Les Rétractations (Augustin)/I/XIII

Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 320-322).
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CHAPITRE XIII.

de la vraie religion. — un livre.


1. C’est aussi en ce moment que j’écrivis le livre de la Vraie Religion. On y expose à fond et avec étendue que le seul vrai Dieu, c’est-à-dire la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, doit être l’objet du culte de la vraie religion ; par quelle grande miséricorde ce Dieu a accordé aux hommes dans l’économie des temps la religion chrétienne, qui est la vraie religion, et combien l’homme doit s’assujettir à ce culte divin par un genre de vie déterminé. Mais c’est surtout contre les deux natures des Manichéens que ce livre s’élève.

2. Je dis en un endroit : « Tenez pour manifeste et pour acquis qu’il n’aurait jamais pu y avoir d’erreur dans la religion, si l’âme ne rendait les honneurs divins à l’âme, au corps, ou à ses fantastiques imaginations[1]. » J’ai employé ici le mot d’âme pour signifier toute créature incorporelle ; en cela je n’ai pas suivi l’usage des Écritures. Quand elles se servent du mot âme sans métaphore, j’ignore si elles veulent qu’on comprenne seulement celle qui anime les animaux mortels, parmi lesquels sont les hommes eux-mêmes en tant que mortels. Peu après, j’ai mieux et plus brièvement exprimé le même sens en disant : « Ne servons donc point la créature de préférence au Créateur, et ne nous perdons pas dans la vanité de nos pensées : voilà la religion parfaite[2]. » En employant ici le seul mot de créature, j’ai désigné à la fois la créature spirituelle et la créature corporelle. Et au lieu des « fantastiques imaginations, » j’ai dit : « Et ne nous perdons pas dans la vanité de nos pensées.»

3. Quand j’ai ajouté : « C’est de notre temps la religion chrétienne dont la connaissance et la pratique fait la certitude et la sécurité du salut ; » j’ai eu égard au nom et non à la chose qu’il exprime. Car ce qui se nomme aujourd’hui religion chrétienne, existait dans l’antiquité et dès l’origine du genre humain jusqu’à ce que le Christ s’incarnât, et c’est de lui que la vraie religion qui existait déjà, commença à s’appeler chrétienne. En effet lorsque, après sa résurrection et son ascension, les Apôtres se mirent à le prêcher et que beaucoup croyaient déjà, ses disciples commencèrent à être appelés chrétiens à Antioche d’abord, comme il est écrit[3]. C’est pourquoi j’ai dit : « C’est de notre temps la religion chrétienne, » non pas qu’elle n’ait point existé dans les temps antérieurs, mais parce qu’elle a reçu ce nom dans les temps postérieurs.

4. Ailleurs j’ai dit : « Appliquez-vous donc à ce qui suit, avec piété et avec soin, autant que vous le pourrez ; car Dieu aide ceux qui sont tels[4]. » Il ne faudrait pas comprendre ce mot tels dans le sens que Dieu n’aide que ceux qui sont tels, puisqu’il aide ceux-là mêmes qui ne le sont point pour les rendre tels, c’est-à-dire qu’il les aide pour qu’ils cherchent avec piété et avec diligence ; tandis que ceux qui sont tels, il les aide pour qu’ils trouvent. Plus loin : « Il sera ensuite équitable qu’après la mort corporelle, que nous devons au péché originel, ce corps soit rendu, à son temps et dans son ordre, à sa stabilité primitive[5]. »Cette phrase doit se prendre dans le sens que la stabilité primitive du corps que nous avons perdue par le péché, comportait tant de félicité, qu’il ne devait pas éprouver le déclin de la vieillesse. Cette stabilité primitive lui sera restituée à la résurrection des morts. Il aura davantage encore ; car il n’aura pas besoin d’être entretenu par les aliments corporels. Mais il sera suffisamment animé par l’esprit seul lorsqu’il ressuscitera pour s’unir à un esprit vivifiant et que par là il sera devenu un corps spirituel ; tandis que dans l’origine, bien qu’il ne dût pas mourir si l’homme n’eût pas péché, comme il était formé pour une âme vivante il était simplement un corps animal.

