Les Quatre livres/Entretiens de Confucius/17

(attribué à)
Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 259-273).
ENTRETIENS DE CONFUCIUS



CHAPITRE XVII. IANG HOUO.


1. Iang Houo désirait recevoir la visite de Confucius. Confucius n’étant pas allé le voir, Iang Houo lui envoya un jeune cochon. Confucius choisit le moment où Iang Houo n’était pas chez lui et alla à sa maison pour le saluer (et le remercier) ; il le rencontra en chemin. Iang Houo dit à Confucius : « Venez, j’ai à vous parler. » Alors il lui dit : « Celui qui tient son trésor (sa sagesse) caché dans son sein et laisse son pays dans le trouble, mérite-t-il d’être appelé bienfaisant ? » « Non, répondit Confucius. » Iang Houo reprit : « Celui qui aime à gérer les affaires publiques et laisse souvent passer les occasions de le faire mérite-t-il d’être appelé prudent ? » « Non, répondit Confucius. » Iang Houo continua : « Les jours et les mois passent ; les années ne nous attendent pas. » « Bien, répondit Confucius ; j’exercerai un emploi (quand le temps en sera venu). » Iang Houo, appelé aussi Iang Hou, était intendant de la famille Ki. Il avait jeté dans les fers Ki Houan, le chef de cette famille, et gouvernait seul en maître la principauté de Lou. (Il avait ainsi rendu à son maître ce que Ki Ou, bisaïeul de celui-ci, avait fait au prince de Lou.) Il voulait déterminer Confucius à lui faire visite ; mais Confucius n’y alla pas. Lorsqu’un grand préfet envoyait un présent à un lettré, si le lettré n’était par chez lui pour le recevoir, il devait, d’après les usager, aller à la maison du grand préfet présenter ses remerciements. Iang Houo, profitant d’un moment où Confucius n’était par chez lui, lui envoya un jeune cochon en présent, afin de l’obliger à venir le saluer et lui faire visite. Confucius, choisissant aurai le moment où Iang Houo était absent, alla à sa maison pour le remercier. Il craignait de tomber dans le piège que ce méchant homme lui avait tendu et de sembler reconnaître son pouvoir absolu ; et il voulait tenir sa première résolution, qui était de ne pas le voir. Contre son attente, il rencontra Iang Houo en chemin. Iang Houo, en critiquant la conduite de Confucius, et en l’engageant à accepter une charge sans délai, n’avait d’autre intention que d’obtenir son appui pour mettre le trouble dans le gouvernement. Confucius était tout disposé à exercer un emploi, mais non à se mettre au service de lang Houo.

2. Le Maître dit : « Les hommes sont tous semblables par leur nature (par leur constitution physique et leurs facultés naturelles) ; ils différent par les habitudes qu’ils contractent. »

3. Le Maître dit : « Il n’y a que deux classes d’hommes qui ne changent jamais de conduite : les plus sages (qui sont toujours parfaits), et les plus insensés (qui ne veulent ni s’instruire ni se corriger). »

4. Le Maître, arrivant à Ou tcheng, entendit des chants et des sons d’instruments à cordes. Il sourit et dit : « Pour tuer une poule, emploie-t-on le couteau qui sert à dépecer les bœufs ? » Tzeu iou répondit : « Maître, autrefois je vous ai entendu dire que l’étude de la sagesse rend les officiers bienfaisants et les hommes du peuple faciles à gouverner. » « Mes enfants, reprit le Maître, Ien a dit vrai. Ce que je viens de dire n’était qu’une plaisanterie. » Ou tch’eng dépendait de la principauté de Lou. Tzeu iou était alors préfet de Ou tcheng et enseignait au peuple les Devoirs et la Musique. Aussi tour les habitants savaient chanter et jouer des instruments à cordes. La joie de Confucius parut sur son visage. Il sourit et dit : « Pour tuer une poule, un petit animal, quelle raison y a t il d’employer le grand couteau qui sert à dépecer les bœufs ? » Il voulait dire que Tzeu iou employait les grands moyens administratifs pour gouverner une petite ville. Il ne le dirait pas sérieusement. Les pays à gouverner n’ont pas tous la même étendue ; mais ceux qui les gouvernent doivent toujours enseigner les devoirs et la musique, et tenir ainsi la même conduite.

