Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 103-120).


CHAPITRE VIII

DOUBLE CHOC


Amy, se prenant volontiers pour une grande personne, était assez souvent indiscrète.

« Où allez-vous ? demanda-t-elle, un samedi, à Meg et à Jo, lorsque, entrant dans la chambre de ses sœurs, elles les trouva, s’apprêtant à sortir d’un air mystérieux qui excita sa curiosité.

— Cela ne vous regarde pas, Amy ; les petites filles ne doivent pas faire de questions indiscrètes à leurs grandes sœurs, » répondit Jo.

Il paraît qu’il n’y a rien de plus mortifiant que de s’entendre faire de pareilles réponses quand on les mérite.

Aussi Amy, se redressant sous ce qu’elle considérait comme une offense, prit-elle la résolution de découvrir ce dont on lui faisait mystère. « Dussé-je, se dit-elle, tourmenter mes sœurs pendant une heure, je saurai leur secret. »

S’adressant donc à Meg d’un ton suppliant :

« Oh ! dites-le-moi, je vous en prie. J’espérais que vous me permettriez d’aller avec vous ; je m’ennuie ici toute seule ; Beth est trop occupée avec ses poupées…

— Je ne peux pas, ma chère, parce que vous n’êtes pas invitée… » répondit Meg.

Mais Jo l’interrompit avec impatience en disant :

« Taisez-vous, Meg ; sans cela, tout sera gâté ! Vous ne pouvez pas aller où nous allons, Amy. Ainsi ne faites pas l’enfant et ne pleurez pas.

— Vous sortez avec Laurie et son précepteur, j’en suis sûre ; il y a quelque chose là-dessous. Hier soir, vous avez chuchoté et ri avec lui sur le canapé, et vous vous êtes arrêtée quand je suis arrivée. Allez-vous avec lui ?

— Oui ! Et maintenant restez tranquille — et ne nous ennuyez plus. »

Amy resta sans parler, mais non sans regarder. Elle vit glisser un éventail dans sa poche.

« Je sais ! je sais ! Vous allez au théâtre voir les Sept Châteaux du diable ! s’écria-t-elle en ajoutant d’un ton résolu : J’irai avec vous ; maman a dit que je pouvais voir cette pièce-là, et j’ai de l’argent. Mais c’est très mal de ne pas me l’avoir dit plus tôt.

— Écoutez-moi un instant, et soyez raisonnable, dit Meg avec douceur. Maman ne veut pas que vous y alliez cette semaine, parce que vos yeux, un peu malades, sont trop faibles pour supporter la lumière de cette féerie. Si vous êtes guérie, vous irez la semaine prochaine avec Beth et Hannah.

— Je ne m’amuserai pas la moitié autant que si j’allais avec vous et Laurie. Oh ! je vous en prie, emmenez-moi ! Il y a si longtemps que je suis retenue à la maison par ce rhume, que je meurs d’envie de m’amuser un peu. Voulez-vous, Meg ? Je serai si sage ! dit Amy d’un ton suppliant.

— Si nous l’emmenions, Jo ? dit Meg, qui ne résistait jamais longtemps aux prières de sa petite sœur. Je crois que maman ne nous gronderait pas ; nous l’envelopperions bien chaudement.

— Si elle s’entête à venir, je resterai, et, si je reste, Laurie ne sera pas content ; du reste, c’est très impoli de lui imposer la présence d’Amy lorsqu’il n’a invité que nous deux. J’aurais pensé qu’Amy avait assez de bon sens et de fierté pour ne pas se fourrer où l’on n’a pas besoin d’elle, » répondit Jo d’un air peu aimable, car rien ne la mettait de si mauvaise humeur que d’avoir à surveiller une enfant turbulente, quand elle avait espéré avoir quelques heures de récréation tranquille.

