Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 65-82).


CHAPITRE V

JO VOISINE


« Qu’est-ce que vous allez donc faire avec tout cela ? demanda un jour Meg en voyant Jo mettre des caoutchoucs, une vieille robe et un vieux capuchon, et prendre un balai d’une main et une pelle de l’autre.

— Je vais me promener pour ma santé.

— C’est étonnant que deux grandes courses ce matin ne vous aient pas suffi. Il fait froid et sale dehors, et si j’avais un avis à vous donner, ce serait de rester comme moi à vous chauffer et à vous sécher, dit Meg en frissonnant.

— Je ne demande pas d’avis pour le moment, répondit Jo ; je ne peux pas rester immobile toute la journée, et, comme je ne suis pas un chat, je n’aime pas dormir au coin du feu. J’aime les aventures, je vais en chercher ! »

Meg retourna se rôtir les pieds et lire Ivanhoë, et Jo alla dans le jardin. La neige n’était pas bien épaisse, et elle eut bientôt fait de la balayer et de tracer un chemin loin autour du jardin, afin qu’au premier rayon de soleil la petite Beth pût aller s’y promener et faire prendre l’air à ses poupées encore malades. La haie du jardin séparait seule la maison de la famille Marsch de celle de M. Laurentz ; toutes deux étaient situées dans un faubourg de la ville qui ressemblait beaucoup à la campagne, avec ses rues tranquilles et ses jardins remplis de grands arbres. D’un côté de la haie basse qui séparait les deux propriétés, on voyait une vieille maison grise, qui, dans cette saison, paraissait laide et nue parce qu’elle était dépouillée de la vigne qui la couvrait et des fleurs qui l’entouraient en été ; de l’autre était une belle maison blanche, avec serres et écuries, évidemment luxueuse et commode. À travers les beaux rideaux, on apercevait toutes sortes de choses charmantes dans la maison blanche. Cependant cette maison, bien que riche d’aspect, paraissait triste et inhabitée ; aucun enfant ne jouait, même quand il faisait beau, sur la pelouse ; aucune dame ne se montrait aux fenêtres, et peu de personnes y entraient ou en sortaient, à l’exception du vieux monsieur et de son petit-fils.

Dans l’imagination active de Jo, cette belle maison était une espèce de palais endormi, rempli de splendeurs et de bonheurs dont personne ne jouissait. Elle désirait depuis longtemps contempler ces trésors cachés et revoir le « petit Laurentz », qui, chez les Gardiner, avait paru désirer aussi faire sa connaissance ; mais elle ne savait pas comment commencer.

Jo le désirait encore plus depuis la soirée où Laurie avait été si complaisant pour elle et pour sa sœur. Elle avait bien imaginé plusieurs moyens pour arriver à être l’amie de Laurie, mais aucun n’avait pu être mis à exécution ; elle ne l’avait pas revu et elle commençait à croire qu’il était parti, quand, après avoir fait le ménage de la neige, elle l’aperçut tout à coup à une de ses fenêtres, regardant avec des yeux tristes son jardin poudré à blanc.

« Ce garçon aurait besoin de quelqu’un pour jouer et rire avec lui, se dit-elle. Son grand-père ne sait pas ce qu’il lui faut et le laisse s’ennuyer tout seul. J’ai bien envie de sauter par-dessus la haie et d’aller le dire au vieux monsieur. »

Cette idée amusa Jo, qui aimait à faire des choses périlleuses, et qui scandalisait toujours Meg par la hardiesse de ses mouvements ; elle mit à exécution son projet de sauter par-dessus la haie. Une fois arrivée de l’autre côté, elle s’arrêta et regarda la maison endormie. Rien n’y remuait ; tous les rideaux, hormis un, étaient baissés, et derrière le rideau à demi refermé de la fenêtre où elle avait vu Laurie, on entrevoyait encore une tête aux cheveux noirs bouclés, appuyée sur une main amaigrie.

Laurie, voyant l’action de Jo, s’était reculé d’un pas ; mais la curiosité, plus forte que la timidité, l’avait retenu assez près de la fenêtre pour qu’il pût voir ce qui allait se passer dans le jardin.

