Les Rêves et les moyens de les diriger/II-VI

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Examen sommaire du récent ouvrage de M. Alfred Maury, le Sommeil et les Songes. — Les hallucinations hypnagogiques. — De l’intelligence considérée comme une fonction du cerveau, et de la localisation encéphalique des facultés de l’entendement, d’après les doctrines de cet écrivain. — Observations intéressantes que M. Maury a faites sur lui-même. — Dissolving views. — Des rêves où l’on reprend le fil d’un rêve antérieur, précédemment oublié. — Comment on peut commettre sans remords de fort méchantes actions, en songe, et de quelle façon l’on peut dire que notre libre arbitre nous est alors enlevé. — Opinions des docteurs Macarlo et Cerise, qui se rapprochent beaucoup plus des miennes que de celles de M. Alfred Maury. — Réflexions de Charma et de Brillat-Savarin, à propos de l’exquise sensualité de certains rêves. — Que l’étude du sommeil et des songes naturels est la meilleure introduction à celle du somnambulisme et du magnétisme. — Quelques réflexions du docteur Cerise pour clore la revue des écrivains qui ont traité la question du sommeil et des rêves, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours.


Des théories essentiellement conjecturales, assez franchement matérialistes, où l’auteur s’attache, comme M. Lemoine, à expliquer tous les phénomènes du rêve par des vibrations secrètes des fibres de l’encéphale, et par ces mille mouvements intestins du cerveau sur lesquels on discourra toujours avec d’autant plus de liberté que jamais à cet égard la discussion ne pourra sortir de l’ordre spéculatif :

Des observations très fines, très délicates, très judicieuses, où je suis heureux de trouver la confirmation de plusieurs faits psychologiques que je croyais avoir été jusqu’ici le seul à constater ; tels sont les deux éléments très distincts que je saisis tout d’abord, en lisant le livre de M. Alfred Maury sur le sommeil et les rêves [1].

M. Maury commence par consacrer un chapitre spécial à ces premières images, à ces premières sensations qui surgissent, quand le sommeil nous gagne. Il les nomme hallucinations hypnagogiques, et veut en faire un phénomène particulier auquel certaines personnes seulement seraient sujettes. Je m’étonne de voir proposer une pareille distinction par un écrivain qui a de la tendance à généraliser plutôt qu’à subtiliser. Pour moi, qui éprouve journellement le phénomène dont il s’agit, je ne saurais y voir rien autre chose que le commencement de la représentation aux yeux de l’esprit des objets qui occupent la pensée, c’est-à-dire du rêve lui-même. J’ai déjà signalé ces premières apparitions de figures ou de paysages vivement colorés, comme un indice certain que le sommeil est proche ; M. Maury ne convient-il pas lui-même implicitement qu’ils ne sont que les avant-coureurs du sommeil quand il écrit : « Le café noir, le vin de Champagne, qui même pris en petite quantité, provoquent chez moi des insomnies, me disposent fortement aux visions hypnagogiques. Mais dans ce cas elles n’apparaissent qu’après un temps fort long, quand le sommeil, appelé vainement durant plusieurs heures, va finir par me gagner. »

Ce qui équivaut à dire qu’en retardant l’invasion du sommeil, ces boissons excitantes en retardent naturellement les premiers symptômes ; et qu’en surexcitant d’ailleurs le système nerveux, elles nous prédisposent à percevoir avec plus de force les idées-images, ou les sensations diverses dont nos songes seront formés.

Qu’il y ait des personnes particulièrement impressionnables, chez lesquelles les idées-images se produisent, dès la première invasion du sommeil, avec plus de vivacité que chez d’autres, cela se comprend à merveille ; M. Maury est de ce nombre et moi de même ; mais nous n’en devons nullement conclure que, sous le nom d’hypnagogiques, ces premières manifestations du premier sommeil constituent chez nous un phénomène particulier.

Je ne puis admettre davantage que ces images soient « des répercussions de pensées, indépendantes des dernières préoccupations de l’esprit ». Mes observations pratiques m’ont prouvé maintes fois le contraire [2].

