Les Rêves et les moyens de les diriger/III-II

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Observations tendant à démontrer que ni l’attention ni la volonté ne demeurent nécessairement suspendues pendant le sommeil.
Premières conditions nécessaires pour diriger les rêves. — Comment la volonté peut écarter les rêves pénibles et provoquer les rêves agréables. — Exemples de volonté et d’attention en rêve. — Volonté sous forme de désir. — Volonté dirigeante. — Attention et volonté. — Moyen de changer brusquement le cours d’un rêve, et d’évoquer certaines images à volonté. — Ce qui advient lorsqu’on fait naître, en rêve, une situation dans laquelle on n’ait jamais pu se trouver en réalité. — En quelles conditions un effort d’attention devient, en rêve, difficile et même douloureux. — Comment la volonté agit-elle pour provoquer un réveil immédiat, quand on s’est aperçu qu’on est le jouet d’un songe pénible et qu’on en veut résolument sortir ?



Ceux qui ne veulent reconnaître dans les incidents de nos rêves qu’une suite d’impressions mécaniquement reproduites, sur la nature et la direction desquelles nous n’aurions aucun empire, non plus qu’un simple spectateur sur des tableaux qu’on lui ferait voir ; ceux-là, tout naturellement, n’hésitent pas à déclarer incompatible avec l’essence même du rêve tout effort et même tout exercice de l’attention ou de la volonté. Pour moi qui me sens précisément redevable des meilleures observations que j’ai pu faire à la conservation pendant mon sommeil de ces deux facultés réunies, j’attacherai surtout de l’importance à bien convaincre le lecteur qu’il peut et doit exercer le même empire sur lui-même. Nous touchons à l’application, la plus intéressante peut-être, des propositions vraiment nouvelles dont le contrôle sera soumis à l’expérimentation de chacun. En effet, c’est à l’action combinée de l’attention et de la volonté durant les songes que nous allons demander les premiers moyens d’en conduire et d’en modifier la trame à notre gré.

Rappelons quelques considérations déjà présentées, mais dont il est important de se souvenir ici.

A l’état de veille, vous êtes toujours maître de fixer un instant votre pensée sur un objet quelconque, bien qu’il ne soit pas devant vos yeux ; quant au résultat de cet acte d’attention et de volonté, il ne peut aller au-delà d’une conception Pure et simple, les hallucinés et les extatiques ayant seuls le privilège d’apercevoir, tout éveillés, les objets dont leur esprit est occupé.

Mais, si le même pouvoir de diriger volontairement notre pensée sur un sujet donné nous appartient également en songe, alors que nous en ferons usage, qu’adviendra-t-il ? Que le rêve étant la représentation aux yeux de l’esprit de ce qui occupe votre pensée, ainsi que tant de fois nous l’avons dit, vous verrez apparaître aussitôt l’image de ce à quoi vous aurez volontairement pensé, et, par conséquent, rêvé ; en d’autres termes, que vous aurez rêvé à ce que vous aurez voulu.

Ces principes sont, je crois, très clairs. Prouvons que des actes bien caractérisés de volonté et d’attention se rencontrent dans beaucoup de rêves ; prouvons qu’il est possible, en rêve, de diriger ses pensées ; n’aurons-nous pas prouvé qu’il est possible de diriger ses rêves à volonté ?

Je songe que mon père est malade et que je suis appelé près de lui ; je cherche à lire sur le visage du messager une vérité que je crains qui me soit cachée. Dira-t-on que je fais cet examen sans attention ? Je crois monter aussitôt en voiture, plusieurs incidents surgissent en chemin, spontanément amenés peut-être par diverses associations d’idées ; mais l’idée du voyage lui-même n’appartient-elle pas à ma volonté ?