Son ton et son air excitèrent davantage Amy, et elle commença à mettre ses bottines en disant avec animation :

« J’irai avec vous. Meg a dit que je le pouvais, et, puisque c’est moi qui payerai ma place, Laurie n’a rien à voir là-dedans. Je ne serai pas indiscrète avec lui…

— Nous avons des places réservées, et vous ne pouvez pas être à côté de nous ; or, comme vous ne devez pas être seule, Laurie sera obligé de vous donner sa place et de s’en aller seul loin de nous, ce qui gâtera notre plaisir ; ou bien il voudra vous procurer une autre place, et ce n’est pas convenable de le forcer à faire cette dépense, quand il ne vous a pas demandé de venir. Vous ne bougerez pas d’ici, je puis vous l’assurer ! » cria Jo, qui venait de se piquer le doigt en se dépêchant trop, ce qui n’avait pas diminué sa mauvaise humeur.

Amy, s’asseyant sur le plancher avec ses bottines à moitié mises, commençait à pleurer, et, Meg à la raisonner, quand Laurie les appela du bas de l’escalier ; les deux aînées se dépêchèrent alors de descendre et laissèrent Amy gémir à son aise, car elle oubliait de temps en temps ses grands airs et agissait alors comme un enfant gâté. Juste au moment où Jo allait fermer la porte d’entrée, elle entendit Amy lui crier d’une voix menaçante :

« Je vous forcerai bien à vous repentir de m’avoir empêchée d’y aller avec vous, vous verrez !

— Quelle bêtise ! » s’écria Jo en tapant la porte après elle.

Les Sept Châteaux du diable étaient une féerie aussi brillante et aussi merveilleuse qu’on pouvait le désirer. Meg et Jo s’amusèrent ; mais, malgré les diablotins, les lutins, les sylphes étincelants et les splendides princesses, le plaisir de Jo était mélangé de quelque amertume. Les boucles blondes de l’une des fées lui rappelaient Amy, et, dans les entr’actes, elle se demandait ce que sa sœur pourrait bien imaginer pour la faire s’en repentir.

Amy et Jo avaient des caractères vifs et emportés et se livraient souvent à des escarmouches assez violentes. Amy taquinait Jo et Jo irritait Amy ; il s’ensuivait quelquefois des explosions dont toutes deux étaient honteuses lorsque leur colère était passée. Jo, quoique la plus âgée, avait moins de contrôle sur elle-même que sa sœur et avait beaucoup de peine à dompter son ennemi intérieur ; mais sa colère ne durait jamais longtemps, et, après avoir humblement confessé ses fautes, elle se repentait sincèrement et essayait de mieux faire. Ses sœurs disaient souvent qu’elles aimaient bien voir Jo en colère, parce qu’elles savaient qu’après elle serait patiente comme un ange. La pauvre Jo faisait tous ses efforts pour vaincre son mauvais penchant à la violence ; mais il était clair qu’il lui faudrait encore bien des années d’efforts pour arriver à le soumettre.

Lorsque les deux sœurs revinrent du spectacle, elles trouvèrent Amy dans le parloir, lisant d’un air offensé. Elle affecta de ne pas lever les yeux de dessus son livre et ne leur fit pas une seule question. La curiosité l’aurait peut-être emporté sur le ressentiment, mais Beth était là pour faire des questions et recevoir un récit détaillé de la pièce ; Amy profitait des réponses, tout en gardant un air indifférent et fâché.

La première pensée de Jo, en allant ranger son chapeau, fut de regarder son bureau, car, après leur avant-dernière querelle, Amy s’était soulagée en lançant tous ses livres et ses papiers au milieu de la chambre ; cette fois, cependant, tout était à sa place, et Jo, après avoir jeté un coup d’œil sur ses nombreuses boîtes, pensa qu’Amy lui avait pardonné et avait oublié ses menaces de vengeance.

Mais Jo était dans l’erreur, et elle fit le lendemain une découverte qui amena une tempête.