Après avoir ainsi traité des hallucinations qui se présentent dans le premier assoupissement, M. Maury abordant l’étude du sommeil plus profond n’hésite pas à déclarer que, pour être complet, ce sommeil doit être vide de tout rêve. Une solidarité parfaite existe, à ses yeux, entre l’engourdissement total ou partiel du cerveau durant le sommeil, phénomène physiologique qu’il ne met pas en doute, et la suspension plus ou moins complète des facultés de l’esprit [3]. Comme Gall et Spurzheim, il croit d’ailleurs à la localisation de ces facultés dans certaines parties déterminées de l’encéphale, et pense que selon la portion de l’organe sur laquelle le sommeil exerce son empire avec le plus de force, telle ou telle passion peut être plus ou moins affaiblie dans nos rêves.

Cette ligne d’idées n’est point de celles que je serais instinctivement disposé à écarter. Refuser de demander l’explication des mouvements de notre esprit à des hypothèses anatomiques invérifiables, ce n’est point perdre de vue l’évidente corrélation qui existe, chez l’homme, entre l’état de son cerveau et celui de son esprit. La critique que je devrais faire, en général, des opinions théoriques de M. Maury, si ce n’était point m’exposer à répéter tout ce que je viens de dire à propos de celles de M. Lemoine, ne m’entraînerait donc pas à repousser sans examen l’étude d’un ordre de faits dans lequel j’entreverrais, au contraire, les plus intéressantes observations pratiques à recueillir.

La doctrine phrénologique frappe vivement l’imagination de tout psychologue. Bien souvent j’ai conçu le plan d’une série d’expériences à tenter durant notre sommeil, à l’effet de vérifier la concordance possible entre une irritation quelconque exercée sur quelque point du crâne, et la nature des impressions et préoccupations morales dont nos rêves offriraient alors le tableau. Si je n’ai pu saisir pour mon propre compte aucune révélation bien concluante, je n’en recommanderai pas moins cette voie d’expérimentations aux observateurs.

J’arrive à la partie la plus intéressante, selon moi, du livre de M. Maury, celle où se trouvent nettement consignées bon nombre d’observations que l’auteur a faites sur lui-même, et qui témoignent surtout de la puissance de notre mémoire pendant le sommeil.

« J’ai passé mes premières années à Meaux, dit M. Maury, et je me rendais souvent dans un village voisin, nommé Trilport, situé sur la Marne, où mon père construisait un pont. Il y a quelques mois je me trouve en rêve transporté aux jours de mon enfance et jouant dans ce village de Trilport ; j’aperçois un homme, vêtu d’une sorte d’uniforme, auquel j’adresse la parole, en lui demandant son nom. Il m’apprend qu’il s’appelle C..., qu’il est le garde du pont, puis il disparaît pour laisser la place à d’autres personnages. Je me réveille avec le nom de C... dans la tête. Était-ce là une pure imagination, ou y avait-il à Trilport un garde du nom de C... ? Je l’ignorais, n’ayant aucun souvenir d’un pareil nom. J’interroge, quelque temps après, une vieille domestique, jadis au service de mon père, et qui me conduisait souvent à Trilport. Je lui demande si elle se rappelle un individu du nom de C..., elle me répond aussitôt que c’était un garde du pont de la Marne quand mon père construisait un pont. Très certainement je l’avais su comme elle, mais le souvenir s’en était effacé. Le rêve, en l’évoquant, m’avait comme révélé ce que j’ignorais. »

« Un autre jour, écrit ailleurs M. Maury, le mot de Mussidan me revint à la mémoire ; je savais bien que c’était le nom d’une ville de France, mais où était-elle située, je l’ignorais, ou, pour mieux dire, je l’avais oublié. Quelques jours après je vis en songe un certain personnage qui me dit qu’il venait de Mussidan ; je lui demandai où se trouvait cette ville. C’est, me répondit-il, un chef-lieu de canton du département de la Dordogne. Je me réveille ; je me hâte de consulter un dictionnaire géographique, et à mon grand étonnement je constate que l’interlocuteur de mon rêve savait mieux la géographie que moi, c’est-à-dire, bien entendu, que je m’étais rappelé en rêve un fait oublié à l’état de veille, et que j’avais mis dans la bouche d’autrui ce qui n’était qu’une mienne réminiscence. »