Dans un autre rêve, où je crois me promener à cheval par une belle journée, la conscience de ma véritable situation me revient en mémoire, comme aussi cette question de savoir si le libre arbitre de mes actions imaginaires m’appartient en songe ou ne m’appartient pas. « Voyons, me dis-je, ce cheval n’est qu’une illusion, cette campagne que je parcours un décor ; mais si ce n’est point ma volonté qui a évoqué ces images, il me semble bien du moins que j’ai sur elles un certain empire. Je veux galoper, je galope ; je veux m’arrêter, je m’arrête. Voici maintenant deux chemins qui s’offrent devant moi. Celui de droite paraît s’enfoncer dans un bois touffu ; celui de gauche conduit à une sorte de manoir en ruine. Je sens bien que j’ai la liberté de tourner à droite ou à gauche, et par conséquent de décider moi-même si je veux faire naître des associations d’idées-images en rapport avec ces ruines ou avec ce bois. Je tourne d’abord à droite, puis l’idée me vient qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de mes expériences, guider un rêve aussi lucide du côté des tourelles et du donjon, parce qu’en cherchant à me souvenir exactement des principaux détails de cette architecture, je pourrai peut-être, à mon réveil, reconnaître l’origine de ces souvenirs. Je prends donc le sentier de gauche, je mets pied à terre à l’entrée d’un pont-levis pittoresque, et, durant quelques instants que je dors encore, j’examine très attentivement une infinité de détails grands et petits : voûtes ogivales, pierres sculptées, ferrures à demi rongées, fissures et altérations de la muraille, admirant avec quelle précision minutieuse tout cela se peint aux yeux de mon esprit. Bientôt pourtant, et tandis que je considère la serrure gigantesque d’une vieille porte délabrée, les objets perdent tout à coup leur couleur et la netteté de leurs contours, comme les figures du diorama8 quand le foyer s’éloigne. Je sens que je me réveille. J’ouvre les yeux au monde réel, la clarté de ma veilleuse est la seule qui m’éclaire. Il est trois heures du matin. »

Des actes manifestes de volonté et d’attention me paraissent réunis dans ce rêve. Je crois pouvoir affirmer que j’eus mon libre arbitre autant que je l’aurais eu dans la vie réelle, pour choisir véritablement entre les deux chemins qui se présentaient devant moi. Je pris celui de gauche, au bout duquel se montrait un château imaginaire. L’association des idées m’a fourni, dans cette voie choisie par moi, des images aussi précises et aussi variées que celles que m’eût fournies la réalité. J’ai laissé à ma mémoire le soin de faire surgir ces mêmes incidents de la route dont l’imprévu dans la vie de relation eût appartenu au hasard ; mais les images ont surgi dans l’ordre que ma volonté leur avait assigné, et j’ai guidé aussi réellement mon rêve que le dormeur éveillé des Mille et une Nuits.

Nul doute pour moi que si j’eusse préféré prendre le chemin de droite, celui qui s’enfonçait dans les bois, l’association des idées et des images n’eût aussi sûrement tiré des magasins de ma mémoire quantité de détails conformes à cet autre genre de tableaux, vers lesquels j’aurais dirigé le mouvement de mes pensées. Au lieu de ponts, de tourelles et de pans de murs séculaires, j’aurais vu des arbres de toute sorte, des allées en perspective, peut-être quelques scènes de chasse ou de brigands.

Assurément ma volonté, en tant que cause directe, n’eût été pour rien dans ces détails de mise en scène, dont ma mémoire a fait les frais ; mais si nous voulions pousser à l’extrême l’esprit de comparaison et d’analyse, ne pourrions-nous trouver encore, entre les lois qui régissent nos rêves lucides et celles auxquelles la vie réelle est soumise, l’un de ces caractères généraux de similitude qui se rencontrent si souvent dans les choses de ce monde ; c’est-à-dire deux parts à faire parmi les événements de notre existence, l’une subordonnée à notre initiative volontaire, l’autre placée tout à fait en dehors de nous ? Éveillé, libre autant que l’homme puisse l’être, je sors de chez moi et je prends, suivant mon bon plaisir, un chemin qui me conduira aux Champs-Elysées, ou bien un autre qui me mènera au Luxembourg ; mais les incidents qui surgiront devant moi sur mon passage, les rencontres agréables ou fâcheuses que je pourrai faire, évidemment cet ordre de faits ne m’appartient pas. Endormi et tout entier aux illusions du rêve lucide, je suis maître d’imprimer d’abord une direction déterminée au mouvement des idées-images qui formeront le fond du rêve ; mais les associations spontanées, mais les réminiscences inattendues, voilà les incidents du chemin. De ce que l’exercice de la volonté me paraît évident dans certains rêves, il est bien entendu que je n’entends pas établir qu’il s’y manifestera constamment. Sans parler des rêves si nombreux provoqués par des sensations physiques externes ou internes, et de ceux non moins fréquents où l’esprit laisse pour ainsi dire flotter les rênes, il en est beaucoup d’autres où l’association de certaines idées acquiert une spontanéité si vigoureuse que la volonté même demeurerait impuissante à l’arrêter. C’est ce qui a lieu surtout lorsque les images évoquées sont de nature à exciter des émotions violentes. La crainte de voir apparaître une image suffit généralement pour en provoquer l’apparition immédiate, par cela même que l’esprit s’en préoccupe ; c’est un fait que nous avons déjà mentionné ; mais n’est-ce point encore, aux images près, ce qui arrive à l’état de veille, quand nous cherchons vainement à écarter quelque préoccupation douloureuse dont nous sommes obsédés ?