Meg, Beth et Amy étaient ensemble dans le parloir vers la fin de l’après-midi, quand Jo se précipita dans la chambre, et demanda brusquement : « L’une de vous a-t-elle pris mon livre ? »

Ce que Jo appelait son livre, c’était bien son livre, en effet, mais un livre manuscrit dont elle était l’auteur, oui, l’auteur ; en un mot, c’était un essai littéraire de Jo !

Meg et Beth répondirent tout de suite non, d’un air surpris ; mais Amy arrangea le feu sans rien dire, et Jo, la voyant rougir, s’élança vers elle :

« C’est vous qui l’avez, Amy ?

— Non, je ne l’ai pas.

— Vous savez où il est, alors ?

— Non !

— C’est un mensonge ! s’écria Jo, en la prenant par les épaules et paraissant assez en colère pour effrayer une enfant beaucoup plus brave qu’Amy.

— Non, ce n’est pas un mensonge, je ne l’ai pas, je ne sais pas où il est, et je m’en inquiète fort peu.

— Vous savez ce qu’il est devenu et vous ferez mieux de me le dire tout de suite, car je saurai bien vous y forcer ! »

Et Jo la secoua légèrement.

« Criez autant que vous voudrez, vous ne reverrez jamais votre bête de manuscrit, s’écria Amy, très excitée à son tour.

— Pourquoi ?

— Parce que je l’ai brûlé.

— Comment ! mon travail de toute une année ! quelque chose qui m’avait coûté tant de peine et de temps ! L’avez-vous réellement brûlé ? demanda Jo, qui était devenue très pâle et qui, les yeux étincelants de colère, serrait nerveusement Amy.

— Oui, je l’ai brûlé. Je vous avais dit que je vous ferais repentir d’avoir été si égoïste hier, et… »

Elle ne continua pas, car Jo, qui ne pouvait maîtriser sa colère, la secouait si violemment qu’Amy en perdait la respiration. Jo criait dans un délire de douleur :

« Méchante ! méchante petite fille ! Je ne pourrai jamais recommencer mon livre, et je ne vous pardonnerai de ma vie ! »

Meg courut retirer Amy des mains de sa sœur, et Beth alla essayer de pacifier Jo ; mais celle-ci était tout à fait en colère, et, après avoir donné une dernière tape à Amy, elle s’enfuit au grenier pour y cacher son chagrin.

Mme  Marsch, étant revenue quelques minutes plus tard, fit comprendre à Amy la noirceur de son action et le tort qu’elle avait fait à sa sœur. Le manuscrit de Jo faisait son bonheur. C’était à la fois pour elle un travail utile et une récréation, une tentative faite par Jo pour se rendre compte et se faire la preuve à elle-même que son goût pour la lecture avait peut-être porté ses fruits et pouvait, le temps venu, la rendre capable d’écrire à son tour. Meg regardait cette première production littéraire de Jo, qu’elle connaissait, comme une production sérieuse pour son avenir. Ce n’était, sans doute, que quelques petits contes à l’usage des tout petits enfants ; mais Jo y avait mis tous ses soins, et espérait avoir fait quelque chose d’assez bien pour être imprimé dans un journal très aimé des bébés. La pauvre Jo s’était dit qu’ainsi, par son travail, si elle réussissait à bien faire, elle pourrait venir en aide à sa mère. C’était tout un rêve innocent détruit. Elle venait justement de le copier soigneusement et avait bridé le vieux brouillon ; de sorte qu’Amy, bien que sans doute elle n’eût pas eu conscience de la portée de sa vengeance, avait fait à Jo une peine et un tort irréparables.

Beth se désola comme si elle eût vu mourir un de ses petits chats ; Meg refusa de défendre son enfant gâté ; Mme  Marsch parut très peinée et très soucieuse. Elle se disait d’une part que l’action d’Amy dépassait ce qu’on pouvait pardonner à un enfant de son âge, et de l’autre, que Jo pouvait être découragée pour toujours de travailler et d’écrire. Amy comprit enfin l’étendue de sa faute. Elle sentit que personne ne l’aimerait plus tant qu’elle n’aurait pas obtenu le pardon de sa sœur.