« Enfin, rapporte encore M. Maury, j’avais, il y a maintenant dix-huit années, passé la soirée chez le peintre Paul Delaroche, et j’y avais entendu de gracieuses improvisations sur le piano d’un habile compositeur, M. Ambroise Thomas. Rentré chez moi, je me couchai et demeurai longtemps sans pouvoir m’endormir ; à la fin, le sommeil me gagna, et voilà que j’entends comme dans le lointain plusieurs des jolis passages qu’avaient exécutés les doigts brillants de M. Ambroise Thomas. Notez que je ne suis pas musicien et que j’ai la mémoire musicale peu développée. Je n’eusse certainement pu me rappeler à l’état de veille de si longs morceaux. »

Dans ces rêves où nous croyons nous entretenir avec diverses personnes, nous attribuons à autrui des pensées ou des paroles qui ne sont autres que les nôtres, cela est évident ; mais on devra remarquer que l’une des raisons qui nous portent à imaginer que ces discours sont tenus par une personne étrangère, est précisément que nous ne nous souvenons pas d’avoir conservé ces souvenirs, s’il m’est permis de parler ainsi.

Un fait psychologique que j’ai cru pouvoir consigner déjà dans la première partie de ce volume [4], en l’appuyant sur mes observations personnelles, à savoir que l’imagination sait donner, en songe, toute l’apparence de la réalité vivante à des images dont le cliché-souvenir n’est dû cependant qu’à quelques gravures ou à quelques tableaux, se trouve confirmé par plusieurs attestations analogues de M. Maury, entre lesquelles je citerai la suivante :

« Une nuit, je m’étais imaginé en songe voir la ville de New York et en parcourir les rues, de compagnie avec un ami. Quand je m’éveillai, le souvenir de ce rêve demeurait très présent à mon esprit ; j’avais encore comme devant les yeux l’aspect général de la ville et d’une de ses places. Dans la journée, je me rendis sur les boulevards où je savais qu’était exposée, à l’étalage d’un marchand de gravures, une vue de la grande cité américaine, vue qui m’avait frappé quelques semaines auparavant, mais dans ce panorama nécessairement fort réduit il me fut impossible de reconnaître la grande place où je croyais m’être promené avec mon ami. Je cherchai longuement dans mes souvenirs, et je finis par me rappeler que la place en question devait être la grande place de Mexico, dont j’avais jadis remarqué, à Berlin, un magnifique dessin. Peu de temps après j’en eus la preuve positive, en tombant par hasard sur la planche d’un ouvrage où elle était représentée. »

Plus loin, M. Maury rapporte, d’une façon non moins précise, des rêves où il eut l’occasion d’observer et de suivre ce travail fantastique de sa propre imagination.

« Au moment de m’endormir, écrit-il, j’apercevais, suivant mon habitude, les yeux fermés, une foule de têtes et de figures grimaçantes, dont quelques-unes ont produit assez d’impression sur moi pour que je me les représente encore fidèlement. Or je vis d’abord les traits d’une personne qui m’avait rendu visite deux jours auparavant, et dont la physionomie originale et quelque peu ridicule m’avait frappé. Puis, je vis, et c’est ici qu’est le fait curieux, ma propre figure très distincte qui disparut pour faire place à une nouvelle, à la manière de ce que l’on nomme fantascope, ou en anglais dissolving views. »

Des documents de ce genre sont extrêmement précieux. Le jour où l’on en posséderait un grand nombre, on serait bien près de trouver dans leur étude comparative la clef de presque tous les mystères psychologiques du sommeil. Le livre de M. Maury, qui en contient beaucoup, est donc à mes yeux d’une grande valeur à ce titre, et si les explications matérialistes qu’il donne le plus souvent de ses propres remarques ne sont point de nature à me satisfaire, sa méthode observatrice, toute nouvelle en pareille matière, me paraît excellente à imiter.

M. le docteur Macario est beaucoup plus spiritualiste que l’auteur dont nous venons d’analyser l’ouvrage. D’accord en cela avec M. le docteur Cerise, qui a fait la préface de son livre [5], il n’admet pas qu’on puisse expliquer mécaniquement les phénomènes du songe par la seule physiologie du cerveau. Tous deux repoussent d’ailleurs la théorie d’un sommeil sans rêve.