Et, d’un autre côté, combien de songes où nous croyons avoir à prendre quelque détermination grave, où nous délibérons, où nous ordonnons une scène qui s’exécute sous nos yeux ! Je rêve, par exemple, qu’on a surpris un voleur chez moi, qu’on me l’amène, et qu’on me demande ce qu’il en faut faire. J’hésite un moment ; je décide enfin qu’on le laisse échapper. Je vois l’homme s’enfuir. Ce tableau même n’est-il pas un produit de ma volonté ?

Si nous parvenons à bien établir que la volonté peut conserver assez de force, durant le sommeil, pour diriger la course de l’esprit à travers le monde des illusions et des réminiscences (ainsi qu’elle dirige le corps dans la journée à travers les événements du monde réel), il nous deviendra facile de persuader qu’une certaine habitude d’exercer cette faculté, jointe à celle de posséder souvent en rêve la conscience de son véritable état, conduiront peu à peu celui qui fera des efforts suivis sur lui-même à des résultats très concluants. Non seulement il devra reconnaître tout d’abord l’action de sa volonté réfléchie dans la direction des songes lucides et tranquilles, mais il s’apercevra bientôt de l’influence de cette même volonté sur les songes incohérents ou passionnés. Les songes incohérents se coordonneront sensiblement sous cette influence ; quant aux songes passionnés, pleins de désirs tumultueux ou de pensées douloureuses, le résultat de cette conscience et de cette liberté d’esprit acquises sera d’en écarter les images pénibles et d’y favoriser au contraire les riantes illusions. La crainte d’avoir des visions fâcheuses devenant d’autant moins vive qu’on en appréciera l’inanité, et le désir d’en voir apparaître de séduisantes d’autant plus actif qu’on se sentira le pouvoir de les évoquer, le désir sera bientôt plus fort que la crainte, et l’idée dominante étant celle dont les images surgissent, c’est le rêve agréable qui l’emportera. Telle est du moins la façon dont je m’explique, en théorie, un phénomène éprouvé pratiquement par moi d’une manière constante.

Ces faits comportent de trop notables conséquences pour que je ne sois pas tenté de multiplier les exemples capables de les appuyer ou de les éclaircir. Je poursuis donc les citations de mon propre journal.

Volonté et attention. — « J’ai rêvé que j’étais dans une allée de jardin. J’avais le sentiment que je rêvais ; je pensai aux divers problèmes dont je voudrais poursuivre la solution. Une branche de lilas en fleur était devant les yeux de mon esprit.

