Les Rêves et les moyens de les diriger/I-IV
Ceux qui traitent des sciences philosophiques et psychologiques sont convenus d’entendre par l’association des idées cette affinité en vertu de laquelle les idées s’appellent les unes les autres, soit qu’il existe entre elles une parenté facile à reconnaître, soit que certaines particularités subtiles, certaines origines ou abstractions communes deviennent un lien mystérieux qui les unit, Je laisserai donc à cette expression sa valeur accoutumée, et rappelant ici des principes que j’ai posés plus haut, à savoir : 1° lorsque les images du rêve sont uniquement la représentation aux yeux de l’esprit des objets qui occupent la pensée ; 2° que l’image solidaire de chaque idée se présente aussitôt que cette idée surgit ; je dirai : le panorama mouvant de nos visions correspondra exactement au défilé des idées sensibles ; il y aura corrélation parfaite entre le mouvement déterminé par l’association des idées, et l’évocation instantanée des images qui viendront successivement se peindre aux yeux de notre esprit.
La vision n’est donc que l’accessoire ; le principal, c’est l’idée même. L’image du rêve est donc exactement à l’idée qui l’appelle ce que l’image de la lanterne magique est au verre éclairé qui la produit. Cette solidarité étant bien reconnue, cette distinction entre la cause et l’effet bien établie, c’est uniquement la marche, l’association et, si j’ose me servir de ce mot, la promiscuité occasionnelle des idées, en songe, qu’il faudra s’attacher à bien analyser, pour comprendre le tissu des rêves, et pour expliquer aussi tant de complications bizarres, tant de conceptions fantasques, tant d’incohérences apparentes, qui ne sont plus que des phénomènes parfaitement simples et parfaitement logiques, dès qu’on a pu saisir, à son origine, l’ordre très-rationnel de leur développement.
À l’aide de mes observations personnelles j’essayerai plus loin d’éclairer quelques sentiers perdus de ce dédale ; je désire toutefois rappeler d’abord ce que tout le monde a pu constater.
Durant l’état de veille, sous l’empire des préoccupations de la vie réelle, nous guidons nos idées dans la voie qu’il nous plaît de leur assigner, et cela sans leur permettre de vagabonder en s’échappant par les chemins de traverse. Nous avons cependant des instants de passivité morale, pendant lesquels nous faisons ce qu’on est convenu de nommer rêvasser. Cet état est un intermédiaire entre la veille et le songe. Chacun s’en est aperçu plus d’une fois en chemin de fer, alors que l’appel d’une station ou toute autre circonstance fortuite le rappelant brusquement au sentiment de la vie réelle, lui a fait surprendre à l’improviste les opérations de son propre esprit. Or les principales lois qui régissent, en songe, la marche spontanée des idées se manifesteront dans cette situation.
La dernière pensée qui m’ait préoccupé, avant de m’abandonner à cette rêvasserie, a été, je suppose, celle d’un ami dont j’avais reçu récemment des nouvelles, et qui voyage en Italie pour son plaisir. Sa lettre m’a rappelé un séjour à Rome que je fis moi-même, et le souvenir du Colisée s’est présenté tout aussitôt. Il m’était arrivé de rencontrer au Colisée un peintre de ma connaissance, homme excellent et de grand talent qu’une mort prématurée devait enlever peu de temps après. Je pense au jour où l’on vendit ses tableaux et ses toiles inachevées. Une esquisse me revient surtout en mémoire ; elle représentait deux petits paysans bretons pleins de grâce et de vie, s’efforçant de manier, comme leurs grands frères, la bêche pesante et le bruyant fléau. Alors, je me reporte au temps où j’aimais, moi aussi, à m’emparer des outils et des arrosoirs de notre jardinier, bien lourds pour mes bras de dix années. Et me voilà perdu dans le flot confus des souvenirs d’enfance qui m’entraînera bien loin à son tour.
Ajoutez les images, et cette rêvasserie sera le songe lui-même. Les images ? mais n’avaient-elles point déjà commencé à se montrer plus ou moins précises, quand le bruit du train qui s’arrête m’a tout à coup tiré de ma somnolence ou de mon sommeil ?
Un philosophe de Genève, Georges Le Sage, faillit, dit-on, devenir fou, en s’efforçant inutilement de surprendre dans son propre esprit la transition de la veille au sommeil, ou pour mieux dire au songe. Il avait dû lui arriver cependant d’éprouver, en poste ou en diligence, ce que je disais tout à l’heure avoir été observé en chemin de fer par chacun de nous. Son tort fut donc tout simplement de n’avoir pas compris que cette rêvasserie, c’était le songe lui-même à son début ; et qu’en se torturant l’esprit par une préoccupation incessante, il arrêtait précisément ce cours naturel et spontané des idées, sans lequel le passage de la veille au sommeil ne peut s’accomplir.