« Le voici tout seul et malade, pensa Jo. Pauvre garçon ! ce n’est pas bien de le laisser ainsi. Je vais lui jeter une boule de neige, afin de l’encourager, et je lui dirai quelques mots d’amitié. »

Aussitôt pensé, aussitôt fait ; une boule de neige alla frapper la fenêtre ; la tête bouclée fit un mouvement de surprise et montra une figure, non plus inanimée comme quelques minutes auparavant, mais illuminée par le plaisir. Jo fit un petit signe de tête et, mettant son balai sur son épaule, lui cria :

« Comment vous portez-vous ? Êtes-vous malade ? »

Laurie, alors, ouvrit la fenêtre et répondit d’une voix aussi rauque que celle d’un corbeau :

« Je vais mieux, je vous remercie. J’ai eu un horrible rhume, et je suis enfermé ici depuis huit jours par ordre du médecin.

— J’en suis très fâchée. Qu’est-ce que vous faites pour vous amuser ?

— Rien ! La maison est aussi triste qu’un tombeau.

— Vous ne lisez pas ?

— Pas beaucoup. On me le défend.

— Personne ne peut donc vous faire la lecture ?

— Si, quelquefois ! mais mes livres n’intéressent pas grand-papa, et je n’aime pas toujours demander à mon précepteur.

— Vous avez donc un précepteur ?

— Oui.

— Est-ce que personne que lui ne vient vous voir ?

— Je n’ai personne que j’aimerais voir ; on dit que les petits garçons trop tapageurs me feraient mal à la tête.

— Vous ne pouvez donc pas demander à quelque gentille petite fille de venir vous lire des histoires et vous amuser ? Les petites filles ne font pas de bruit et sont de très bonnes gardes-malades.

— Je n’en connais aucune.

— Vous me connaissez, répliqua Jo, qui s’arrêta et se mit à rire.

— Oui, je vous connais ! Est-ce que vous consentiriez à venir ? Vous me feriez bien plaisir ! s’écria Laurie.

— Je ne suis pas toujours gentille et tranquille, mais je viendrai si maman veut me le permettre. Je vais aller le lui demander. Fermez la fenêtre comme un garçon très sage et attendez-moi. »

Jo reprit en courant le chemin de chez elle en pensant à l’étonnement qu’allaient avoir ses sœurs ; et Laurie, très excité par l’idée qu’il allait recevoir une visite, voulut lui faire honneur en se brossant les cheveux ; quand il eut refait sa raie, il jeta un regard sur le surplus de sa toilette et essaya de mettre un peu d’ordre dans la chambre qui, malgré une demi-douzaine de domestiques, n’était pas précisément bien tenue.

Jo, paraît-il, avait obtenu sa permission. « Il est malade, avait-elle dit, et très changé ; chez les Gardiner, il m’avait presque fait l’effet d’un petit jeune monsieur, mais je vois bien que ce n’est encore qu’un petit garçon. »

On entendit bientôt, à la porte de la maison blanche, un grand coup de sonnette, puis une voix décidée demanda M. Laurie ; une femme de chambre arriva alors, très surprise d’avoir à annoncer à son jeune maître une demoiselle.

« Très bien ! faites-la monter, c’est miss Jo. »

Et Laurie alla lui-même ouvrir la porte à Jo, qui était gentille et rose, paraissait très à son aise et portait d’une main un plat couvert, et de l’autre, dans un petit panier à ouvrage, les trois petits chats de Beth.

« Me voici armes et bagages, dit-elle gaiement ; maman a été très contente que je puisse faire quelque chose pour vous. Meg a voulu que je vous apporte un peu de blanc-manger qu’elle a fait elle-même, et Beth a pensé que ses petits chats vous seraient agréables ; je savais bien que non, mais je ne pouvais pas refuser, elle désirait tant faire quelque chose pour vous. »

Grâce aux petits chats de Beth et à la gaieté de Jo, Laurie oublia immédiatement sa timidité.