Je la considère avec une attention indubitable. Je me souviens d’avoir lu que les réminiscences de l’odorat sont rarement justes dans nos rêves ; je saisis la branche, et je m’assure d’abord que l’odeur du lilas se trouve rappelée dans ma mémoire par l’association des impressions solidaires que cet acte imaginaire, mais volontaire, a provoquées. Maintenant cette vision d’une grappe de lilas, intacte, oblongue, adhérente à l’arbuste, et telle que je l’aperçois enfin, est-ce une vision stéréotype, l’invariable reproduction d’une image-souvenir, gravée dans les fibres de mon cerveau, comme diraient les matérialistes ? En ce cas, mon imagination et ma volonté seront impuissantes à la modifier. Tout en faisant ces réflexions, j’avais cassé la branche, et je déchirais la grappe de lilas, non sans remarquer, après chaque parcelle que j’arrachais, combien les aspects successifs de ce bouquet, de plus en plus réduit, étaient toujours nets et vraiment conformes à ce qu’ils eussent été si j’avais agi ainsi en réalité. Quand il ne resta plus qu’un très petit bouquet de lilas, je me demandai encore si j’achèverais mon œuvre de destruction illusoire, ou si je m’en tiendrais à cette dernière modification de l’image première. J’ose affirmer que cela dépendait bien de la libre détermination que j’aurais prise. À ce moment, je m’éveillai. »

Volonté sous forme de désir. — « Je me crois dans une rue déserte. Je vois une femme assaillie par deux assassins masqués. Je n’ai rien pour la défendre. Je pense à un long yatagan qui orne la cheminée de mon cabinet de travail. Que ne l’ai-je sous la main ! À peine ce vœu est-il intérieurement formé que je me trouve armé de cette terrible lame, dont je fais l’usage le plus heureux. Par cela même que ma pensée s’est arrêtée fortement sur cet objet, l’image s’en est aussitôt montrée, et cela s’est effectué si naturellement que je n’ai reconnu ce qui s’était passé dans mon esprit qu’après m’être éveillé. »

« Je rêve que je suis dans une chambre spacieuse et très richement décorée en style oriental. Vis-à-vis d’un divan, où je me suis assis, se trouve une grande porte fermée par des rideaux de soie brochée. Je pense que ces rideaux doivent me cacher quelque surprise, et qu’il serait bien gracieux qu’ils se soulevassent pour laisser voir de belles odalisques. Aussitôt, les rideaux s’écartent, et la vision que j’ai souhaitée est devant moi. »

Volonté dirigeante. — « Je rêve que j’ai découvert de grands secrets magiques par le moyen desquels je puis évoquer les ombres des morts, et aussi transformer les hommes et les choses selon le caprice de ma volonté. Je fais d’abord surgir devant moi deux personnes qui ont cessé d’exister depuis plusieurs années, et dont les images fidèles m’apparaissent néanmoins avec la plus parfaite lucidité. Je souhaite de voir un ami absent ; je l’aperçois aussitôt, couché et endormi sur un canapé. Je change un vase de porcelaine en une fontaine de cristal de roche, à laquelle je demande une boisson fraîche qui s’échappe à l’instant d’un robinet d’or. J’avais perdu depuis plusieurs années une bague que je regrettais beaucoup. Le souvenir m’en vient à l’esprit. Je désire la retrouver ; j’émets ce vœu, en fixant les yeux sur un petit charbon que je ramasse dans le foyer, et la bague est aussitôt entre mes doigts. Le rêve continue ainsi jusqu’au moment où l’une des apparitions que j’avais provoquées me charme et me captive assez pour me faire oublier mon rôle de magicien, et pour me jeter dans une nouvelle série d’illusions plus réalistes. À mon réveil, je suis frappé par cette idée que ma volonté seule avait successivement évoqué toutes ces images. Il est vrai que je n’avais pas eu le sentiment d’être le jouet d’un songe ; mais je n’en avais pas moins rêvé exactement ce que j’avais voulu. »

Attention et volonté. — Ce que je rapporte ci-après a été rêvé, je crois, par un grand nombre de personnes. Plusieurs de mes amis du moins, et notamment le plus célèbre de nos caricaturistes, m’ont raconté des rêves presque identiques qu’ils avaient faits.

« Je n’avais pas la conscience que je rêvais, et je me croyais poursuivi par des monstres abominables. Je fuyais à travers une série sans fin de chambres en enfilade, ayant toujours de la peine à ouvrir les portes de séparation, et ne les refermant derrière moi que pour les entendre ouvrir de nouveau par ce hideux cortège, qui s’efforçait de m’atteindre et qui poussait d’horribles clameurs. Je me sentais gagné de vitesse ; je m’éveillai en sursaut, haletant et baigné de sueur.