Lorsque la cloche du thé se fit entendre, Jo parut. Elle avait l’air si inabordable, qu’il fallut qu’Amy prît son courage à deux mains pour lui dire doucement :

« Pardonnez-moi, je vous en prie, Jo. Je suis très, très fâchée de la peine que je vous ai faite ; je n’avais pas pensé qu’elle pût être si grande.

— On ne pardonne que ce qui peut être réparé, » fut la froide réponse de Jo qui, toute la soirée, ne fit pas plus attention à Amy que si elle n’eût pas été dans la chambre.

Personne ne parla du grand chagrin, pas même Mme  Marsch ; toutes savaient par expérience que, lorsque Jo était de cette humeur-là, les paroles qu’on lui adressait étaient perdues, et que le plus sage parti à prendre était d’attendre que sa nature généreuse eût adouci son ressentiment et guéri sa blessure.

Elles avaient l’habitude de travailler à l’aiguille tous les soirs, pendant que leur mère leur lisait quelque ouvrages choisis de Frédérika Bremer, Cooper, Walter Scott, Jules Verne et quelques autres livres de la Bibliothèque d’éducation et de récréation, qui étaient, pour la plupart, traduits en Amérique ; mais la soirée de ce jour-là ne ressembla pas aux autres. Quelque chose y manquait, la douce paix du logis était troublée. Cela devint encore plus sensible quand arriva le moment de chanter la prière du soir, car Beth ne pouvait que jouer, Jo était muette comme un poisson, et Amy se tut bientôt. Meg et sa mère chantèrent donc seules ; mais, malgré tous leurs efforts, leurs voix ne semblaient pas s’accorder comme d’habitude.

Quand Jo reçut son baiser du soir, Mme  Marsch lui dit doucement à l’oreille :

« Ma chérie, ne laissez pas le soleil se coucher sur votre colère ; pardonnez toujours sans vous lasser. »

Jo aurait voulu cacher sa tête dans le sein maternel, et laisser fondre sa colère et sa douleur en pleurant ; mais elle avait été si profondément blessée, que réellement elle ne pouvait pas encore pardonner complètement. Par un effort de volonté, elle empêcha ses larmes de couler, et dit brusquement, parce qu’Amy écoutait :

« L’action d’Amy était abominable, et elle doit comprendre qu’il ne serait pas juste que je la lui pardonnasse. »

Ce fut ainsi qu’elle se coucha, et il n’y eut pas de causeries joyeuses et confidentielles ce soir-là. La faute d’Amy pesait ainsi sur ceux mêmes qui ne l’avaient pas commise.

Le lendemain, Amy, qui avait cru pouvoir être très blessée de ce que ses ouvertures avaient été repoussées, commença à regretter de s’être humiliée, et, se trouvant à son tour l’offensée, elle se mit à se glorifier de sa vertu d’une manière particulièrement exaspérante. Jo était d’une humeur peu agréable, et rien n’allait bien ce jour-là : il faisait très froid ; le précieux petit pâté chaud tourna dans la boue ; tante Marsch était encore plus grondeuse que d’habitude, et, lorsque Jo revint à la maison, elle trouva Meg toute pensive, Beth tout attristée, et Amy qui faisait beaucoup de remarques sur les personnes qui parlaient toujours d’être sages, et cependant ne voulaient pas essayer, lorsque d’autres leur donnaient l’exemple de la vertu. C’était absurde…

« Que tout le monde est donc détestable ! s’écria Jo. Je vais aller demander à Laurie de venir patiner avec moi ; il est toujours convenable et gai, il me remettra peut-être dans mon assiette habituelle. »

Et elle sortit de la chambre.

Amy, entendant le bruit des patins, regarda dans la rue en poussant une exclamation d’impatience.