« C’est trop joli pour être mangé, dit-il en souriant de plaisir, quand Jo, découvrant le plat qu’elle avait apporté, lui montra le blanc-manger entouré d’une couronne de feuilles vertes et de fleurs du beau géranium rouge d’Amy.

— Ce n’est rien du tout ; seulement elles voulaient vous montrer qu’elles désiraient vous faire plaisir. Dites à la bonne de le mettre de côté pour votre thé ; comme c’est très doux, vous l’avalerez sans vous faire de mal. Quelle jolie chambre vous avez !

— Elle pourrait être jolie si elle était bien rangée ; mais les domestiques sont si paresseux qu’ils ne se donnent pas la peine d’y mettre de l’ordre, et moi, voyez-vous, je suis trop fatigué pour les gronder.

— Elle va être faite en deux minutes ; il faut seulement que le devant de la cheminée soit balayé comme ça ; et les choses rangées dessus comme ça ; et les livres ici ; et les bouteilles là ; et votre sofa placé plus convenablement ; et les oreillers droits. Là ! c’est fait maintenant. »

Et c’était vrai ! Tout en parlant et en riant, Jo, qui n’était maladroite que quand elle ne pensait pas à ce qu’elle faisait, avait mis les choses à leur place et donné à la chambre un aspect tout différent. Laurie, gardant un silence respectueux, la regardait attentivement, et, lorsque Jo lui montra son sofa bien arrangé, il s’assit dessus avec un soupir de satisfaction, et dit avec reconnaissance :

« Comme vous êtes bonne ! Oui ! c’est tout ce qu’il fallait à ma chambre. Maintenant, asseyez-vous dans le grand fauteuil et laissez-moi faire quelque chose pour amuser ma visiteuse.

— Non ! C’est moi qui suis venue pour vous amuser ! Vous lirai-je quelque chose ? répondit Jo en regardant en regardant avec amour quelques livres placés à côté d’elle.

— Je vous remercie, j’ai lu tous ces livres-là, et, si cela ne vous fait rien, je préférerais vous entendre parler.

— Cela ne me fait rien du tout ; je parlerai toute la journée, si vous le désirez. Beth dit que je ne sais jamais quand m’arrêter.

— Beth, c’est la petite fille aux joues roses, qui reste beaucoup à la maison et sort quelquefois avec un petit panier ? demanda Laurie avec intérêt.

— Oui, c’est elle. C’est ma petite fille, à moi ; nous avons chacune la nôtre, Meg et moi. Beth est gentille comme pas une.

— La jolie, c’est Meg, et celle qui a des cheveux bouclés est Amy, je crois ?

— Comment le savez-vous ? »

Laurie rougit, mais répondit franchement :

« Vous savez, je vous entends souvent vous appeler quand vous jouez dans le jardin, et, lorsque je suis seul ici, je ne peux pas m’empêcher de regarder chez vous ; vous paraissez toujours tant vous amuser ! Je vous demande pardon de mon indiscrétion, mais je ne vois pas que ce qui se passe dans le jardin. Comme votre maison fait presque face à la nôtre, les jours où vous oubliez de baisser les rideaux de la fenêtre, celle où sont placées les fleurs, je vous vois encore dès que la lampe est allumée : cela me fait alors l’effet d’un tableau. Vous êtes toutes autour de la table, votre mère est juste devant moi, et cela me paraît si agréable de voir vos figures contentes à travers les fleurs, que je ne puis m’empêcher de regarder. Je suis orphelin ! »

Cela dit, Laurie se mit à remuer le feu, afin que Jo ne vît pas le tremblement nerveux de ses lèvres qu’il ne pouvait comprimer.

Son air triste alla droit au cœur de Jo ; elle avait été si simplement élevée qu’à son âge elle était aussi franche qu’une enfant de dix ans. Voyant Laurie solitaire et malade, et sentant combien elle était plus que lui riche en bonheur et en affections, elle essaya de partager ses trésors avec lui. Sa figure brune avait une bonté et sa voix une douceur qui ne leur étaient pas habituelles lorsqu’elle dit :

« Nous ne baisserons plus jamais le rideau, et je vous donne la permission de regarder autant que vous le désirerez ; mais je préférerais qu’au lieu de regarder à la dérobée vous vinssiez chez nous. Meg est si bonne qu’elle vous ferait du bien ; Beth chanterait, pour vous distraire, tout ce que vous voudriez ; Amy danserait devant vous ; Meg et moi nous vous ferions rire avec notre théâtre, et tous, nous nous amuserions beaucoup. Est-ce que votre grand-papa ne vous le permettrait pas ?