5. Koung chan Fou jao, maître de la ville de Pi, s’était révolté (contre le chef de la famille Ki). Il manda Confucius (pour lui confier une charge). Le philosophe voulait aller le voir. Tzeu lou indigné lui dit : « Il n’est pas d’endroit où il convienne d’aller (puisque les vrais principes sont partout méconnus). Quelle nécessité y a t il d’aller trouver le chef de la famille Koung chan ? » Le Maître répondit : « Celui qui m’a invité l’a-t-il fait sans une intention véritable (de me confier une charge) ? Si l’on me donnait la direction des affaires publiques, ne ferais je pas revivre en Orient les principes des fondateurs de la dynastie des Tcheou ? » Koung chan Fou jao était intendant du chef de la famille des Ki, qui était grand préfet dans la principauté de Lou. Koung chan était son nom de famille, Fou iao son nom propre, et Tzeu sie son surnom. Avec Iang Houo, il s’était emparé de la personne du tai fou Ki Houan et, maître de la ville de Pi, il soutenait sa révolte contre le grand préfet. Il fit inviter Confucius à se rendre auprès de lui. Confucius voulait y aller. C’est que Koung chan Fou jao était en révolte contre la famille des Ki, et non contre le prince de Lou. Confucius voulait y aller dans l’intérêt du prince de Lou, non dans l’intérêt de Koung chan Fou iao. Si Confucius était parvenu à exécuter son dessein, il aurait retiré l’autorité souveraine des mains des grands préfets pour la rendre au prince ; et, après l’avoir rendue au prince, il l’aurait fait retourner à l’empereur. Il voulait se rendre auprès de Koung chan Fou iao parce que tels étaient ses principes. Cependant, il n’y alla pas, parce qu’il lui serait impossible d’exécuter son dessein.

6. Tzeu tchang demanda à Confucius en quoi consiste la vertu parfaite. Confucius répondit : « Celui-là est parfait qui est capable de pratiquer cinq choses partout et toujours. » Tzeu tchang dit : Permettez moi de vous demander quelles sont ces cinq choses ? » « Ce sont, répondit Confucius, la gravité du maintien, la grandeur d’âme, la sincérité, la diligence et la bienfaisance. La gravité du maintien inspire le respect ; la grandeur d’âme gagne les cœurs ; la sincérité obtient la confiance ; la diligence exécute des œuvres utiles ; la bienfaisance rend facile la direction des hommes. »

7. Pi Hi invita Confucius à aller le voir. Le Maître voulait s’y rendre. Tzeu lou dit : « Maître, autrefois je vous ai entendu dire que le sage ne faisait pas société avec un homme engagé dans une entreprise coupable, (de peur que ce contact ne nuisît à sa vertu). Pi Hi, maître de Tchoung meou, a levé l’étendard de la révolte. Convient il que vous alliez le voir ? » Le Maître répondit : « Il est vrai, j’ai dit ces paroles. Mais ne dit on pas aussi qu’un objet très dur n’est pas entamé par le frottement ? Ne dit on pas aussi qu’un objet essentiellement blanc ne devient pas noir par la teinture ? Suis je donc une courge ventrue, qui peut être suspendue, et ne pas manger ou n’être pas mangée ? » Pi hi était gouverneur de la ville de Tchoung meou, qui appartenait au chef de la famille Tchao, grand préfet dans la principauté de Tsin. Tchoung meou est à présent dans le T’ang in hien, préfecture de Tchang te, province du Ho nan. Confucius dit : « Ma vertu est si ferme et si pure que je puis sans danger l’exposer au contact des hommes vicieux. Pourquoi ne répondrais je pas à l’invitation de Pi Hi, par crainte de me souiller moi-même ? Suis je donc une courge ? M’est il permis de me rendre inutile aux hommes, comme une courge qui reste suspendue toujours dans un même endroit, et ne peut rien faire, pas même boire ou manger ?