« Là ! elle m’avait promis de m’emmener, la première fois qu’elle irait patiner ; l’hiver va bientôt finir, et c’est aujourd’hui la dernière fois qu’on pourra se fier à la glace, puisqu’il commence à dégeler ; mais il est inutile de demander à une personne de si méchante humeur de m’emmener avec elle !

— Ne dites pas cela, Amy, lui répondit Meg. Vous avez été très méchante pour Jo. Comprenez donc à la fin qu’il lui est difficile de vous pardonner la perte de son précieux petit livre, et que ses regrets peuvent être sans fin, puisque rien ne pourra lui remplacer ce que votre vilaine action lui a fait perdre. Cependant je suppose qu’elle le pourrait aujourd’hui mieux qu’hier, si, vous rendant compte de votre fâcheuse situation vis-à-vis d’elle, qui est peut-être la meilleure de nous toutes, vous saviez choisir un moment convenable pour lui demander pardon, non du bout des lèvres, mais du fond du cœur. Courez après elle, mais ne lui dites rien jusqu’à ce qu’elle se soit calmée avec Laurie, et alors embrassez-la tendrement, qu’elle vous sente repentante et chagrine, et je suis sûre que, si vous choisissez un bon moment, elle vous pardonnera de tout son cœur. »

Amy, qui sentait bien que ce conseil était bon, se dépêcha de s’apprêter, et courut après les deux amis, qui étaient prêts à patiner lorsqu’elle les rejoignit. Jo lui tourna le dos dès qu’elle la vit venir ; mais Laurie, très occupé à sonder la glace, laquelle ne paraissait pas très solide, ne la vit pas arriver.

Amy entendit qu’il disait en s’éloignant :

« Avant que nous commencions, je vais aller jusqu’au tournant, afin d’être bien sûr que la glace est solide. »

Elle le regarda s’en aller, en pensant qu’il avait l’air d’un jeune Russe avec son chapeau et son manteau garnis de fourrures.

Jo entendit bien Amy arriver tout essoufflée de sa course, et souffler dans ses mains, afin de se réchauffer, en essayant de mettre ses patins ; mais elle ne se retourna pas une seule fois. Elle se mit à marcher en zigzag le long de la rivière, trouvant une espèce de satisfaction amère et malheureuse dans sa brouille avec sa sœur.

Lorsque Laurie fut arrivé au tournant, il lui cria :

« Restez près du bord ; la glace n’est pas sûre au milieu. »

Jo l’entendit très bien ; mais Amy, qui était très occupée à mettre ses patins, ne saisit pas une seule de ses paroles. Jo regarda par-dessus son épaule, et le petit démon de la rancune qu’elle abritait dans son cœur lui dit à l’oreille : « Elle m’a ôté le droit de prendre soin d’elle ! »

Laurie avait disparu derrière le tournant ; Jo y arrivait alors, et Amy, loin derrière elle, s’avançait sur la glace plus faible du milieu de la rivière. Pendant une minute, Jo, inquiète sans vouloir le paraître, resta immobile ; elle hésita un instant, puis, son bon cœur l’emportant, elle se retourna vivement pour avertir enfin Amy du danger qu’elle courait. Il était trop tard ! Amy, les bras encore en l’air, venait de disparaître dans l’eau en jetant un cri qui pétrifia Jo de terreur. Elle essaya, d’appeler Laurie, mais elle n’avait plus de voix ; elle essaya de courir au secours de sa sœur, mais ses jambes ne lui obéissaient pas ; et, pendant une seconde, elle ne put que regarder, avec une figure bouleversée, le petit capuchon bleu qui seul paraissait encore au-dessus de l’eau. Quelqu’un passa alors comme une flèche à côté d’elle, lui criant :

« Apportez vite, vite une planche ; arrachez-en une de la barrière. »

Jo ne sut jamais comment elle s’y était prise ; mais, obéissant aveuglément à Laurie, qui avait conservé tout son sang-froid, elle travailla avec une force incroyable, arracha une planche en un clin d’œil et la porta à Laurie, qui, couché à plat ventre sur la glace, parvint d’abord à attraper Amy par le bras ; puis, avec l’aide de Jo et de la planche jetée en travers du trou, à la retirer de l’eau.