À mesure que le corps s’engourdit, à mesure que la réalité s’oublie, l’esprit entrevoit de plus en plus distinctement les images sensibles des objets qui l’occupent. Si l’on pense à quelque personne ou à quelque site, le visage, les vêtements, les arbres ou les maisons qui font partie de ces images cessent peu à peu de n’être que des silhouettes confuses, pour se dessiner et se colorer de plus en plus nettement. Je demanderai même, entre parenthèses, à tous ceux qui connaissent les insomnies et qui attendent parfois le sommeil avec impatience, s’ils n’ont pas remarqué souvent que ce sommeil tant désiré est enfin bien proche, dès qu’ils commencent à distinguer des visions un peu nettes, dans leurs assoupissements momentanés. C’est que ces assoupissements avec visions claires étaient déjà des instants de sommeil véritable. La transition s’opère de la rêverie simple au rêve le plus lucide sans que pour cela l’enchaînement des idées soit aucunement interrompu.
Mais, pourra-t-on me demander, comment expliquerez-vous ces rêves incohérents, monstrueux, bizarres, informes, dont aucun type n’a pu se rencontrer dans la vie réelle, ni laisser par conséquent dans la mémoire son cliché-souvenir ? Cet enchaînement d’idées tout naturel que nous constatons dans la rêvasserie, et que vous nous dites être le songe lui-même, n’en paraît contenir aucun élément.
À cela je répondrai d’abord que, toute simple qu’elle soit, cette rêvasserie de l’homme assoupi contient un premier germe d’incohérence, lequel résultera de la confusion de temps et de lieu. Le souvenir évoqué d’un événement, d’une personne ou d’une chose ayant fait impression sur nous à une époque quelconque de notre vie, entraîne avec lui, comme fond de tableau, l’image de la maison, du jardin, de la rue, du site en un mot, au milieu duquel l’impression s’est originairement produite. Tant qu’on ne fera que penser, ce tableau restera dans l’ombre, mais il se dessinera dès qu’il y aura rêvasserie profonde, et se montrera tout à fait quand le sommeil sera complet. Or, il arrivera souvent que ce tableau ne s’effacera pas aussi vite que la pensée dont il fut solidaire, et, comme un décor de théâtre qui ne serait pas assez promptement changé pour le jeu de la scène, on le verra n’avoir plus aucun rapport de lieu ni d’époque avec les épisodes qui s’accomplissent devant lui. C’est ainsi que si je me crois premièrement en Suisse, où j’aperçois des chalets qui me rappellent celui de Jules Janin, à l’entrée du bois de Boulogne, et si le souvenir de Jules Janin me remet en mémoire quelque célèbre cantatrice que j’aurai rencontrée chez lui, j’imaginerai peut-être que j’entends chanter cette artiste au milieu des cascades ou des glaciers.
Ce qui a lieu pour ce fond de tableau se produira de même à l’égard d’un grand nombre d’accessoires, ou même de quelques images fortement accusées, qui occuperont encore l’esprit après que l’idée première aura disparu pour faire place à une autre. Je crois, par exemple, assister d’abord à une course de taureaux, où l’un des toreros est mortellement frappé par la bête furieuse ; puis, grâce à l’association des idées, je me trouve transporté chez des amis de Normandie (où jadis aussi j’avais aperçu un taureau furieux). Je verrai peut-être encore, au milieu d’une scène très-paisible, ce cadavre ensanglanté qui m’a trop vivement ému pour s’évanouir de ma pensée aussi rapidement que l’arène et les spectateurs.
Dans l’exemple que je viens de donner, il y a seulement incohérence pure et simple, rapprochement d’images sans corrélation apparente ; mais sous l’influence des mêmes lois, il pourra se produire un autre phénomène remarquable dont j’ai constaté maintes fois les étonnantes conséquences, après qu’une heureuse observation m’en eut donné la clef. Une nouvelle comparaison tirée des effets de la lanterne magique sera, je crois, très-propre à le définir.
Si vous vous avisez de faire passer un second verre dans la lanterne avant que le premier ne soit retiré, deux choses que voici pourront également advenir : ou bien les figures peintes sur les deux verres, se présentant à côté les unes des autres, formeront un ensemble hétérogène dans lequel Barbe-Bleue se trouvera face à face avec le Petit-Poucet ; ou bien elles paraîtront juxtaposées, auquel cas Barbe-Bleue aura deux têtes disparates, quatre jambes, ou un bras menaçant qui lui sortira de l’oreille.
La première hypothèse nous montrera le cadavre du torero, étendu, sans que personne y fasse attention, au milieu d’une famille tranquille occupée à causer chasse et jardinage ou à prendre le thé. La seconde enfantera les anomalies les plus variées, dont je donnerai plus loin quelques exemples, mais dont chacun trouvera dans sa propre expérience des exemples bien autrement nombreux. À l’égard des combinaisons de ce genre, on sera vis-à-vis de l’infini.