8. Le Maître dit : « Iou (Tzeu lou), connaissez-vous les six paroles (les six vertus) et les six ombres (les six défauts dans lesquels tombe celui qui veut pratiquer ces six vertus et ne cherche pas à les bien connaître) ? » Tzeu lou se levant, répondit : « Pas encore. » « Asseyez vous, reprit Confucius, je vous les dirai. Le défaut de celui qui aime à se montrer bienfaisant, et n’aime pas à apprendre, c’est le manque de discernement. Le défaut de celui qui aime la science, et n’aime pas l’étude, c’est de tomber dans l’erreur. Le défaut de celui qui aime à tenir ses promesses, et n’aime pas à apprendre, c’est de nuire aux autres (en leur promettant et en leur accordant des choses nuisibles). Le défaut de celui qui aime la franchise, et n’aime pas à apprendre, c’est d’avertir et de reprendre trop librement sans aucun égard pour les personnes. Le défaut de celui qui aime à montrer du courage et n’aime pas à apprendre, c’est de troubler l’ordre. Le défaut de celui qui aime la fermeté d’âme, et n’aime pas à apprendre, c’est la témérité. »

9. Le Maître dit : « Mes enfants, pourquoi n’étudiez-vous pas le Cheu king ? Il nous sert à nous exciter à la pratique de la vertu, à nous examiner nous mêmes. Il nous apprend à traiter convenablement avec les hommes, à nous indigner justement, à remplir nos devoirs envers nos parents et envers notre prince. Il nous fait connaître beaucoup d’oiseaux, de quadrupèdes et de plantes. »

10. Le Maître dit à son fils Pe iu : « Étudiez vous le Tcheou nan et le Chao nan (les deux premiers chapitres du Cheu king) ? Celui qui n’a pas étudié le Tcheou nan et le Chao nan n’est-il pas comme un homme qui se tiendrait le visage tourné vers un mur (ne voyant rien, et ne pouvant faire un pas) ? »

11. Le Maître dit : « Quand on parle d’urbanité, et qu’on vante l’urbanité, veut on parler seulement des pierres précieuses et des soieries (qu’on a coutume d’offrir en présent) ? Quand on parle de musique, et qu’on vante la musique, veut on parler seulement des cloches et des tambours ? » L’urbanité exige avant tout le respect, et la musique a pour objet principal l’harmonie (la concorde). Les pierres précieuses, les soieries, les cloches, les tambours ne sont que des accessoires.

12. Le Maître dit : « Ceux qui en apparence sont rigides observateurs des préceptes de la sagesse et, au fond, n’ont aucune énergie, ne ressemblent ils pas à ces hommes de la lie du peuple qui (la nuit) passent à travers ou par dessus les murs pour voler, (et le jour, paraissent honnêtes) ? »

13. Le Maître dit : « Ceux qui passent pour hommes de bien aux yeux des villageois (et ne le sont pas) ruinent la vertu (ils en donnent une fausse idée). »

14. Le Maître dit : « Répéter en chemin à tous les passants ce que l’on a appris de bon en chemin, (sans se donner la peine de le méditer ni de le mettre en pratique), c’est jeter la vertu au vent. »

15. Le Maître dit : « Convient-il (de faire admettre à la cour) des hommes abjects, et de servir le prince avec eux ? Avant d’avoir obtenu les charges, ils sont en peine de les obtenir. Après les avoir obtenues, ils sont en peine de les conserver. Alors, ils ne reculent devant aucun crime pour ne pas les perdre. »

16. Le Maître dit : « Les anciens étaient sujets à trois défauts, qui n’existent peut être plus à présent (mais qui ont fait place à d’autres beaucoup plus graves). Anciennement, ceux qui avaient de grandes aspirations négligeaient les petites choses ; à présent, ils s’abandonnent à la licence. Anciennement, ceux qui étaient constants dans leurs résolutions se montraient peu accessibles ; à présent, ils sont colères et intraitables. Anciennement, les ignorants étaient simples et droits ; à présent, ils sont fourbes. »

17. Le Maître dit : « Je n’aime pas la couleur pourpre, parce qu’elle est plus foncée que le rouge (qui est une couleur naturelle). Je déteste la musique de Tcheng, parce qu’elle est plus brillante que la bonne musique. Je hais les langues bavardes, parce qu’elles troublent les États et les familles. »

18. Le Maître dit : « Je voudrais ne plus parler. » « Maître, dit Tzeu koung, si vous ne parlez pas, quels enseignements vos disciples transmettront-ils à la postérité ? » Le Maître répondit : « Est ce que le Ciel parle ? Les quatre saisons suivent leur cours ; tous les êtres reçoivent l’existence. Est ce que le Ciel parle jamais ? » Dans la conduite du sage par excellence, tout, jusqu’aux moindres mouvements, est la claire manifestation de la plus haute raison ; de même que le cours des saisons, la production des différents êtres, tout dans la nature est un écoulement de la puissance céleste. Est ce que le Ciel a besoin de parler pour manifester sa vertu ?