L’enfant avait eu plus de peur que de mal.

« Enveloppons-la dans nos vêtements, dit Jo, redevenue elle-même ; débarrassons-nous de ces maudits patins, et portons-la à la maison. »

Elle s’était emparée d’Amy évanouie, et, tout en courant, couvrait de baisers son pauvre petit visage, plus blanc que le marbre.

Laurie avait peine à la suivre ; Amy s’était ranimée sous les caresses, sur le cœur de sa sœur. Quand, arrivée à la maison, sa mère et Jo l’eurent roulée dans des couvertures devant un bon feu, elle fondit en larmes et s’endormit presque subitement, à la grande terreur de Jo. Jo n’avait pas dit un mot pendant tout ce bouleversement ; ses vêtements étaient à moitié défaits, sa robe déchirée, et ses mains coupées et meurtries par la glace et les clous de la planche. Mais elle ne s’en apercevait pas. Lorsque Amy, bien endormie, mais d’un sommeil réparateur, eut été déposée dans son lit et que la maison fut tranquille, Mme  Marsch, assise à côté du lit, s’occupa de Jo, et, l’attirant vers elle, se mit à bander ses mains abîmées.

« Êtes-vous sûre, mère, bien sûre qu’elle est saine et sauve ? murmura Jo en regardant avec remords la tête blonde qui aurait pu disparaître pour toujours au milieu de la perfide glace.

— Tout à fait, mon enfant, répondit sa mère ; elle n’est pas blessée et n’aura même pas un rhume, tant vous l’avez bien couverte et vite ramenée ici.

— C’est Laurie qui a tout fait ! Moi, j’ai seulement su la laisser aller là où elle pouvait mourir. Oh ! mère, si elle était morte, le savez-vous, ce serait ma faute ! »

Et Jo, se laissant tomber près de sa mère, lui confessa avec un déluge de larmes tout ce qui était arrivé, condamnant amèrement sa dureté de cœur et remerciant Dieu de lui avoir épargné un éternel remords.

« Cela, dit-elle, était dû à mon abominable caractère ! J’essaye de le corriger, mais, quand je pense que j’y suis arrivée, il reparaît pire que jamais ! Ô mère, que dois-je faire ? s’écria la pauvre Jo toute désespérée.

— Veiller sur vous-même et prier, ma chérie ; n’être jamais fatiguée de faire des efforts, et ne jamais penser qu’il vous est impossible de vaincre votre grand défaut, répondit Mme  Marsch en attirant la tête de Jo sur son épaule, et en embrassant si tendrement sa joue humide de larmes que Jo pleura plus fort que jamais.

— Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas deviner combien je suis méchante ! Je crois que je pourrais tout faire quand je suis en colère ; je deviens si sauvage ! j’ai peur de commettre un jour quelque action horrible, de gâter ma vie et de me faire haïr de tout le monde. Ô mère, aidez-moi ! aidez-moi !

— Oui, mon enfant, oui ! je vous aiderai, mais ne pleurez pas si amèrement ; souvenez-vous toujours de ce qui vous est arrivé aujourd’hui, et prenez de tout votre cœur la résolution de ne jamais revoir un jour pareil. Nous avons, tous et toutes, nos tentations, Jo, ma chérie ; il y en a de bien plus grandes que les vôtres, et souvent il faut toute une vie pour les vaincre. Vous pensez que vous avez le plus mauvais caractère du monde, mais le mien était autrefois tout pareil au vôtre.

— Le vôtre, mère ! Comment ! mais vous n’êtes jamais en colère ! »

Et Jo oublia un moment ses remords dans sa surprise.

