Les Quatre livres/Entretiens de Confucius/15

(attribué à)
Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 237-249).
ENTRETIENS DE CONFUCIUS


CHAPITRE XV. WEI LING KOUNG.


1. Ling, prince de Wei, interrogea Confucius sur l’art de ranger les armées en bataille. Confucius répondit : « On m’a enseigné la manière de ranger les supports et les vases de bois pour les sacrifices ; je n’ai pas appris à commander les armées. » Confucius, (voyant que le prince était peu dis¬posé à étudier la sagesse), s’en alla dès le lendemain. Dans la principauté de Tch’enn, (il fut assiégé durant sept jours, par ordre du prince), les vivres lui manquèrent. Ses compagnons étaient affaiblis par la faim ; aucun d’eux n’avait plus la force de se lever. Tzeu lou indigné se présenta devant lui et dit : « Le sage est il aussi exposé à manquer de tout ? » « Le sage, répondit le Maître, demeure constant et courageux dans la détresse. Un homme vulgaire, dans la détresse, ne connaît plus aucune loi. »

2. Le Maître dit : « Seu, me considérez vous comme un homme qui a beaucoup appris et beaucoup retenu ? » « Oui, répondit Tzeu koung. Suis je dans l’erreur ? » « Vous êtes dans l’erreur, reprit Confucius. (Je n’ai étudié qu’une seule chose, à savoir, la nature de mes facultés intellectuelles et morales ; une seule chose me donne l’intelligence de tout. »

3. Le Maître dit : « Iou, peu d’hommes connaissent la vertu. » Celui qui ne la possède pas ne peut en connaître ni la nature ni les charmes.

4. Le Maître dit : « Chouenn était un prince qui, presque sans avoir besoin de rien faire, maintenait l’empire dans un ordre parfait. Que faisait il ? Il veillait attentivement sur lui-même et se tenait gravement le visage tourné vers le midi. »

5. Tzeu tchang demanda quel était le moyen d’agir (d'exercer une action, une influence) sur les autres hommes. Le Maître répondit : « Un homme sincère et véridique dans ses paroles, prudent et circonspect dans ses actions, aura de l’influence, même au milieu des barbares du midi ou du septentrion. Un homme qui n’est ni sincère ni véridique dans ses paroles, ni prudent ni circonspect dans ses actions, aura-t-il quelque influence, même dans une ville ou un village ? Quand vous êtes debout, voyez par la pensée ces quatre vertus (la sincérité, la véracité, la prudence et la circonspection) se tenant auprès de vous, devant vos yeux. Quand vous êtes en voiture, contemplez les assises sur le joug. Par ce moyen, vous acquerrez de l’influence. » Tzeu tchang écrivit sur sa ceinture ces paroles du Maître.

6. Le Maître dit : « Combien la droiture de l’historiographe Iu est admirable ! Que le gouvernement soit bien ou mal réglé, il suit toujours le droit chemin, comme une flèche. Que K’iu Pe iu est sage ! Quand le gouvernement est bien réglé, il exerce une charge. Quand le gouvernement est mal réglé, il sait se retirer et tenir sa vertu cachée. » L’historiographe était un annaliste officiel. Iu était tai fou dans la principauté de Wei ; il s’appelait Ts’iou. Après sa mort, devenu cadavre, il donna encore des avis à son prince. Malade et sur le point de mourir, il dit à ton fils : « A la cour du prince, je n’ai pu obtenir que les charges fussent confiées aux hommes sages et refusées aux hommes vicieux. Après ma mort, il ne faudra pas faire les cérémonies funèbres. Il suffira de déposer mon corps dans la salle qui est au nord. » Le prince, étant allé faire les lamentations ordinaires, demanda la raison de cette singularité. Le fils du défunt répondit avec un accent de douleur profonde : « Mon père l’a ainsi ordonné. » « Je suis en faute », dit le prince. Aussitôt il ordonna de revêtir le corps du défunt dans l’endroit où l’on rendait cet honneur à ses hôtes. Puis, il mit en charge Kiu Pe iu et éloigna Mi tzeu hia (son indigne ministre).

