Les Rétractations (Augustin)/I/XIV

Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 322-324).
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CHAPITRE XIV.

de l’utilité de la foi. — un livre à honorat.


1. J’étais prêtre à Hippone lorsque j’ai composé le livre de l’Utilité de la Foi que j’ai adressé à un de mes amis, séduit par les Manichéens. Je savais qu’il était encore engagé dans cette erreur, et qu’en se moquant il reprochait à la discipline catholique d’obliger les hommes à croire, sans leur enseigner la vérité par des raisons absolument certaines. J’ai dit dans ce livre[1] : « Dans les préceptes et les ordonnances de la Loi qu’il n’est pas aujourd’hui permis à un chrétien d’observer, tels que le sabbat, la « circoncision, les sacrifices, et autres semblables, il y a de tels mystères, que toute âme pieuse comprendra que rien n’est plus « périlleux que de les prendre au mot et à la lettre ; rien de plus salutaire que de les entendre dans l’esprit. Aussi est-il écrit : La lettre tue et l’esprit vivifie[2]. » Dans le livre intitulé De l’Esprit et de la Lettre, j’ai expliqué autrement ces paroles de l’apôtre saint Paul, et, si je m’en crois, ou plutôt si j’en crois à l’évidence même des choses, avec beaucoup plus de convenance et de vérité. Cependant ce sens n’est pas à rejeter.

2. J’ai dit aussi : « Il y a deux ordres de personnes dignes de louanges dans la religion. Le premier se compose de celles qui l’ont déjà trouvée, et celles-là doivent être jugées bienheureuses. Le second se compose de celles qui la recherchent avec zèle et avec droiture. Les premières sont en possession, les autres sont sur le chemin ; muais par ce « chemin, on est sûr d’arriver au but. » Si les bienheureux qui ont déjà trouvé, et qui sont en possession, ne sont plus en cette vie, mais en celle que nous espérons et où nous tendons par la foi, il n’y a pas d’erreur dans mes paroles ; car on doit affirmer que ceux-là ont trouvé ce qu’il faut chercher, puisqu’ils sont arrivés là où en cherchant et en croyant, c’est-à-dire en suivant la vie de la foi, nous espérons parvenir. Si au contraire on croyait qu’ils sont, ou ont été bienheureux dès cette vie, cela ne serait pas exact ; non pas qu’il ne puisse s’y découvrir aucune vérité qui soit vue de l’intelligence sans être crue par la foi ; mais parce que tout ce qui est ici-bas ne va pas jusqu’à produire la béatitude. En effet, ce dont l’Apôtre dit : « Nous voyons maintenant à travers un miroir en énigme, » et : « Maintenant je connais imparfaitement, » est vu par l’esprit, vu pleinement, et cependant ne produit pas encore la béatitude. Ce qui la produit, l’Apôtre le dit : « Mais alors nous verrons face à face ; » et « Alors je connaîtrai aussi bien que je suis connu[3]. » Ceux qui ont trouvé cela sont, on peut le dire, établis dans la possession de la béatitude, à laquelle conduit le chemin de la foi que nous suivons, et à laquelle nous souhaitons d’arriver par la foi. Mais quels sont ces bienheureux qui sont déjà en possession du but où conduit cette route ? c’est une grande question. Que les saints anges y soient, il n’y a pas de doute. Mais les hommes saints, déjà morts, peut-on dire qu’ils soient réellement dans cette possession ? C’est une question à examiner. Ils sont, il est vrai, délivrés, de ce corps de corruption qui est à charge à l’âme ; mais ils attendent encore eux-mêmes la rédemption de leurs corps ; leur chair se repose dans L’espoir, mais elle ne brille pas encore de l’éclat de l’incorruptibilité future. Du reste ce n’est pas ici le lieu de rechercher s’ils n’ont pas moins la jouissance de la contemplation de la vérité par les yeux du cœur, et, comme il est écrit : « face à face. » J’ai dit également : «Savoir ce qui est grand, ce qui est honnête, et même ce qui est divin, voilà la béatitude ; » il faut rapporter ces mots à la béatitude dont je viens de parler. Car, tout ce qu’on sait de cela dans la vie d’ici-bas, n’est pas encore la béatitude ; et ce qu’on en ignore est incomparablement supérieur à ce qu’on cri sait.