— Je crois qu’il le voudrait bien, si votre mère était assez bonne pour le lui demander. Il est moins sévère qu’il n’en a l’air et me laisse assez faire ce que je veux ; seulement il a peur que je devienne un ennui pour les étrangers, dit Laurie, dont la figure mobile s’illuminait de plus en plus.

— Nous ne sommes pas des étrangers, nous sommes des voisins, et il ne faut pas que vous pensiez que vous serez un fardeau pour nous. Nous désirons beaucoup faire votre connaissance, et il y a longtemps que j’aurais voulu la faire. Vous savez qu’il n’y a pas très longtemps que nous sommes ici ; mais, excepté vous, nous connaissons déjà tous ceux de nos voisins que notre mère a jugés pouvoir être pour nous d’aimables connaissances.

— Grand-papa vit au milieu de ses livres et ne s’occupe guère de ce qui se passe ailleurs. M. Brooke, mon précepteur, n’habite pas avec nous, il ne vient qu’à l’heure des leçons ; ainsi, je reste à la maison et je passe mon temps comme je peux.

— Ce n’est pas comme cela qu’il faut s’y prendre ; il suffirait à votre grand-papa de faire une grande tournée de visites dans le voisinage, et vous auriez tout de suite des maisons agréables où vous seriez reçus avec un grand plaisir. Quant à votre timidité, elle ne durera pas longtemps, ne vous en inquiétez pas. Je suis timide au fond, moi aussi ; mais on fait un petit effort, et c’est bien vite passé. »

Laurie rougit de nouveau, mais ne fut pas offensé d’avoir été accusé de timidité, car il y avait tant de bonne volonté en Jo, qu’il était impossible de ne pas accepter ses conseils, en dépit de leur forme originale, avec autant de cordialité qu’elle les offrait.

« Aimez-vous votre pension ? demanda Laurie après quelques moments de silence, pendant lesquels il avait tenu les yeux fixés sur le feu, tandis que Jo examinait la chambre, qu’elle trouvait tout à fait de son goût.

— Je ne vais pas en pension. Je suis occupée à soigner ma tante, qui est une bonne vieille dame, mais d’humeur assez difficile. »

Laurie ouvrait la bouche pour lui faire une autre question, quand il se rappela juste à temps que ce n’était pas poli de faire trop de questions. Mais Jo, à qui Laurie plaisait beaucoup, ne demandait pas mieux que de le faire rire un peu, fût-ce aux dépens de la tante Marsch. Elle lui fit une description très amusante de la vieille dame, de ses impatiences, de son gros chien, du perroquet qui parlait espagnol et de la bibliothèque qui avait tant de charme pour elle. Laurie riait de tout son cœur, de si bon cœur qu’une bonne, tout étonnée, vint voir ce qui se passait. Jo lui racontait précisément qu’un vieux monsieur était venu un jour demander la main de tante Marsch, et qu’au milieu d’une belle phrase, Polly, le perroquet, avait, sauté sur le monsieur et lui avait arraché sa perruque en lui criant : « Silence ! »

« Oh ! cela me fait tant de bien de rire ! Continuez, je vous en prie, » lui dit-il, encore tout rouge d’avoir tant ri.

Jo, excitée par son succès, continua à parler de leurs jeux, de leurs projets, de leurs espérances, de leurs craintes pour leur père et des événements les plus intéressants du petit monde dans lequel elles vivaient. Ils parlèrent ensuite de livres, et Jo trouva, à sa grande joie, que Laurie les aimait autant qu’elle et en avait même lu davantage.

« Si vous les aimez tant, venez voir les nôtres, lui dit Laurie en se levant. Mon grand-père est sorti ; n’ayez pas peur.