7. Le Maître dit : Si vous refusez d’instruire un homme qui a les dispositions requises, vous perdez un homme, c’est à dire vous laissez dans l’ignorance un homme que vous pourriez rendre vertueux et sage. Si vous enseignez un homme qui n’a pas les dispositions nécessaires, vous perdez vos instructions. Un homme prudent ne perd ni les hommes ni ses enseignements. »

8. Le Maître dit : « Un homme qui est parfait ou résolu à le devenir ne cherche jamais à sauver sa vie au détriment de sa vertu. Il est des circonstances où il sacrifie sa vie, et met ainsi le comble à sa vertu. »

9. Tzeu koung demanda ce qu’il fallait faire pour devenir parfait. Le Maître répondit : « L’ouvrier qui veut bien faire son travail doit commencer par aiguiser ses instruments. (Ainsi, celui qui veut se rendre parfait doit d’abord chercher des secours auprès des autres). Dans la contrée où il demeure, qu’il se mette au service des tai fou les meilleurs ; qu’il contracte amitié avec les hommes les plus parfaits. »

10. Ien Iuen demanda à Confucius ce qu’il fallait faire pour bien gouverner un État. Le Maître répondit : L’empereur doit suivre le calendrier des Hia, (d’après lequel l’année commençait, comme sous les Ts’ing, au deuxième mois lunaire après le solstice d’hiver). Il doit adopter la voiture des In, (parce qu’elle était simple) et porter dans les cérémonies le bonnet des Tcheou, (parce qu’il est très orné). Il doit faire exécuter les chants de Chouenn (parce qu’ils portent à la vertu). Il doit bannir les chants de la principauté de Tcheng et écarter les beaux parleurs. Les chants de Tcheng sont obscènes ; les beaux parleurs (les flatteurs) sont dangereux. »

11. Le Maître dit : « Celui dont la prévoyance ne s’étend pas loin sera bientôt dans l’embarras. »

12. Le Maître dit : « Faut il donc désespérer ? Je n’ai pas encore vu un homme qui aimât la vertu autant qu’on aime une belle apparence. »

13. Le Maître dit : « Tsang Wenn tchoung, (ministre du prince de Lou), n’usa-t-il pas de sa dignité comme un voleur, (lui qui chercha son intérêt et non celui de l’État) ? Il connut la sagesse de Houei de Liou hia et ne le demanda pas pour collègue à la cour du prince. » Houei de Liou hia était Tchen Houe, nommé K’in, grand préfet de Lou. Il tirait ses appointements de la ville de Liou hia. Il reçut le nom posthume de Houei, qui signifie Bienfaisant.

14. Le Maître dit : « Celui qui se reproche sévèrement ses fautes à lui-même et reprend les autres avec indulgence évite les mécontentements. »

15. Le Maître dit : « Je n’ai rien à faire pour celui qui ne demande pas : Comment ferai-je ceci ? comment ferai-je cela (car il n’a pas un vrai désir d’apprendre) ? »

16. Confucius dit : « Ceux qui se réunissent en troupe et demeurent ensemble toute la journée, qui ne disent rien de bon et veulent suivre les lumières trompeuses de leur propre prudence, quelle difficulté n’auront ils pas ! » Ils ne peuvent pas entrer dans la voie de la vertu ; ils auront des chagrins et des peines.

17. Le Maître dit : « Le sage prend la justice pour base ; il la pratique d’après les règles établies par les anciens ; il la fait paraître modestement ; il la garde toujours sincèrement. Un tel homme mérite le nom de sage. »

18. Le Maître dit : « Le sage s’afflige de ne pouvoir pratiquer la vertu parfaitement. il ne s’afflige pas de n’être pas connu des hommes. »

19. Le Maître dit : « Le sage ne veut pas mourir qu’il ne se soit rendu digne d’éloge. »

20. Le Maître dit : « Le sage attend tout de ses propres efforts ; l’homme vulgaire attend tout de la faveur des autres. »

21. Le Maître dit : « Le sage est maître de lui-même et n’a de contestation avec personne ; il est sociable, mais n’est pas homme de parti. »

22. Le Maître dit : « Le sage n’élève pas un homme aux charges uniquement parce qu’il l’a entendu bien parler ; et il ne rejette pas une bonne parole parce qu’elle a été dite par un méchant homme. »

23. Tzeu koung demanda s’il existait un précepte qui renfermât tous les autres, et qu’on dût observer toute la vie. Le Maître répondit : « N’est ce pas le précepte d’aimer tous les hommes comme soi-même ? Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse à vous même. »

24. Le Maître dit : « Quel est celui que j’ai blâmé ou loué avec excès ? Si je loue trop quelqu’un, c’est que j’ai reconnu (qu’il se rendra digne des éloges que je lui donne, et je ne le loue que pour l’encourager). Notre peuple est encore celui que les empereurs des trois dynasties ont traité avec la plus grande justice. (Les empereurs ont récompensé et puni selon la justice ; à leur exemple, je donne à chacun l’éloge ou le blâme qu’il a mérité). »

25. Le Maître dit : « Dans mon enfance, j’ai encore pu voir un historiographe qui n’écrivait rien dont il ne fût certain, un homme riche qui prêtait à d’autres ses chevaux. A présent on n’en voit plus. » (Chaque prince avait des historiographes).