Deux idées, avec leurs images, pourront parfois aussi se présenter, pour ainsi dire, de front, appelées en même temps par l’enchaînement des souvenirs. Ce serait alors comme si l’on passait deux verres à la fois devant l’objectif de la lanterne. Combinaison presque identique ; identité de résultat. Je songe, par exemple, aux sphinx rapportés de Sébastopol, qui ornent la grille des Tuileries. L’association des idées évoque immédiatement et simultanément l’image de l’un de mes amis tué à la guerre de Crimée, et le tableau des ruines de Memphis où d’autres sphinx sont figurés. J’aperçois aussitôt cet ami défunt depuis plusieurs années, et je crois le voir en Égypte visitant avec moi ces vestiges d’une grandiose antiquité.
Une autre cause de monstruosité et de bizarrerie dans nos songes, qui n’est ni la moins curieuse ni la moins fréquente, et qui produit, en fait d’incohérence, les résultats les plus inconcevables au premier abord, c’est une disposition qu’a notre esprit, durant le sommeil, de procéder souvent par abstraction, quant à sa manière d’envisager les divers sujets dont le souvenir est évoqué.
Il reporte alors d’un sujet sur un autre quelque qualité ou quelque manière d’être qu’il a saisie de préférence. Si la maigreur d’un cheval étique le frappe particulièrement dans l’attelage d’une pauvre carriole qu’il aperçoit en rêve, et si cette carriole le fait songer à quelque métayer pourvu d’un attelage à peu près semblable, il reportera peut-être l’idée abstraite de maigreur et de dépérissement sur ce métayer qui surgit à son tour au milieu du songe, et il le verra prêt à rendre l’âme. Ou bien, au contraire, si c’est l’idée de l’attellement qui l’a préoccupé davantage, il verra le métayer lui-même sous le harnais, sans en éprouver le moindre étonnement.
Parfois enfin, l’évocation successive des réminiscences s’enchaîne uniquement par des similitudes de formes sensibles, ce qui est d’ailleurs une sorte d’abstraction capable d’enfanter les composés les plus étranges. Sans l’appliquer aux songes, Granville avait eu le sentiment de ces mutations capricieuses, quand son crayon nous montrait une série graduée de silhouettes commençant par celle d’une danseuse et finissant par celle d’une bobine aux mouvements furieux.
Ce dernier phénomène a lieu surtout durant les instants de grande passivité morale, alors que l’âme, recueillie comme au fond d’une tribune, semble considérer avec distraction la série des images plus ou moins nettes qui défilent devant elle.
On voit que selon la manière dont elle se produit et se combine, la seule évocation des souvenirs emmagasinés dans les arcanes de la mémoire suffit pour amener les rêves en apparence les plus étonnants. Encore n’ai-je parlé jusqu’ici que du rêve où les idées s’enchaînent et se déroulent d’elles-mêmes, sans qu’aucune cause physique, interne ni externe, n’en vienne compliquer, interrompre ou modifier le cours ; éventualité qui se présentera rarement, tant seront fréquents au contraire les petits accidents de toute sorte, qui surgissant les uns en dehors de nous-mêmes (bruits, chaleur, contact, etc.), les autres dans notre propre organisme (oppression, mouvements nerveux, etc.), réveilleront aussitôt des idées en rapport avec les impressions auxquelles elles furent originairement liées, et ne manqueront point de jeter ainsi à la traverse du rêve préexistant tout le contingent des images solidaires de ces idées nouvelles, sauf à laisser l’esprit se débrouiller comme il le pourra de cet amalgame hétérogène. Que de complications, que de superpositions, que d’anomalies on doit s’attendre à rencontrer dès lors sans en être surpris !
Ce fait, qu’il s’établit souvent chez l’homme endormi une corrélation immédiate entre les impressions que subit le corps et les idées qui forment le rêve, est si universellement reconnu que je ne crois pas devoir m’arrêter à le démontrer. Ce qui demeure à étudier, c’est l’action variée de ces diverses impressions sur la trame de nos rêves, et j’estime qu’en fait de songe naturel, il n’en est point de si bizarre ni de si complexe qui ne procède de l’un ou de l’autre de ces deux phénomènes, ou bien de ces deux phénomènes réunis :
1° Déroulement naturel et spontané d’une chaîne continue de réminiscences ;
2° Intervention subite d’une idée étrangère à celles qui formaient la chaîne, par suite de quelque cause physique accidentelle.
Une analyse plus approfondie des opérations de l’esprit en rêve, des observations multipliées, des expériences concluantes devront maintenant développer, démontrer, prouver ce qui vient d’être exposé succinctement ; et nous aurons à voir aussi comment un troisième élément peut concourir à la formation des rêves, lequel, à son tour, procédera de l’action de la volonté prolongée durant le sommeil. Mais avant d’entrer dans ces nouveaux développements, il sera bon, je crois, de jeter un rapide coup d’œil sur l’histoire de la science onéirocritique elle-même, et d’examiner les opinions professées à diverses époques par les chefs d’écoles et les écrivains les plus en renom. Le lecteur sera mieux préparé pour juger les questions qui lui seront soumises ensuite et pour peser la valeur relative des points les plus importants à bien éclaircir.
◄ III | Deuxième partie ► |