3. Et ce que j’ai dit : « Il y a une grande différence entre ce que nous tenons par la ferme raison de notre intelligence, ce que nous appelons savoir, et ce que la renommée ou l’histoire recommandent à la croyance de la postérité ; » et peu après : « Ce que nous savons, nous le devons à la raison ; ce que nous croyons, à l’autorité[4] ; » il ne faut pas le prendre en ce sens que dans le langage usuel nous craignions de dire que nous savons ce que des témoins, dignes de foi nous engagent à croire. Quand nous parlons rigoureusement, nous ne disons savoir que ce que nous comprenons par la ferme raison de notre intelligence. Quand nous parlons selon des termes plus habituels, comme parle elle-même la divine Écriture, n’hésitons pas à dire que nous savons, et ce que nous percevons par les sens de notre corps, et ce que nous croyons sur des témoignages dignes de foi. Il suffit que nous comprenions la distance qu’il y a entre l’un et l’autre.

4. Quand j’ai dit : « Personne ne saurait «douter que tous les hommes sont ou des fous ou des sages[5] ; » cette parole peut paraître contraire à ce que j’ai dit dans le troisième livre du Libre Arbitre : « Comme si la nature « humaine n’avait pas une sorte de milieu entre «la folle et la sagesse[6] ! » Mais dans le premier passage il s’agissait d’examiner si le premier homme a été créé sage ou insensé, ou ni l’un ni l’autre. On ne pouvait pas appeler insensé celui qui avait été créé sans défaut, puisque la folie est un grand défaut ; d’un autre côté, comment appeler sage celui qui a pu être séduit ? J’ai donc dit en manière de résumé «Comme si la nature humaine n’avait pas une « sorte de milieu entre la sagesse et la folie. » J’avais aussi en vue les petits enfants que nous reconnaissons entachés du péché originel mais que nous ne pouvons, proprement appeler ni sages ni fous, puisqu’ils n’usent encore de leur libre arbitre ni en bien ni en mal. Et quand j’ai dit ici que tous les hommes sont sages ou fous, j’ai voulu parler de ceux qui usent de leur raison, laquelle les distingue des animaux et fait qu’ils sont hommes. C’est dans le même sens que nous disons que tous les hommes veulent être heureux. En effet, en émettant cette pensée si vraie et si évidente, est-ce que nous craignons qu’on n’y comprenne les enfants qui ne peuvent pas avoir encore une volonté pareille ?

5. Ailleurs, rappelant ce que le Seigneur Jésus a fait lorsqu’il était en ce monde, j’ai ajouté : « Pourquoi ces merveilles ne s’opèrent-elles plus aujourd’hui ? » Et j’ai répondu : « Parce qu’elles n’auraient pas la puissance d’émouvoir si elles n’étaient pas des merveilles, et elles ne seraient plus merveilles si elles étaient habituelles[7]. » J’ai voulu dire qu’il ne s’en opère plus d’aussi grandes et d’aussi nombreuses, et non pas qu’il ne s’en opère plus du tout.

6. À la fin du livre on lit : « Mais comme notre discours s’est prolongé beaucoup plus que je ne pensais, arrêtons-le ici ; je souhaite que vous vous souveniez que je n’ai pas encore commencé de réfuter les Manichéens, que je n’ai pas abordé leurs niaiseries et que je ne vous ai rien découvert des grandeurs de l’Église catholique. J’ai voulu seulement détruire en vous, si je le pouvais, la fausse opinion qui nous avait été suggérée avec malice et maladresse, à propos des vrais chrétiens, et vous engager à vomis livrer aux grandes et divines études. Que ce volume reste donc ce qu’il est ; ayant calmé votre esprit, je serai peut-être mieux disposé et plus habile sur le reste[8].» Je n’ai pas entendu dire par là que je n’eusse encore rien écrit contre les Manichéens, ou que je n’eusse en rien traité de la doctrine catholique, puisque tant de volumes antérieurs prouvent que je n’ai gardé le silence ni sur l’un ni sur l’autre de ces sujets ; mais c’est que dans ce livre, adressé à Honorat, je n’avais pas encore commencé à réfuter le manichéisme, ni abordé ses niaiseries, ni rien dévoilé des grandeurs de la Religion catholique ; j’espérais en effet, après ce commencement, pouvoir lui écrire ce que je n’avais pas écrit ici.

Ce livre commence ainsi : « S’il semblait que ce fût pour moi, Honorat, une seule et même chose. »

  1. C. III, 9.
  2. II Cor, III. 6.
  3. I Cor. XIII, 12.
  4. C. XI, n. 25.
  5. C. XII, n. 27.
  6. C. XXIV, n. 71.
  7. C. XVI, n. 34.
  8. C. XVII, n. 36.