« Il y a cependant quarante ans que j’essaye de corriger mon impatience naturelle, ma chérie, et je suis seulement arrivée à la contrôler. Je me mets en colère presque tous les jours, Jo, mais j’ai appris à ne pas le laisser voir et à souffrir seule de mon défaut. »

L’humilité de la personne qu’elle aimait tant était une meilleure leçon pour Jo que les reproches les plus durs. Elle se sentit tout de suite soulagée par la confiance que lui montrait sa mère ; savoir que sa chère maman avait eu le même défaut qu’elle, et qu’elle croyait encore avoir des efforts à faire pour s’en corriger tout à fait, lui rendait le sien plus facile à supporter et augmentait sa résolution de devenir douce comme un agneau.

« Mère, est-ce que peut-être vous êtes en colère quand vous serrez vos lèvres l’une contre l’autre et que vous sortez ainsi sans rien dire de la chambre : par exemple, lorsque tante Marsch n’est pas juste ou qu’on vous a affligée ou fâchée ? demanda Jo, qui se sentait plus rapprochée que jamais de sa mère.

— Oui, mon enfant, je ne suis parvenue encore qu’à réprimer ainsi les paroles vives qui me viennent aux lèvres, et, quand je sens qu’elles veulent sortir contre ma volonté, je m’éloigne un instant et me gronde moi-même d’être toujours si faible et si méchante, répondit Mme Marsch avec un soupir et un sourire, en se mettant à peigner les cheveux ébouriffés de Jo.

— Et comment avez-vous appris à ne rien dire ?

— C’est ce qui me coûte le plus ; les paroles désagréables sortent à flots de ma bouche avant que j’y aie fait attention, et plus j’en dis, plus je suis en colère, jusqu’à ce que ce soit comme un vilain plaisir pour moi de faire de la peine aux autres et de dire des choses terribles. Dites-moi comment vous avez fait, chère petite maman ?

— Ma bonne mère m’aidait.

— Comme vous m’aidez, interrompit Jo avec un baiser de reconnaissance.

— Mais je l’ai perdue lorsque j’étais à peine plus âgée que vous, et, pendant bien des années, il m’a fallu combattre seule, car j’étais trop orgueilleuse pour confesser ma faiblesse à d’autres après ma mère. Cela a été un temps difficile, Jo, et j’ai versé bien des larmes sur mes défauts ; car, malgré mes efforts, il me semblait que je n’avançais pas. C’est alors que j’ai épousé votre père, et j’ai, par lui, été si heureuse, que je trouvai facile de devenir meilleure ; mais, plus tard, lorsque j’ai eu quatre petites filles autour de moi et que nous sommes devenus pauvres, le vieil ennemi s’est réveillé. Je vous l’ai dit, je ne suis pas patiente par nature, et j’étais souvent irritée de voir mes enfants manquer du bien-être dont j’aurais voulu les entourer.

— Pauvre mère ! Qui est-ce qui vous a aidée, alors ?

— La pensée de Dieu, Jo, et aussi l’exemple de votre père, de votre admirable père, chère fille. Que de fois il m’a fait comprendre que je devais essayer de pratiquer toutes les vertus que je voulais voir à mes filles, puisque je devais être, moi aussi, leur exemple vivant ! C’était plus facile d’essayer pour vous que pour moi ; le regard surpris de l’une de vous lorsque je disais une parole un peu vive me corrigeait plus que tous les reproches qu’on aurait pu me faire. Chère Jo, l’amour, le respect et la confiance de mes enfants sont la plus douce récompense que je puisse recevoir de mes efforts pour être la femme que je voudrais leur offrir comme modèle.

— Oh ! mère, s’écria Jo très touchée, que je serais fière si je pouvais jamais devenir la moitié aussi bonne que vous !