5. Ailleurs encore : « Le péché est un mal si volontaire, qu’il n’y a pas de péché là où il n’y a pas de volonté[6]. » Cette définition peut paraître fausse ; mais en la discutant avec soin, on trouve qu’elle est parfaitement vraie. En effet, il faut nommer péché ce qui est seulement péché, et non pas ce qui est aussi la peine du péché, comme je l’ai montré ci-dessus à propos d’un passage du livre troisième du traité du Libre Arbitre[7]. Néanmoins, même des actes qu’à bon droit on appelle des péchés involontaires, parce qu’ils sont commis ou sans qu’on le sache, ou sous la contrainte, ne peuvent pas être commis absolument sans volonté. Car, celui qui pèche par ignorance, agit cependant volontairement, pensant accomplir un acte licite quand cet acte ne l’est pas ; et celui qui, dans la concupiscence de la chair contre l’esprit, ne fait pas ce qu’il veut, éprouve à la vérité des désirs malgré lui ; et, en cela, il fait ce qu’il ne veut pas ; mais s’il est vaincu, il consent volontairement à la concupiscence ; et en cela il ne fait que ce qu’il veut : libre à l’égard de la justice, esclave à l’égard du péché. Quant au péché que dans les enfants on nomme péché originel, lorsqu’ils n’ont pas encore l’usage de leur libre arbitre, on n’a pas tort non plus de l’appeler volontaire, puisque, contracté à l’origine par la volonté dépravée de l’homme, il est devenu en quelque façon héréditaire. Je n’ai donc pas été en faute quand j’ai dit : « Le péché est un mal si volontaire, qu’il n’y a pas de péché s’il n’y a pas de volonté. » C’est pourquoi la grâce de Dieu enlève non-seulement les fautes antérieures chez tous ceux qui sont baptisés en Jésus-Christ, ce qui arrive par l’esprit de régénération ; mais même dans les adultes, le Seigneur assainit la volonté et la prépare, ce qui arrive par l’esprit de foi et de charité.

6. Dans un autre endroit, quand j’ai dit de Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Il n’a rien fait par force, mais tout par conseil et par persuasion[8] ; » je n’avais pas présent à l’esprit qu’il avait chassé à coups de fouet les vendeurs et les acheteurs du temple. Mais qu’est-ce que cela ? Quelle en est l’importance ? Il est vrai aussi que, quand il chassait malgré eux les démons qui possédaient les hommes, il employait non le langage de la persuasion, mais la force de la puissance.

Ailleurs aussi j’ai dit : « Il faut d’abord suivre ceux qui enseignent qu’il n’y a qu’un seul Dieu suprême, qu’un seul vrai Dieu, et qu’il faut l’adorer seul ; si la vérité ne brille pas en eux, il faudra alors quitter la place. » On pourrait croire que je parais en cela douter en quelque sorte de la vérité de cette religion. J’ai écrit ces paroles dans le sens qui convenait à celui à qui je m’adressais ; car lorsque j’ai dit : « Si la vérité ne brille pas en eux, » je n’ai jamais douté qu’elle n’y brillât. Absolument comme parle l’Apôtre : « Si le Christ n’est pas ressuscité[9] ; » et certes, il ne doute pas de sa résurrection.