« Quels avaient été l’origine et le point de départ de ce rêve, je l’ignore ; il est probable que quelque cause pathologique l’engendra pour la première fois, mais ensuite, et à diverses reprises dans l’espace de six semaines, il fut évidemment ramené par le seul fait de l’impression qu’il m’avait laissée, et de la crainte que j’avais instinctivement de le voir revenir. S’il m’arrivait, en rêvant, de me trouver seul dans quelque chambre close, le souvenir de ce songe odieux se ranimait aussitôt ; je jetais les yeux sur la porte, et la pensée de ce que je redoutais de voir apparaître ayant précisément pour effet d’en provoquer la réapparition subite, le même spectacle et les mêmes terreurs se renouvelaient de la même façon. J’en étais d’autant plus affecté à mon réveil que, par une fatalité singulière, cette conscience de mon état, que j’avais dès lors si souvent pendant mes rêves, me faisait constamment défaut quand celui-ci revenait. Une nuit pourtant, à son quatrième retour, et au moment où mes persécuteurs allaient recommencer leur poursuite, le sentiment de la vérité se réveilla tout à coup dans mon esprit ; le désir de combattre ces illusions me donna la force de dompter ma terreur instinctive. Au lieu de fuir, et par un effort de volonté assurément très caractérisé en cette circonstance, je m’adossai donc contre la muraille, et je pris la résolution de contempler avec une attention fructueuse les fantômes que jusqu’alors j’avais plutôt entrevus que regardés. Le premier choc moral fut assez violent, je l’avoue, tant l’esprit, même prévenu, a peine à se défendre d’une illusion redoutée. Je fixai mes regards sur le principal assaillant, qui ressemblait assez à l’un de ces démons hérissés et grimaçants sculptés aux porches des cathédrales, et l’amour de l’étude l’emportant déjà sur toute autre émotion, je pus observer ce qui suit : le monstre fantastique s’était arrêté à quelques pas de moi, sifflant et gambadant, d’une façon qui tournait au burlesque dès qu’elle n’était plus effrayante. Je remarquai les griffes de l’une de ses mains ou pattes, comme on voudra les appeler, au nombre de sept et très nettement dessinées. Les poils de ses sourcils, une blessure qu’il semblait avoir à l’épaule, et une infinité d’autres détails offraient une précision qui permettait de ranger cette vision parmi les plus lucides. Était-ce la réminiscence de quelque bas-relief gothique ? En tout cas mon imagination y avait ajouté le mouvement et la couleur. L’attention que j’avais concentrée sur cette figure avait eu pour résultat de faire évanouir comme par enchantement ses acolytes. Elle-même parut bientôt ralentir ses mouvements, perdre sa netteté, prendre un aspect cotonneux, et se changer enfin en une sorte de dépouille flottante, pareille à ces costumes fanés qui servent d’enseigne aux magasins de déguisements pendant le carnaval. Quelques tableaux insignifiants se succédèrent, et puis je me réveillai. »