— Je n’ai peur de rien ! répliqua Jo avec un fier mouvement de tête.

— Je le crois, » répondit le jeune garçon avec admiration, tout en pensant que si Jo rencontrait le vieux monsieur dans un de ses accès de mauvaise humeur, elle aurait, malgré son courage, de bonnes raisons d’être effrayée.

Toute la maison était chauffée par un calorifère, et Laurie put, malgré son rhume, promener Jo dans toutes les pièces et la laisser examiner à son aise tout ce qui lui plaisait. Lorsqu’ils arrivèrent dans la bibliothèque, Jo se mit à battre des mains et à danser, comme elle faisait toujours quand elle était particulièrement charmée.

« Que de belles, que d’utiles choses ! soupira-t-elle en s’enfonçant dans les profondeurs d’un fauteuil capitonné et promenant un œil d’admiration sur l’immense quantité de livres et de tableaux qui tapissaient les murs, et sur les statues, les bronzes et les curiosités artistiques qui remplissaient la chambre. Théodore Laurentz, vous êtes la plus heureuse personne du monde, ajouta-t-elle d’un air convaincu.

— On ne peut pas vivre rien qu’avec des livres, répondit Laurie en se penchant sur une table vis-à-vis d’elle. Je donnerais tout ce qui est ici pour avoir des sœurs… »

Mais, avant qu’il eût pu continuer, on entendit un coup de sonnette, et Jo se leva en toute hâte en s’écriant :

« Miséricorde ! C’est votre grand-papa !

— Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? Vous n’avez peur de rien, vous savez, lui répondu malicieusement Laurie.

— Je crois que j’ai un peu peur de lui, mais je ne sais vraiment pas pourquoi j’aurais peur ; maman a dit que je pouvais venir, et je ne pense pas que vous en soyez plus malade, dit Jo en se rasseyant et paraissant plus rassurée, quoique ses yeux fussent toujours fixés sur la porte.

— Je vais bien mieux, au contraire, et je vous en suis très reconnaissant ; seulement, j’ai peur que vous ne vous soyez fatiguée en parlant. C’était si agréable de vous écouter, que je n’avais pas le courage de vous arrêter, dit Laurie.

— Monsieur, ce n’est pas votre grand-père, c’est le docteur ! » dit la servante.

Laurie respira, et se tournant vers Jo :

« Ne vous en allez pas, permettez-moi seulement de vous laisser seule pendant une minute. Je suppose que je dois aller vers le docteur, dit Laurie.

— Ne vous inquiétez pas de moi ; je suis heureuse comme une reine, ici, » répondit Jo.

Et, Laurie étant parti, elle s’amusa à regarder toutes les charmantes choses qui ornaient la chambre.

Elle était debout devant un beau portrait de M. Laurentz, lorsqu’elle entendit ouvrir la porte, et, croyant que c’était Laurie, elle dit sans se retourner, d’un air décidé :

« Maintenant, je suis sûre de ne pas avoir peur de votre grand-papa, car il a les yeux pleins de bonté, quoique sa bouche soit sévère et qu’il paraisse avoir une terrible volonté. Il n’est peut-être pas tout à fait aussi beau que mon grand-père, mais il me plaît.

— Merci, madame ! » dit derrière elle une voix refrognée.

Et Jo, se retournant toute surprise, aperçut le vieux monsieur Laurentz.

La pauvre Jo devint cramoisie, et son cœur battit bien fort lorsqu’elle se rappela ce qu’elle venait de dire. Pendant une minute, elle eut une grande envie de fuir ; mais cela n’eut pas été courageux, et ses sœurs, en apprenant sa fuite, se seraient moquées d’elle ; elle se décida donc à rester et à se tirer d’affaire comme elle le pourrait. En regardant de nouveau le vieux monsieur, elle vit que ses yeux avaient, sous ses effrayants sourcils, un air de bonté encore plus grand que ceux du portrait, et qu’on entrevoyait, dans ces mêmes yeux, une ombre de malice qui diminua beaucoup sa crainte. Après une pause terrible, le vieux monsieur dit d’une voix plus refrognée que jamais :

« Ainsi, vous n’avez pas peur de moi ?

