Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 317-318).
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CHAPITRE X.

de la genèse contre les manichéens. — deux livres.


1. Établi en Afrique, j’ai écrit deux livres sur la Genèse contre les Manichéens. En montrant, par les dissertations de mes précédents ouvrages, que Dieu est le souverain bien, l’immuable Créateur de toutes les natures muables, et qu’il n’y a pas de nature ou de substance mauvaise en tant que nature et que substance, mon intention était en éveil contre les Manichéens ; cependant j’ai voulu publier ostensiblement contre eux ces deux livres pour la défense de l’ancienne loi, parce qu’ils l’attaquent dans leur folie avec une ardeur véhémente. Le premier traite de cette parole : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre[1], » et suit l’œuvre des sept jours jusqu’à celui où Dieu se repose. Le second explique depuis ces mots : « Ce livre est celui de la création du ciel et de la terre[2], » jusqu’à l’expulsion d’Adam et d’Ève du paradis et la garde de l’arbre de vie confiée au chérubin. À la fin du livre, j’ai opposé la croyance de la vérité catholique à l’erreur des Manichéens, résumant avec rapidité et clarté ce qu’ils disent et ce que nous disons.

2. Quand j’ai dit : « Il ne repaît pas les regards des êtres sans raison, mais les cœurs purs de ceux qui croient en Dieu et qui s’élèvent de l’amour des choses visibles et temporelles, à l’accomplissement de ses préceptes ; ce que les hommes peuvent tous, pourvu qu’ils le veuillent[3] ; » il ne faut pas que les Pélagiens, ces nouveaux hérétiques, s’imaginent que j’ai parlé dans leur sens. Il est absolument vrai, en effet, que tous les hommes ont ce pouvoir, pourvu qu’ils le veuillent ; mais la volonté est préparée par le Seigneur, et elle est tellement aidée par le don de la charité qu’elle peut y parvenir. Si je n’ai pas donné alors cette explication, c’est qu’elle n’était point nécessaire à la question présente. J’ai écrit que cette bénédiction de Dieu : « Croissez et multipliez[4], » s’est appliquée, après le péché, à la fécondité charnelle[5] ; mais je ne l’approuve nullement, si on ne peut l’expliquer que par la pensée que les hommes ne devaient pas avoir de fils à moins qu’ils ne péchassent. Parce qu’il y a des quadrupèdes et des oiseaux qu’on voit se nourrir exclusivement de chair, il ne serait pas non plus logique de supposer qu’il n’y a qu’une allégorie dans ce qui est dit que les plantes et les arbres à fruits sont donnés en nourriture, dans le livre de la Genèse, à toutes les espèces d’animaux, d’oiseaux et de reptiles[6]. Il pourrait en effet se faire que les animaux fussent aussi nourris par les hommes avec les fruits de la terre, si par l’obéissance dont ces hommes eux-mêmes, dans l’état d’innocence, auraient fait profession au service de Dieu, ils avaient mérité que tous les animaux et les oiseaux mêmes leur fussent absolument soumis. De même on peut s’étonner que j’aie dit du peuple d’Israël : « Par la circoncision corporelle et par les sacrifices, ce peuple, au milieu de l’océan des nations, suivait la loi de Dieu[7] » puisque le peuple d’Israël ne pouvait sacrifier au milieu des nations, et qu’il restait plutôt sans sacrifices comme nous le voyons encore aujourd’hui ; à moins toutefois qu’on ne considère comme un sacrifice l’agneau qui s’immole pour la pâque.

3. Dans le second livre, quand j’ai avancé que le nom de « nourriture » pouvait s’expliquer par la vie[8] ; comme les meilleures traductions portent non pas « nourriture », mais « foin », je n’ai pas été assez exact. On ne peut pas étendre la signification du mot « foin» à l’idée de vie, comme on peut le faire pour « nourriture. » Il me semble aussi que[9] je n’ai pas eu raison de traiter de prophétiques ces paroles : « Que t’enorgueillis-tu, terre et cendre[10] ? » Car elles ne sont pas dans le livre d’un de ces écrivains que nous soyons sûrs de pouvoir appeler prophètes. Et ce mot de l’Apôtre, quand il cite le témoignage suivant de la Genèse : « Le premier homme, Adam, a été « fait âme vivante[11], » je ne l’ai pas compris comme le voulait l’Apôtre. J’exposais en effet ceci : « Dieu souffla sur sa face un souffle de « vie, et l’homme fut fait âme vive ou âme « vivante[12]. » Or, l’Apôtre invoque cette citation pour prouver que le corps est animé, et moi j’ai voulu montrer que non pas le corps de l’homme seulement, mais tout l’homme avait été animé dès l’abord[13]. Quand ensuite j’ai dit : « Les péchés ne nuisent qu’à la nature qui les commet[14] ; » je l’ai dit en ce sens que celui qui nuit au juste, ne lui nuit pas véritablement, puisqu’il augmente sa récompense dans le ciel ; mais il se nuit à soi-même en péchant, parce que, à cause de sa volonté perverse, il recevra l’équivalent du dommage qu’il a causé. Les Pélagiens, sans doute, peuvent abuser de cette pensée dans leur sens et dire que les péchés d’autrui n’ont pas nui aux petits enfants, puisque selon moi : « Les péchés ne nuisent qu’à la nature qui les commet. » Mais ils ne considèrent pas que les petits enfants qui participent à la nature humaine, en subissent le péché originel, puisque la nature humaine a péché dans nos premiers parents et que, par suite, aucun péché ne nuit à la nature humaine excepté les siens. « Car le péché est entré dans le monde par un seul homme en qui tous ont péché[15]. » Aussi ai-je dit : « Les péchés ne nuisent qu’à la nature, et « non pas à l’homme qui les commet. » J’ai dit peu après : « Il n’y a pas de mal naturel[16] ; » ces hérétiques pourraient aussi peut-être s’en prévaloir frauduleusement ; mais ce mot s’applique à la nature telle qu’elle a été primitivement constituée sans défaut ; c’est elle qui s’appelle vraiment et proprement la nature de l’homme. En étendant le sens de cette expression, nous appelons aussi nature, celle que l’homme apporte en naissant ; ainsi l’Apôtre a dit : « Car nous avons été par nature, enfants de colère comme les autres[17]. » Cet ouvrage commence ainsi : « Si les Manichéens choisissaient ceux qu’ils veulent tromper. »

  1. Gen. I, 1.
  2. Gen. ii, 4.
  3. Liv. I, C. III, n.6.
  4. Gen. I, 28.
  5. Liv. I, C. XXX, n. 30.
  6. Liv. I, C. XX, n. 31.
  7. Ibid. C. XXIII, n. 40.
  8. Liv. II, C. III, n. 4.
  9. Ibid. C. V, n. 6.
  10. Eccli. X, 9.
  11. I Cor. XV, 45.
  12. Gen. ii, 7.
  13. Lib. ii, C. viii, n. 10.
  14. Ibid. C. XXIX, n. 43.
  15. Rom. V, 12.
  16. Liv. II, C. XXIX, n. 43.
  17. Éph. XI, 3.