Ce rêve ne se renouvela plus, spontanément du moins ; mais il fut pour moi l’occasion d’une autre expérience, plus concluante encore peut-être, touchant les effets sur la trame de nos songes de la volonté et de l’attention. Une nuit que je me sentais, en dormant, la pleine connaissance de mon état véritable, et que je regardais passer avec assez d’indifférence toute la fantasmagorie, d’ailleurs très nette, de mon sommeil, l’idée me vint d’en profiter pour faire quelques expériences sur le pouvoir que j’aurais ou non d’évoquer certaines images, par la seule initiative de ma volonté. En cherchant sur quel sujet je pourrais fixer à cet effet ma pensée, je me rappelai ces apparitions monstrueuses qui m’avaient si vivement impressionné jadis, à cause de l’effroi qu’elles m’inspiraient. J’essayai de les évoquer, en les recherchant bien dans ma mémoire et en souhaitant de les revoir, aussi fortement qu’il m’était possible de le faire. Cette première tentative n’eut aucun succès. Devant moi se déroulait en ce moment le tableau tout pastoral d’une campagne dorée par un beau soleil, au milieu de laquelle j’apercevais des moissonneurs et des charrettes chargées de blé. Pas le moindre spectre ne se rendait à mon appel, et l’association des idées-images qui formaient mon rêve ne paraissait nullement vouloir sortir de la voie si calme qu’elle avait prise naturellement. Alors, et tout en rêvant, je fis les réflexions que voici : un rêve étant comme un reflet de la vie réelle, les événements qui nous semblent s’y accomplir suivent généralement, dans leur incohérence même, certaines lois de succession conformes à l’enchaînement ordinaire de tous les événements véritables. Je veux dire, par exemple, que si je songe avoir eu le bras cassé, je croirai que je le porte en écharpe ou que je m’en sers avec précaution ; que si je rêve qu’on a fermé les volets d’une chambre, j’aurai, comme conséquence immédiate, l’idée que la lumière est interceptée et que l’obscurité se fait autour de moi. Partant de cette considération, j’imaginai que si je faisais, en rêve, l’action de me mettre la main sur les yeux, je devrais obtenir tout d’abord une première illusion en rapport avec ce qui m’arriverait réellement, étant éveillé, si j’agissais de même ; c’est-à-dire que je ferais disparaître les images des objets qui me semblaient placés devant moi. Je me demandai ensuite si cette interruption des visions préexistantes étant produite mon imagination ne se trouverait pas plus à l’aise pour évoquer les nouveaux objets sur lesquels j’essayerais de fixer ma pensée. L’expérience suivit de près ce raisonnement. L’apposition, dans mon rêve, d’une main sur mes yeux eut, en effet pour premier résultat d’anéantir cette vision d’une campagne au temps de la moisson que j’avais inutilement essayé de changer par la seule force imaginative. Je demeurai sans rien voir pendant un moment, exactement comme cela me fût arrivé dans la vie réelle. Je fis alors un nouvel appel énergique au souvenir de la fameuse irruption des monstres, et, comme par enchantement, ce souvenir nettement placé, cette fois, dans l’objectif de mes pensées se dessina tout à coup clair, brillant, tumultueux, sans même que j’eusse, avant de me réveiller, le sentiment de la façon dont la transition s’était opérée.

Cette confirmation par l’expérience d’un fait psychologique que j’avais moi-même théoriquement pressenti me causa tant de joie et me préoccupa si fort que, dans les six semaines suivantes, ayant eu seize fois en rêvant la conscience de mon état, je sus neuf fois renouveler cette épreuve de l’occlusion imaginaire des yeux, en songe, comme moyen de changer brusquement le cours d’une vision lucide. Depuis cette époque, et il y a de cela plus de quinze ans, j’ai si souvent fait usage de mon procédé, soit pour changer un rêve désagréable en un rêve gracieux, soit pour appeler simplement quelque image à mon gré, que je ne saurais indiquer combien de fois mon expérience première fut confirmée. Je mentionnerai cependant les proportions suivantes, dans les résultats particuliers obtenus sur une moyenne de quarante-deux observations consignées. Vingt-trois fois, la réussite est complète, c’est-à-dire qu’il y a substitution franche et immédiate d’une image désirée à celle qu’il s’agissait d’écarter. Treize fois, le résultat est ce qu’on pourrait appeler mixte : l’acte imaginaire de fermer les yeux met à néant la vision antérieure, mais celle qui lui succède n’est pas exactement conforme à mes vœux. Quatre fois des associations d’idées aussi rapides qu’inattendues, s’opèrent spontanément dans le si court moment de la mutation des images, et ont pour effet d’appeler des tableaux tout à fait étrangers à ceux que j’avais d’abord souhaités. Une fois, la vision que je voulais chasser se retrouve devant mes yeux, quand je crois les rouvrir. Une fois, enfin, l’expérience tentée n’amène que le réveil.