« Aucun organe, aucun appareil ne sommeille dans un être vivant, écrit M. le docteur Cerise. Soyez sûr que la morale de la parabole des talents est mise en pratique dans l’organisme. Nul ouvrier n’est admis à y laisser un moment improductive la part de vie qu’il a reçue. Le docteur rappelle l’opinion de Cabanis qui ne voit dans le sommeil qu’une forme particulière de l’activité du cerveau, et il ajoute : « Ne m’en demandez pas davantage ; le fait intime et profond dans les fonctions vitales en général, dans les fonctions nerveuses surtout, est inaccessible à l’observation ; en physiologie, la connaissance des effets n’implique pas nécessairement la notion exacte de la cause et de son mode d’action. En fait de sommeil surtout, les physiologistes ne sont guère plus sorciers que tout le monde... Mieux vaut une belle peinture du dormeur que toutes les explications du sommeil, que toutes ces dissertations pour aboutir, hélas ! au mot de Molière expliquant l’action de l’opium : Quia est in eo vis dormitiva.

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« Le sommeil sans rêve est une abstraction permise un instant au physiologiste, et dont il ne doit pas abuser. Ce que je puis vous dire, c’est que je ne suis jamais surpris par le sommeil, même pour une seconde, sans être lancé dans le monde des chimères. » « Dès que le sommeil appesantit nos paupières, dit à son tour le docteur Macario, dès que les sens se ferment plus ou moins complètement aux impressions du monde extérieur, les songes, ces productions fantasques de l’imagination, nous atteignent aussitôt et doublent notre existence. Tantôt clairs et précis, tantôt vagues et confus, ils agitent sans cesse l’âme d’affections diverses, et lorsque nous croyons n’avoir pas rêvé, c’est que nous en avons perdu le souvenir. »

Voilà qui s’accorde trop bien avec mes idées pour que je n’aie pas quelque plaisir à le rapporter. Je ne citerai pas moins volontiers les passages suivants du même auteur :

« Il est un fait physiologique incontestable, c’est que la sensibilité se développe quelquefois d’une manière extraordinaire pendant le sommeil. Le propre des rêves est d’exagérer les sensations tant internes qu’externes, ce dont un médecin habile observateur peut tirer des inductions de la plus haute portée.

« Ce à quoi j’ajouterai naturellement que ce genre de diagnostic sera d’une importance bien plus grande encore, si l’habitude de s’observer en songe permet au dormeur d’analyser lui-même les sensations. En effet, comme on le sait, les maladies commencent en général par un travail morbide latent, qui a lieu dans les profondeurs de l’organisme ; c’est ce qu’on appelle la période d’incubation. Pendant cette période les malades jouissent en apparence d’une parfaite santé, et assurément ils sont loin de se croire menacés d’un danger imminent. Eh bien ! pendant le sommeil, ce travail morbide peut, dans certains cas, devenir sensible et appréciable, et provoquer des rêves qui auront des rapports plus ou moins directs ou sympathiques avec l’organe dans lequel s’opère ce commencement de travail pathologique. Ainsi, par exemple, supposons que l’organe lésé soit le foie ou le cœur, le malade rêvera qu’il est percé par une épée, un poignard, un instrument quelconque qui traversera ces organes ; et si ces rêves se répètent souvent, on pourra les regarder comme des signes précurseurs d’une affection grave dont le médecin pourra peut-être prévenir les effets par des moyens préventifs appropriés. Les exemples suivants prouvent la vérité de cette assertion : « Arnaud de Villeneuve rêve qu’il est mordu par un chien à la jambe, et peu de jours après un ulcère cancéreux se développe sur le même point.

« Le savant Conrad Gesner rêva une nuit qu’il était mordu au côté gauche de la poitrine par un serpent et une lésion grave et profonde ne tarda pas à se montrer dans cette même partie. C’était un anthrax malin qui se termina par la mort au bout de cinq jours.

« M. Teste, l’ancien ministre de Louis-Philippe, rêva trois jours avant sa mort qu’il avait une attaque d’apoplexie, et trois jours après son rêve il succombait effectivement à cette affection.

« Moi-même, ajoute enfin le docteur Macario, j’ai rêvé une nuit que j’avais un violent mal de gorge. À mon réveil, j’étais bien portant, mais quelques heures plus tard je fus atteint d’une amygdalite intense.