— Pas beaucoup, monsieur.

— Et vous ne trouvez pas que je sois aussi bien que votre grand-père ?

— Non, monsieur, pas tout à fait…

— Et vous pensez que j’ai une volonté terrible ?

— J’ai dit seulement que je le supposais.

— Cependant, je vous plais malgré cela ?

— Oui, monsieur. »

Le vieux monsieur parut content des réponses de Jo et, se mettant à rire, lui donna une poignée de main ; puis, rapprochant doucement sa main du menton de Jo et attirant sa figure vers lui, il l’examina attentivement et lui dit gravement en rendant la liberté à sa tête :

« Vous avez l’esprit de votre grand-père, si vous n’en avez pas la figure ; il était beau, ma chère, mais ce qui valait mieux, il était brave et honnête, et j’étais fier d’être son ami.

— Merci, monsieur, répondit Jo, qui se retrouvait dans son état habituel.

— Qu’est-ce que vous avez fait à mon petit-fils, hein ? demanda ensuite le vieux monsieur.

— J’ai seulement essayé de l’égayer, » dit Jo.

Et elle raconta comment sa visite était venue.

« Vous pensez qu’il a besoin d’être égayé ?

— Oui, monsieur, il paraît un peu seul, et peut-être la compagnie d’autres enfants lui ferait-elle du bien. Nous ne sommes que des petites filles, monsieur, mais nous serions très contentes de pouvoir faire quelque chose pour lui : car nous n’avons pas oublié le splendide cadeau de Noël que vous nous avez envoyé, dit Jo avec animation.

— Chut ! chut ! C’était l’affaire de M. Laurie. Comment va la pauvre femme Hummel ?

— Très bien, monsieur, maintenant. »

Et Jo lui raconta comme quoi sa mère avait su intéresser à cette pauvre femme des personnes plus riches qu’elle.

« C’est tout à fait comme cela que faisait son père ! Dites-lui que j’irai la voir au premier jour de beau temps. Mais voici la cloche du thé. Venez le prendre avec nous, voulez-vous ?

— Oui, monsieur, si vous êtes bien sûr que cela ne doive pas vous ennuyer.

— Vous le demanderais-je si cela ne me plaisait pas ? » répondit M. Laurentz en lui offrant son bras, d’après les règles de la vieille politesse.

« Que dira Meg de tout ceci ? » se disait Jo en marchant.

Et ses yeux brillaient de plaisir à cette pensée.

« Eh bien ! qu’est-ce qui lui arrive ? demanda le vieux monsieur en voyant Laurie descendre les escaliers quatre à quatre, et prendre un air de profond étonnement en apercevant Jo au bras de son redoutable grand-père.

— Je ne savais pas que vous étiez revenu, monsieur, dit-il en échangeant avec Jo un regard de triomphe.

— C’était évident d’après la manière dont vous dégringoliez les escaliers. Venez prendre votre thé, monsieur, et conduisez-vous convenablement, » dit M. Laurentz en lui tirant les cheveux par manière de caresse.

Et il continua à marcher, tandis que Laurie exécutait derrière son dos une série de mouvements qui indiquaient son contentement.

Le vieux monsieur ne parla pas beaucoup en buvant ses quatre tasses de thé ; mais, en revanche, il examina les deux jeunes gens qui bavardaient et riaient comme de vieux amis ; et le changement de son petit-fils ne lui échappa pas. Il y avait alors des couleurs, de la vie et du plaisir sur la figure du jeune garçon, de la vivacité dans ses manières et de la gaieté dans son rire.

« Elle a raison, se dit-il, l’enfant est trop seul. Il faut que je voie ce que ces petites filles pourraient faire pour lui. »

Jo lui plaisait à cause de ses manières originales et spirituelles, et elle paraissait comprendre Laurie aussi bien que si elle était un petit garçon. Si les Laurentz avaient été ce que Jo appelait des « gens raides et guindés », elle ne leur aurait pas plu du tout, car elle aurait été gauche et contrainte avec eux ; mais, comme ils étaient bienveillants et simples, elle resta elle-même et leur fit une très bonne impression.