Il advient bien souvent qu’une observation en appelle une autre ; le même raisonnement qui m’avait conduit aux résultats qu’on vient de lire, raisonnement basé sur ce principe que les événements imaginaires de nos songes, tout incohérents qu’ils puissent être dans leur ensemble, n’en suivent pas moins, quant aux lois de leur enchaînement, une certaine logique empruntée aux réminiscences de la vie réelle, ce même raisonnement, dis-je, me fit penser que si je parvenais à me placer, en songe, dans une situation où je n’aie jamais pu me trouver en réalité, ma mémoire serait impuissante à fournir une image ou une sensation conséquente, de telle sorte que, de quelque façon que l’imagination se tirât de cette impasse, une brusque interruption de la trame du rêve en devrait nécessairement résulter. Sauter par la fenêtre d’un cinquième étage, me brûler la cervelle, ou me couper la gorge avec un rasoir, évidemment voilà des impressions que je n’avais jamais ressenties ; les provoquer, en songe, serait donc soumettre mon esprit à une intéressante épreuve. Je résolus de ne point laisser échapper la première occasion qui s’en présenterait, c’est-à-dire le premier rêve lucide au milieu duquel je posséderais bien le sentiment de ma situation. J’attendis près d’un mois ; il faut avoir de la persévérance.

[Rêve de chute volontaire dans le vide] Une nuit enfin que je rêvais me promener dans la rue, que toutes les images de mon rêve étaient bien nettes et que je sentais parfaitement néanmoins que je n’étais pas éveillé, je me souvins tout à coup de l’expérience à faire, je montai aussitôt jusqu’à l’étage supérieur d’une maison qui me paraissait très haute ; je vis une fenêtre ouverte, et le pavé à une grande profondeur ; j’admirai un instant la perfection de cette illusion du sommeil, et, sans attendre qu’elle s’altérât, je me précipitai dans le vide, plein d’une anxieuse curiosité. Or, voici ce qui arriva et ce dont je ne me rendis compte, naturellement, qu’après que je me fus éveillé. Perdant instantanément le souvenir de tout ce qui précède, je me crus sur le parvis d’une cathédrale, mêlé à un groupe de curieux qui se pressaient autour d’un homme tué. On racontait autour de moi que cet inconnu s’était jeté du haut de la tour de l’église, et je vis emporter le cadavre sur un brancard. C’est ainsi que ma mémoire et mon imagination s’étaient tirées du piège que je leur avais tendu. C’est ainsi que l’association des idées-images avait procédé.

J’ai pu renouveler assez fréquemment cette expérience de me précipiter, en rêve, du haut d’un édifice, ou dans un gouffre ou dans un puits profond. Toujours, il s’est opéré quelque revirement d’idées, plus ou moins analogue à celui que je viens de raconter. Une fois, que je m’étais ainsi jeté au fond d’un puits pour faire cesser un songe désagréable, je rêvai que je me trouvais entouré de magiciens et d’astrologues, accoutrés à peu près comme le Mathieu Laensberg traditionnel des almanachs. Je me rappelai très bien, à mon réveil, que l’idée de l’astrologue qui se laissa choir dans un puits m’avait traversé l’esprit, au moment même de ma chute. La transition est des plus claires. Dans une autre circonstance, ayant cru prendre mon élan du haut d’une falaise, je rêvai tout à coup que j’étais en ballon.

Quant aux variantes que je voulais expérimenter à leur tour, de me couper la gorge avec un rasoir, ou de tourner des pistolets contre mon front, je dois dire que je ne pus jamais en conduire l’épreuve à bonne fin. Une fois, que je parvins, en rêve, à tenir un rasoir à la main, l’horreur instinctive de ce que je voulais simuler se trouva plus forte que ma volonté réfléchie. À l’égard des pistolets, il eût fallu que quelque vision s’en offrît d’abord spontanément aux yeux de mon esprit. En ce cas, j’aurais sans doute réalisé l’expérience projetée. Mais la nécessité de chercher ces armes, dans mon rêve, et de les préparer, entraînait trop d’idées accessoires pour que, subissant l’influence de cette mobilité imagée particulière aux songes, l’idée première ne fût pas constamment détournée de son cours avant d’être mise à exécution. Au moment de prendre mes pistolets, par exemple, j’arrêtais mon attention sur le petit paquet de clefs parmi lesquelles se trouve celle de leur boîte. J’apercevais, par la même occasion, celle d’un tiroir où je me souvenais que j’avais renfermé quelques photographies. L’une d’elles me revenait en mémoire, se peignait à mes regards, captivait mes pensées, et déjà mon esprit ne songeait plus du tout aux pistolets.