« Plusieurs fièvres ataxiques sont souvent signalées par des rêves. On a vu même des maladies épidémiques dont les songes étaient le précurseur constant. »

Cette thèse, que j’appuierai de mes observations personnelles, est soutenue par M. Macario avec assez d’étendue : « La sensibilité externe étant parfois affaiblie au point de sembler presque suspendue, durant le sommeil, et la sensibilité interne, par contre, acquérant un énorme surcroît d’activité, les besoins organiques et les actes intimes de la vie végétative sont une source inépuisable de rêves féconds en enseignements précieux. « La sensibilité morale, c’est-à-dire cette disposition tendre et délicate de l’âme humaine à être touchée et émue, devient aussi d’une vivacité extrême. De là le développement remarquable qu’acquiert le sentiment de la pitié, de la compassion, etc., dans les songes, au point de nous réveiller les yeux baignés de larmes. La joie, les chagrins, les peines et les plaisirs sont aussi plus vifs et plus profonds que dans la vie réelle livre [6]. »

Charma et Brillat-Savarin, deux auteurs d’inspirations si différentes, s’étaient déjà trouvés d’accord sur le même sujet.

« Ne nous est-il pas démontré, avait écrit Charma, que nos affections malveillantes et bienveillantes s’élèvent, quand nous dormons, la liberté ne les contenant plus que d’une main affaiblie, à un degré d’exaltation auquel, pendant la veille, notre raison pleine et entière ne leur permet pas de monter ? Affirmons hardiment que, dans les mêmes conditions et pour les mêmes causes, notre faculté de souffrir ou de jouir s’épanouira avec une vigueur qu’éveillés nous ne lui aurions pas soupçonnée. »

Brillat-Savarin avait épanché, de son côté, cette boutade sensualiste : « Il n’y a que peu de mois que j’éprouvais en dormant une sensation de plaisir tout à fait extraordinaire. Elle consistait en une espèce de frémissement délicieux de toutes les parties qui composent mon être. C’était une espèce de fourmillement plein de charmes qui, partant de l’épiderme depuis les pieds jusqu’à la tête, m’agitait jusque dans la moelle des os. Il me semblait avoir une flamme violette qui se jouait autour de mon front.

Lambire flamma comas et circum tempora pasci.

« J’estime que cet état, que je sentis bien physiquement, dura au moins trente secondes, et je me réveillai rempli d’un étonnement qui n’était pas sans quelque mélange de frayeur.

« De cette sensation qui est encore très présente à mon souvenir et de quelques observations qui ont été faites sur les extatiques et sur les nerveux, j’ai tiré la conclusion que les limites du plaisir ne sont encore ni connues ni posées, et qu’on ne sait pas jusqu’à quel point notre corps peut être béatifié. J’ai espoir que, dans quelques siècles, la physiologie à venir s’emparera de ces sensations extraordinaires, les procurera à volonté, comme on procure le sommeil par l’opium, et que nos arrière-neveux auront par là des compensations pour les douleurs atroces auxquelles nous sommes quelquefois soumis [7]. »

Le fait de l’excessive exaltation de la sensibilité en rêve est un de ceux que personne n’a contestés. Quant au vœu formé par Brillat-Savarin, je crois qu’il ne sera pas nécessaire d’attendre plusieurs siècles pour le voir, en partie du moins, réalisé. Les moyens d’évoquer et de diriger les illusions de nos rêves, que je dois indiquer dans la dernière partie de ce volume, permettront, j’espère, au lecteur d’arriver lui-même à des résultats immédiats et tout à fait concluants.

Je n’ai pas voulu suivre M. Lemoine dans sa théorie analytique du somnambulisme et du magnétisme, pour ne point m’égarer avec lui dans un nouveau champ de discussions que je n’ai pas suffisamment exploré. La façon dont M. le docteur Macario envisage cette double question ne saurait m’imposer la même réserve, puisque à ses yeux, comme à ceux du docteur Moreau (de la Sarthe) et comme aux miens, le somnambulisme spontané ou artificiel n’est autre chose qu’une modification plus ou moins anormale du sommeil et des songes naturels.

« Il n’y a point de développement ou création de nouvelles facultés dans le somnambule ; il n’y a, il ne peut y avoir que surexcitation de ses facultés naturelles, dont la sphère d’activité se trouve alors prodigieusement agrandie. L’âme du somnambule ne brise donc point, si ce n’est par métaphore, les liens qui la rattachent à la terre ; ses sens ne sont pas même transposés, comme le prétendent certains magnétiseurs ; seulement la sensibilité devient plus exquise, toutes ses facultés acquièrent une plus grande extension et une plus grande activité. Pour expliquer, autant qu’il est possible de le faire, les facultés des somnambules, il suffit donc d’étendre, d’amplifier le champ d’activité d’une faculté naturelle et commune à tous les hommes, à savoir la perceptibilité. On voit déjà par là que l’étude des phénomènes somnambuliques entre dans le domaine de la physiologie. » (Page 181.)