7. J’ai écrit en un autre passage : « La continuation de ces miracles jusqu’à notre temps n’a pas été permise, de peur que l’âme ne cherchât toujours que des choses visibles, et de peur que le genre humain ne se refroidît par l’habitude à l’égard des merveilles dont « la nouveauté l’avait enflammé[10]. » Cela est très-vrai ; maintenant, en effet, l’imposition des mains qu’on donne à ceux qu’on baptise, ne leur confère pas le Saint-Esprit, de façon qu’ils parlent toutes les langues ; les prédicateurs du Christ, quand ils passent, ne vont pas jusqu’à guérir les infirmes par leur ombre ; les grands faits d’alors ont cessé, cela est manifeste. Mais il ne faudrait pas prendre mes paroles dans ce sens, qu’il n’y a point à croire qu’aucun miracle ne se fasse plus au nom du Christ. Moi-même, quand j’ai écrit ce livre, je savais qu’un aveugle avait été guéri à Milan près des corps des saints martyrs de cette ville[11]. Il y a beaucoup d’autres faits de ce genre qui arrivent de notre temps, tellement que nous ne pouvons les connaître tous, ni même énumérer tous ceux que nous connaissons.

8. Je me suis servi ailleurs de cette citation : « Tout ordre vient de Dieu, comme dit l’Apôtre. » Ce ne sont pas les propres paroles de l’Apôtre, quoique ce paraisse être sa pensée. Il dit : « Ce qui est, est ordonné de Dieu[12]. »Ailleurs j’ai dit : « Que personne ne nous trompe ; tout ce qui est blâmé à bon droit « est rejeté en comparaison de ce qui est meilleur[13]. » Cela s’applique aux substances et aux natures ; car c’est d’elles qu’on discutait et non des bonnes actions et des mauvaises. De même aussi ai-je dit : « Un homme ne doit pas être chéri d’un autre homme comme sont chéris les frères, les fils, les époux, les parents, selon la chair ; non plus que les voisins et les concitoyens ; car c’est là un amour temporel. Nous n’aurions pas, en effet, de telles affections qui dépendent de la naissance et de la mort, si notre nature, «persévérant dans l’accomplissement des préceptes et dans la ressemblance de Dieu, n’était pas réduite à cette vie corruptible[14] ». Je désapprouve complètement cette pensée, que j’ai déjà blâmée au premier livre sur la Genèse contre les Manichéens[15]. Elle conduit en effet à croire que les premiers époux n’auraient pas engendré de postérité, s’ils n’avaient pas péché ; comme s’il avait été nécessaire que les hommes fussent destinés à la mort, pour être Produits par l’union de l’homme et de la femme. Je ne voyais pas encore comment il se pouvait que des êtres non destinés à la mort naquissent d’autres êtres non destinés à la mort, si ce péché d’origine n’avait pas changé en pire la nature humaine ; je ne voyais pas non plus que, si par suite la fécondité et la félicité avaient demeuré le partage des parents comme des enfants, il naîtrait, jusqu’à ce que fût atteint un nombre fixe de saints prédestinés de Dieu, des hommes qui devaient régner avec leurs pères vivants et non succéder à leurs parents défunts. Ces parentés et ces alliances existeraient donc, même si personne n’eût péché et que personne ne mourût.

9. De même, j’ai écrit en un autre endroit «Tendons vers le même Dieu, et reliant nos âmes à lui seul, ce qui est, à ce que l’on croit, l’étymologie du mot religion, abstenons-nous de tout culte superstitieux[16]. » Je préfère l’étymologie que je cite. Pourtant je n’ignore pas que des auteurs latins donnent au mot de religion une autre origine, le faisant venir non de religare, mais de religere, mot composé de legere, pour eligere, élire, choisir, d’où religo, je choisis.

Ce livre commence ainsi : « Comme toute voie de vie bonne et heureuse. »

  1. C. X, II. 18.
  2. Ibid. XIX.
  3. Act. XI, 26.
  4. C. X, n. 18-20.
  5. C. XII, n. 25.
  6. C. XIV, n. 27.
  7. Ci-dess., C. IX, n. 5.
  8. C. XVI, n. 31
  9. I Cor. XV, n. 14.
  10. C. XXV, n. 46, 47.
  11. Saint Gervais et saint Protais. Conf. liv. IX, C. VII, n. 16.
  12. Rom. XIII, 1.
  13. C. XLI, n. 77-78.
  14. C. XLVI, n. 88.
  15. Rétr. Liv. i, c. X, n. 2.
  16. C. LV, n. 111.