19. Jou Pei désirait voir Confucius. Confucius s’excusa sous prétexte de maladie. Lorsque celui qui porta cette réponse au visiteur eut passé la porte de la maison, Confucius, prenant son luth, se mit à jouer et à chanter, afin que jou Pei l’entendît, (comprît qu’il s’était attiré ce refus par quelque faute, et changeât de conduite).

20. Tsai Ngo interrogeant Confucius sur le deuil de trois ans, dit : « Une année est déjà un temps assez long. Si le sage s’abstient de remplir les devoirs de convenance durant trois années, ces devoirs tomberont en désuétude ; s’il abandonne la musique pendant trois années, la musique sera en décadence. Dans le courant d’une année, les grains anciens sont consumés, les nouveaux sont recueillis ; les différentes sortes de bois ont tour à tour donné du feu nouveau. Il convient que le deuil ne dure pas plus d’un an. »

Le Maître répondit : « Au bout d’un an de deuil, pourriez vous bien vous résoudre à manger du riz et à porter des vêtements de soie ? » « Je le pourrais, dit Tsai Ngo. » Si vous le pouvez, reprit Confucius, faites le. Le sage, en temps de deuil, ne trouve aucune saveur aux mets les plus exquis, n’aime pas à entendre la musique, et ne goûte aucun repos dans ses appartements ordinaires (il demeure retiré dans une cabane, V. page 236). Aussi ne le ferait il pas, ( Pour vous, si vous pouvez vous résoudre à le faire, faites le. Tsai Ngo se retirant, le Maître dit : « Iu a mauvais cœur. Les parents portent leur enfant sur leur sein durant trois années ; c’est pour reconnaître ce bienfait que le deuil de trois ans a été adopté partout. Iu n’a t il pas été l’objet de la tendresse de ses parents durant trois années ? » Les anciens tiraient le feu nouveau d’un instrument de bois, qu’ils faisaient tourner comme une tarière. Le bois employé était, au printemps, l’orme ou le saule ; au commencement de l’été, le jujubier ou l’abricotier ; vers la fin de l’été, le mûrier ordinaire ou le mûrier des teinturiers ; en automne, le chêne ou le iou ; en hiver, le sophora ou le t’an. Un fils, après la mort de son père ou de sa mère, durant trois ans, ne prenait qu’une nour-riture grossière, portait des vêtements de chanvre, et couchait sur la paille, la tête appuyée sur une motte de terre.

21. Le Maître dit : « Quand on ne fait que boire et manger toute la journée, sans appliquer son esprit à aucune occupation, qu’il est difficile de devenir vertueux ! N’a t on pas des tablettes et des échecs ? Mieux vaudrait se livrer à ces jeux que de rester à ne rien faire. »

22. Tzeu lou dit : « Le sage n’a-t-il pas en grande estime la bravoure ? » Le Maître répondit : « Le sage met la justice au dessus de tout. Un homme élevé en dignité qui a de la bravoure et ne respecte pas la justice trouble le bon ordre. Un homme privé qui a de la bravoure et manque de justice devient brigand. »

23. Tzeu koung dit : « Est-il des hommes qui soient odieux au sage ? » Le Maître répondit : « Oui. Le sage hait ceux qui publient les défauts ou les fautes d’autrui ; il hait les hommes de basse condition qui dénigrent ceux qui sont d’une condition plus élevée ; il hait les hommes entreprenants qui violent les lois ; il hait les hommes audacieux qui ont l’intelligence étroite. » Le Maître ajouta : « Et vous, Seu, avez vous aussi de l’aversion pour certains hommes ? » « Je hais, répondit Tzeu koung, ceux qui observent la conduite des autres, croyant que c’est prudence ; je hais ceux qui ne veulent jamais céder, s’imaginant que c’est courage ; je hais ceux qui reprochent aux autres des fautes secrètes, pensant que c’est franchise. »

24. Le Maître dit : « Les femmes de second rang et les hommes de service sont les personnes les moins maniables. Si vous les traitez familièrement, ils vous manqueront de respect ; si vous les tenez à distance, ils seront mécontents. »

25. Le Maître dit : « Celui qui, à quarante ans, conserve encore des défauts qui le rendent odieux, ne se corrigera jamais. »