J’ai parlé, dans le chapitre précédent, d’une application particulière de l’attention, en songe, comme moyen de prolonger le sommeil et d’augmenter son intensité [1]. Dans les conditions de rêve conscient et tranquille dont il a été question, l’attention se pourra toujours prêter sans difficulté comme sans fatigue. Il est d’autres cas, il faut le reconnaître, où l’effort qu’elle exigerait serait impuissant et même douloureux. Je regarde, en premier lieu, l’attention suivie comme à peu près impossible durant cette période transitoire de la veille au sommeil, qui est le règne par excellence de l’anarchie des idées et de la confusion des images. Elle est très difficile quand l’association spontanée des idées, prenant une allure rapide, multiplie devant les yeux de l’esprit des images auxquelles il ne peut se défendre d’accorder une part de curiosité ou d’intérêt. Il est bien malaisé d’écarter des distractions répétées ; c’est un fait dont l’application se rencontre chaque jour dans la vie réelle. En songe, j’ai constaté plusieurs fois que si j’essayais de m’accrocher, pour ainsi dire, à une idée-image, alors qu’elle tendait à s’échapper pour faire place à d’autres, je ressentais une assez vive douleur qui semblait me serrer les tempes et s’étendre ensuite jusqu’au fond du cerveau.

J’ai pu remarquer aussi qu’une certaine contemplation attentive et prolongée des illusions de nos rêves est bien plus difficile à exercer quand elle porte sur une forme animée, et surtout sur un visage, que lorsqu’il s’agit seulement de quelques menus objets matériels. L’image d’une fleur, d’une feuille, d’un caillou peut demeurer parfois assez longtemps devant les yeux de notre esprit sans modification aucune. Si vous cherchez, au contraire, à bien fixer vos regards sur les traits beaux ou laids d’un personnage quelconque, il est rare qu’au bout d’un instant vous n’ayez pas le spectacle d’une série de transformations des plus capricieuses. Tantôt il s’opère de rapides substitutions par voie de ressemblances, tantôt ce sont d’effrayantes métamorphoses, de hideux changements à vue, un nez qui s’allonge et tourbillonne, des yeux qui deviennent tout ronds et qui se mettent à rouler sur eux- mêmes. On rentre alors dans une sorte de période hypnagogique. Le sommeil est évidemment altéré.

En résumé, reconnaissons qu’autant il serait exorbitant de prétendre que l’homme endormi peut exercer continuellement son attention et sa volonté sur les illusions de ses rêves, autant il est erroné de regarder l’exercice de ces deux facultés comme incompatible avec le sommeil.

Suivre et maîtriser toutes les phases d’un songe, je n’y suis jamais parvenu, je ne l’ai même jamais tenté. Mais faire usage parfois de son attention et de sa volonté pour analyser quelque phénomène psychologique, pour retenir ou évoquer une image riante, pour stimuler le travail de la mémoire, guider l’essor de l’imagination, changer le cours des idées, ce sont là des actes qui s’accomplissent avec une facilité réelle dès qu’une certaine habitude en a été contractée par l’esprit.

Je ne terminerai pas cette série d’observations sur la puissance de la volonté, en songe, sans signaler encore un acte volontaire que j’ai exercé plusieurs centaines de fois sur moi-même, et que bien des lecteurs auront également expérimenté. Je veux parler de cet effort par lequel on secoue le sommeil et l’on provoque un réveil immédiat, quand on s’est aperçu qu’on est le jouet d’un rêve et qu’on veut résolument en sortir. Comment les fibres, comment les muscles agissent-ils en cette circonstance ? Où commence l’effort et où s’arrête-t-il ? J’ai vainement essayé de m’en rendre compte. J’ai remarqué toutefois qu’il se fait un assez violent mouvement de contraction dans la poitrine, et aussi dans les muscles abdominaux.


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