« Et d’abord il est certain que des faits donnés étant connus, les somnambules peuvent en prévoir les suites avec plus de netteté que ne le peuvent faire des esprits supérieurs par l’enchaînement logique des choses ; car alors l’esprit du somnambule se concentre en lui-même comme les rayons lumineux dans un foyer et devient très lucide. Sa faculté de perception acquiert une activité surprenante, et sa mémoire un degré de précision fabuleux ; les souvenirs les plus fugitifs et les plus éloignés se retracent alors avec une netteté et une exactitude qui tiennent du prodige. De ces réminiscences si précises et si fraîches, il pourra tirer des déductions d’une justesse telle qu’elle semble appartenir à la divination ; d’un fait accompli, d’un mot, de l’ombre d’un souvenir, du moindre indice, il tirera des conclusions pour l’avenir, et l’avenir viendra le justifier. » (Page 214.)

Ce que pense M. le docteur Macario des phénomènes semi-merveilleux du somnambulisme est exactement ce que je pense moi-même de certains rêves dans lesquels nous semblons deviner le présent et même prévoir l’avenir. Bon nombre de faits que j’ai entendu rapporter avec admiration, comme preuves à l’appui d’une lucidité magnétique vraiment surnaturelle, m’ont paru s’expliquer le plus naturellement du monde par les lois habituelles de la psychologie des songes. Ainsi certains troubles organiques d’une apparence singulière n’étonnent pas celui qui sait quelque peu l’anatomie du corps humain. La clef de plus d’un phénomène magnétique, réputé merveilleux pour n’être qu’exceptionnel, pourrait donc bien se trouver tout simplement dans l’analyse approfondie de nos rêves de chaque nuit ; et des recherches de la nature de celles que recommande ce volume seraient le véritable secret pour les découvrir.

M. le docteur Cerise ne se montre pas moins disposé que je ne le suis à signaler l’étude des rêves naturels comme digne avant tout de captiver notre plus sérieuse attention. Un dernier emprunt que je vais lui faire terminera cette revue des écrivains qui se sont préoccupés du sommeil et des songes à diverses époques. On y lira, sur les faits magnétiques en général, quelques considérations auxquelles je m’associe d’ailleurs entièrement.

« Aller, venir, allumer des bougies, faire une besogne de ménage, descendre à la cave, monter au grenier, tout cela est digne sans doute de respect ; mais je n’ai nulle intention de m’y arrêter.

« II y a des rêves ordinaires auxquels on prête moins d’attention, et qui, à mon avis, en méritent davantage. Rappelez-vous ce que nous voyons de merveilleux, de magnifique dans quelques-uns de nos rêves ordinaires, que ce soit une église dans toute la splendeur d’une grande cérémonie religieuse et nationale (comme cela m’est arrivé dans un rêve en l’honneur de l’Irlande affranchie par O’Connel) ; que ce soit dans un tableau d’une noble composition et d’une admirable exécution, ou toute autre œuvre d’art que vous voudrez, c’est notre esprit qui les crée en les voyant, ou qui les voit en les créant. Étonnante simultanéité de la conception, de la composition, du regard et de la jouissance ! Que d’innombrables détails choisis et disposés avec une exquise convenance sont mis en scène et concourent à l’effet d’un merveilleux ensemble, comme si le génie, aidé de longues études et de profondes réflexions, y avait présidé ! J’appelle votre attention sur cette spontanéité de l’esprit, pour laquelle le temps ni l’effort n’existent point, et qui improvise un chef-d’œuvre comme un nuage orageux improvise un éclair.

« Cette simultanéité d’actions diverses se concilie peu, il faut le dire, avec la passivité absolue de l’âme dans les rêves ; car il faudrait croire que le cerveau fait mieux et plus vite sa besogne quand l’esprit ne s’en mêle point. En tout cas, elle laisse bien loin derrière elle le vulgaire somnambulisme qui consiste à faire bêtement, les uns après les autres, des choses d’un ordre peu élevé et cent fois répétées.