— J’espère que vous serez bien meilleure, ma chérie ; mais il faut que vous veilliez constamment sur votre ennemi intérieur, car sans cela vous assombrirez votre vie, si vous ne la gâtez pas complètement. Vous avez eu un avertissement, rappelez-vous-le. Essayez donc de tout votre cœur et de toute votre âme à vous rendre maîtresse de votre caractère, avant qu’il vous ait apporté une plus grande douleur encore et un plus grand regret qu’aujourd’hui.

— J’essayerai, mère ; j’essayerai réellement ; mais il faut que vous m’aidiez et que vous me rappeliez de faire attention à ce que je vais dire. J’ai vu quelquefois papa mettre son doigt sur ses lèvres et vous regarder d’un air très bon, mais très sérieux, et toujours aussitôt vous serriez vos lèvres l’une contre l’autre ou vous vous en alliez. Vous avertissait-il alors ? demanda doucement Jo.

— Oui, je le lui avais demandé, et il ne l’a jamais oublié : par ce petit geste et ce bon regard, il m’a empêchée de prononcer bien des paroles vives. »

Jo vit les jeux de sa mère se remplir de larmes et ses lèvres trembler en parlant, et, craignant d’être allée trop loin, elle demanda anxieusement :

« Était-ce mal à moi de vous observer, mère bien-aimée, et est-ce mal encore de vous en parler aujourd’hui ? Mais c’est si bon de vous dire tout ce que je pense et d’être si heureuse auprès de vous !

— Ma chérie, vous pouvez tout dire à votre mère, et mon plus grand bonheur est de sentir que mes enfants ont confiance en moi et savent combien je les aime.

— Je craignais de vous avoir fait de la peine.

— Non, ma chère Jo ; mais, en vous parlant de votre père, j’ai pensé combien il me manquait, combien je lui devais, et combien j’ai à travailler pour lui rendre à son retour ses petites filles aussi bonnes qu’il les désire.

— Cependant vous avez eu le courage de lui dire de partir, mère, et vous n’avez pas pleuré quand il nous a quittées ; vous ne vous plaignez jamais et vous ne paraissez jamais avoir besoin d’aide.

— J’ai donné à ma patrie ce que je lui devais, c’est-à-dire ce que j’avais de meilleur, et j’ai gardé mes larmes pour le moment où il ne serait plus là, Jo. Pourquoi me plaindrais-je quand nous avons fait seulement notre devoir ?

« Grâce à sa profession de médecin, plus heureux que d’autres, votre père n’est, lui, au milieu des combats que pour guérir, que pour secourir. Les blessés des deux camps peuvent compter sur lui. Ah ! c’est un beau rôle que celui du médecin, ma fille, dans des temps comme ceux-ci, plus encore qu’en temps ordinaire, et je me sens forte de tout le bien que fait votre père en notre nom à tous. »

La seule réponse de Jo fut de tenir sa mère plus étroitement serrée, et, dans le silence qui suivit, elle pria du fond du cœur plus sincèrement qu’elle ne l’avait jamais fait. Dans une heure triste et cependant heureuse, elle avait appris non seulement l’amertume du remords du désespoir, mais encore la douceur de l’abnégation et du renoncement.

Amy remua et soupira dans son sommeil, et Jo, comme si elle voulait réparer sans retard sa faute, la regarda avec une expression que personne n’avait jamais vue sur sa figure.

« J’ai laissé le soleil se coucher sur ma colère, je n’ai pas voulu lui pardonner, et aujourd’hui, sans Laurie, il aurait pu être trop tard. Comment ai-je pu être si méchante ? » dit à demi-voix Jo en se penchant vers sa sœur et caressant doucement les cheveux encore un peu humides qui étaient épars sur l’oreiller.

Amy ouvrit les yeux comme si elle eût entendu ces bonnes paroles, et tendit les bras à sa sœur avec un sourire qui alla droit au cœur de Jo. Aucune d’elles ne parla, mais tout fut pardonné et oublié dans un baiser plein d’affection.