26. Le Maître dit : « Les beaux discours font prendre le vice pour la vertu. Une légère impatience ruine un grand projet. » (Un mouvement d’impatience suffit pour gâcher une affaire importante).

27. Le Maître dit : « Quand la haine ou la faveur de la multitude s’attache à un homme, il faut examiner sa conduite, avant de juger s’il est digne d’affection ou de haine. »

28. Le Maître dit : « L’homme peut développer et perfectionner ses vertus naturelles ; les vertus naturelles ne rendent pas l’homme parfait (s’il ne fait aucun effort). »

29. Le Maître dit : « Ne pas se corriger après une faute involontaire, c’est commettre une faute véritable. »

30. Le Maître dit : « Autrefois je passais des jours entiers sans manger et des nuits entières sans dormir, afin de me livrer à la méditation. J’en ai retiré peu de fruit. Il vaut mieux étudier à l’école d’autrui, (consulter un livre ou un maître). »

31. Le Maître dit : « Le disciple de la sagesse tourne toutes ses pensées vers la vertu, et non vers la nourriture. Le laboureur cultive la terre (pour en tirer sa nourriture ; mais quand la récolte vient à manquer), dans son travail il rencontre la disette et la faim. Au contraire, le disciple de la sagesse, (en ne travaillant que pour acquérir la vertu), s’attire des honneurs et des richesses. Il donne tous ses soins à la vertu et n’a aucun souci de la pauvreté. »

32. Le Maître dit : Si quelqu’un connaissait la doctrine des sages (l’art de se diriger soi-même et les autres), et qu’il n’eût pas assez de vertu pour la mettre en pratique, sa science ne lui servirait de rien. Si quelqu’un connaissait la doctrine des sages et pouvait la mettre en pratique, mais manquait de gravité en public, le peuple ne le respecterait pas. Si quelqu’un connaissait la doctrine des sages, était capable de la mettre en pratique, paraissait en public avec gravité, mais ne dirigeait pas le peuple d’après les règles établies, ce ne serait pas encore la perfection. »

33. Le Maître dit : « On ne peut apprécier le sage dans une petite chose (parce qu’il ne peut exceller dans toutes les petites choses), mais on peut lui en confier de grandes. On ne peut confier de grandes choses à l’homme vulgaire ; mais on peut l’apprécier dans les petites (Parce qu’il ne peut exceller que dans les petites choses). »

34. Le Maître dit : « La vertu est plus nécessaire au peuple que l’eau et le feu, (et elle ne nuit jamais). J’ai vu des hommes périr en marchant dans l’eau ou dans le feu ; je n’ai jamais vu personne périr en marchant dans la voie de la vertu. »

35. Le Maître dit : « Celui qui s’applique principalement à pratiquer la vertu peut rivaliser avec un maître, c’est à dire se diriger lui-même et les autres. »

36. Le Maître dit : « Le sage s’attache fortement à la vérité et au devoir ; il ne s’attache pas opiniâtrement à ses idées. »

37. Le Maître dit : « Celui qui est au service de son prince doit remplir sa charge avec grand soin, et ne penser à son salaire qu’en dernier lieu. »

38. Le Maître dit : « Le sage admet à son école tous les hommes, sans distinction (de bons ou de méchants, d’intelligents ou de peu perspicaces, afin que tous cultivent la vertu). » Les vertus que la nature donne à chaque homme (avec l’existence) sont parfaites en elles mêmes. La différence des bons et des méchants est due à la différence des éléments dont leurs corps sont composés, et des habitudes qu’ils ont contractées. Lorsqu’un rage tient école, tour les hommes peuvent, sous sa direction, recouvrer la perfection primitive de leurs vertus naturelles, et mériter de n’être plus rangés dans la classe des méchants.

39. Le Maître dit : « Deux hommes qui suivent des voies différentes ne peuvent pas s’entraider par leurs conseils. »

40. Le Maître dit : « Le langage doit exprimer clairement la pensée, cela suffit. »

41. Le préfet de la musique Mien (qui était aveugle) étant allé faire visite à Confucius, lorsqu’il fut arrivé aux degrés de la salle, le Maître lui dit : Voici les degrés ; » Lorsqu’il fut arrivé auprès de la natte, le philosophe lui dit : « Voici la natte. » Quand tout le monde fut assis, le Maître dit au préfet de la musique : « Un tel est ici ; un tel est là. » Lorsque le préfet Mien se fut retiré, Tzeu tchang demanda si c’était un devoir d’avertir ainsi le préfet de la musique. « Certainement, répondit le Maître, c’est un devoir d’aider ainsi les directeurs de la musique (qui sont ordinairement aveugles). »