journée entière, car, ainsi que nous l’avons dit ailleurs, on juge du temps accompli par le nombre et la nature des événements qui ont paru se succéder. J’ai lu quelque part l’histoire d’un mangeur de haschisch, qui dans une nuit de surexcitation mentale crut avoir vécu cent années, et si je mets en doute qu’il ait pu garder à son réveil tous les souvenirs de cette longue carrière, j’admets parfaitement qu’il ait pu voir dénier en douze heures plus d’événements que n’en saurait contenir une vie de cent ans. Je crois même que, sous l’empire d’un sommeil normal et régulier, chacun de nous trouverait dans ses rêves d’une nuit de quoi remplir une année de son existence, s’il parvenait à se rappeler le matin tout ce qu’il vient de rêver ; mais comment cela serait-il possible s’il n’est pas un de nous qui pourrait seulement, après une demi-heure de rêverie, se rappeler la multitude des pensées qui ont traversé son esprit ? Et combien ne serait-il pas plus difficile encore de ressaisir des associations d’idées d’autant plus fugaces qu’elles se sont opérées plus fantasquement ?

Ne pouvant citer dans ce volume qu’un nombre très limité des observations que j’ai faites ou recueillies, je dois prévoir qu’on ne les jugera peut-être pas toujours suffisamment convaincantes ; mais j’engagerai tous ceux que ce sujet intéresse à ne point reculer devant l’expérimentation personnelle, et je suis persuadé qu’ils seront très promptement d’accord avec moi pour établir les points suivants :

1° La théorie d’un sommeil sans rêve n’est qu’une théorie basée sur l’inexpérience. L’extrême difficulté que l’on éprouve à se rappeler une longue série de rêves a dû causer l’erreur de ceux qui, ne se souvenant que de leurs derniers rêves, ont cru pouvoir affirmer que le premier sommeil en était exempt.

2° Le passage de la veille au songe s’opère graduellement, sans qu’il y ait suspension de la pensée.

3° Le plus profond sommeil est précisément celui pendant lequel on a les songes les plus clairs et les plus suivis.

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  1. Tout ce qui sera entre guillemets, est tiré textuellement de ce journal. Je ne change rien au style des notes qui sont extraites de mes cahiers d’écolier, afin de conserver leur valeur relative. On voudra bien en tenir compte.
  2. « Ce que je puis dire c’est que je ne suis jamais surpris par le sommeil, même pour une seconde, sans être lancé dans le monde des chimères. »
    Introd, à l’ouvrage de M. Macario, du Sommeil, des Rêves et du Somnambulisme, par M. le docteur Cerise, p. XVII.
  3. Notons en passant, comme un fait physiologique d’un autre ordre, que depuis cette triple expérience mon compagnon de voyage, qui jamais auparavant ne se souvenait de ses songes, s’en rappela plusieurs spontanément.
  4. Je donne ces extraits tels qu’ils ont été rédigés à l’époque où je les écrivis. Je ne trouve aujourd’hui rien de surprenant à ce que l’association très-naturelle des idées m’ait fait passer de l’image de Mme de S…. à celle de sa cousine.
  5. Sur quatorze personnes avec qui je me suis entretenu de la possibilité de s’observer soi-même en rêvant, et qui ont bien voulu essayer de suivre mes avis à ce sujet, deux m’ont déclaré tout d’abord qu’il leur était arrivé déjà quelquefois de s’apercevoir en rêve, qu’elles rêvaient ; neuf sont parvenues très-vite au même résultat ; deux ont mis trop peu de persévérance dans leurs tentatives pour que l’on en puisse tirer aucune conséquence sérieuse ; une seule m’a déclaré n’avoir pu vraiment y parvenir.
  6. Quand le sommeil est complet, l’action de la volonté sur les muscles est complètement suspendue. Vous pouvez commander, en rêve, tous les mouvements locomotifs sans que vos bras ni vos jambes en ressentent aucunement l’influence. Mais dès que le sommeil s’altère, il n’en est plus de même. Si faiblement que ce soit, la volonté reprend son action sur les muscles, et chaque mouvement qu’on leur commande en rêve contribue graduellement à dissiper l’engourdissement du corps. L’immobilité que le songeur s’efforcera de garder ne sera donc pas purement imaginaire. Elle contribuera puis-samment au contraire à favoriser le sommeil.