« Entre le rêve où l’imagination déploie toutes ses magnificences et le rêve où une vision clairvoyante et prophétique prodigue des révélations, il y a encore toute la distance qui sépare les illusions de la vérité. Cette distance, occupée par des phénomènes intermédiaires très considérables, est immense. Les plus extraordinaires, les plus sublimes spectacles offerts au rêveur ne valent pas un seul regard du visionnaire heureux qui atteint la réalité à travers les abîmes du temps et de l’espace, dans les ténèbres de la nuit sombre et de l’ignorance profonde. Mais il faut savoir si ce regard est bien sûr, si la réalité qu’il a atteinte n’est pas un mensonge, si, en un mot, la vérité n’est pas illusion. Là est la difficulté.

« Quant à cette même clairvoyance dont tant d’exemples sont racontés tous les jours, elle m’intéresse peu, je l’avoue, parce qu’aucun des malheurs que nous redoutons le plus et qui nous accablent n’est par elle prévu ni prévenu, parce que par elle nulle infortune n’est soulagée, aucun bien apporté, aucun problème résolu. L’authenticité manque à ses succès. Permettez-moi donc de ne pas toucher à des problèmes insolubles à propos de prophètes inutiles et de pythonisses stériles. Je ne pardonnerai point aux somnambules dits magnétiques, clairvoyants ou lucides, de n’avoir jamais prévu ni découvert rien d’important, pas plus pour les individus que pour les peuples, et surtout d’avoir pâli devant la concurrence des tables tournantes. Ils ont prodigué de grands prodiges que l’on conteste dans de petites choses qu’on ne vérifie point. Aussi les plus célèbres d’entre eux passent-ils sur la terre comme l’insecte dans l’air, comme le poisson dans l’eau, sans laisser un écho de leur bruit, sans laisser une trace de leur passage livre [8]. »

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  1. Le Sommeil et les Rêves, par Alfred Maury, de l'Institut, Paris, 18 .
  2. Ne pas faire de confusion entre cette prétendue réper-cussion spontanée et ce qui se produit quand une sensation réelle vient à réveiller une idée, en évoquant par suite son image solitaire. C’est ce qui arrive à M. Maury quand il a un élancement dans le pied, et qu’il voit apparaître aussitôt un pied dans son rêve. C’est ce qui arrive dans les rêves génésiques, alors qu’une surexcitation ou qu’une pléthore des organes entretiennent des rêves lascifs, en répétant sans cesse des sensations physiques qui appellent des images en rapport avec les souvenirs qu’elles évoquent.
  3. « On a trop appuyé, pour le sommeil, sur la distinction de l’âme et du corps. Les deux mécanismes agissent de concert et gardent leurs relations réciproques » (p. 22).
    « Plus l’engourdissement moral domine, plus le rêve est vague, fugace, plus certains organes ont été éveillés dans le sommeil, plus le rêve laisse, au contraire, sa trace dans notre esprit.
    « Ajoutons que certaines parties du cerveau peuvent demeurer éveillées, et même être susceptibles d’un haut degré de surexcitation, tandis que d’autres restent engourdies ; l’affaiblissement dont est atteinte une faculté et nécessairement l’organe encéphalique qui y préside pouvant varier d’ailleurs pendant la durée du sommeil » (p. 36 à 37).
    « Le rêve, en un mot, tient à ce que certaines parties de l’encéphale et des appareils sensoriaux restent éveillés, par suite d’une surexcitation qui s’oppose à l’engourdissement complet » (p. 53).
    « Nul doute que selon la partie du cerveau ou du système nerveux qui est attaquée, selon le genre de lésion des organes de la vie intelligente (dans l’aliénation mentale), telle ou telle passion ne puisse être plus ou moins surexcitée ou affaiblie » (p. 145).
  4. Pages 26 et 28.
  5. Du sommeil, des rêves et du somnambulisme, Paris, 1857.
  6. Macario, Du sommeil, des rêves et du somnambulisme, ch. II.
  7. Brillat-Savarin, Physiologie du goût.
  8. Introduction à l'ouvrage de M. le docteur Macario, du sommeil, des rêves et du somnambulisme, par M. le docteur Cerise ; page XXIV et suiv..