Quand ils sortirent de table, Jo parla de s’en aller ; mais Laurie lui dit qu’il avait encore quelque chose à lui montrer, et la conduisit dans la serre, qui avait été illuminée exprès pour elle. Jo se crut dans un endroit féerique lorsqu’elle se promena au milieu de ces rangées d’arbustes et de fleurs rares, que les nombreuses lumières embellissaient encore ; mais son plaisir fut plus grand lorsque Laurie, qui avait fait un gros bouquet des plus belles fleurs de la serre, le lui donna en lui disant avec un air heureux qui fit plaisir à Jo :

« Voudriez-vous donner ceci à madame votre mère et l’assurer que j’aime beaucoup le médecin qu’elle m’a envoyé ? »

En rentrant dans le grand salon, ils trouvèrent M. Laurentz assis au coin du feu ; mais l’attention de Jo fut entièrement absorbée par la vue d’un beau piano à queue.

« Jouez-vous du piano ? demanda-t-elle à Laurie d’un air respectueux.

— Un peu, répondit-il modestement.

— Oh ! je vous en prie, jouez-moi quelque chose. Je voudrais tant vous entendre afin de pouvoir le raconter à Beth.

— Jouez d’abord, vous.

— Je ne sais pas jouer ; je suis trop stupide pour apprendre, mais j’aime extrêmement la musique. »

Laurie jouait remarquablement bien pour son âge ; il ne se fit pas prier, et Jo l’écouta avec béatitude, le nez voluptueusement enfoui dans de l’héliotrope et des roses. Ah ! elle aurait bien désiré que Beth pût l’entendre aussi ; mais elle ne le dit pas et fit seulement tant de compliments à Laurie qu’il en fut tout à fait honteux, et que son grand-père se mit à dire :

« Assez ! assez ! jeune fille ; trop de sucres d’orge ne lui valent rien. Il ne joue pas mal, mais j’espère qu’il réussira aussi bien dans des affaires plus importantes. Vous partez ? Je vous suis très reconnaissant de votre visite, et j’espère que vous reviendrez bientôt. Bonsoir, docteur Jo. Mes amitiés à votre mère. »

Il était très aimable, mais quelque chose dans son air fit craindre à Jo d’avoir fait quelque méprise, et elle le demanda à Laurie, quand ils furent seuls.

« Non, c’était moi, répondit Laurie : il n’aime pas m’entendre faire de la musique.

— Pourquoi ?

— Je vous le dirai une autre fois. John va vous reconduire chez vous, puisque je ne le puis pas.

— Ce n’est pas la peine, il n’y a que deux pas à faire. Soignez-vous bien.

— Oui, mais vous reviendrez, n’est-ce pas ?

— Si vous me promettez de venir nous voir quand vous serez guéri.

— Je vous le promets.

— Bonsoir, Laurie.

— Bonsoir, Jo, bonsoir. »

Quand Jo eut raconté ses aventures, toute la famille éprouva le désir d’aller dans la maison à côté, car chacune se trouvait attirée par quelque chose. Mme  Marsch désirait parler de son père avec le vieillard qui en parlait si bien et ne l’avait pas oublié ; Meg aurait voulu voir la serre ; Beth soupirait après le piano à queue et désirait admirer les beaux tableaux et les statues.

« Mère, pourquoi M. Laurentz n’aime-t-il pas entendre Laurie jouer du piano ? demanda Jo, qui voulait toujours savoir le pourquoi des choses.

— Je crois, mais je n’en suis pas sûre, que son fils, le père de Laurie, avait épousé une grande artiste italienne ; cette union avait déplu au vieillard, qui était très orgueilleux. La dame était cependant charmante, très distinguée et estimée de tous. Mais ces genres de mariage sont si rarement heureux que le préjugé fut le plus tenace chez M. Laurentz. Il ne voulut jamais revoir son fils. Le père et la mère de Laurie moururent loin de lui en Europe pendant l’enfance de Laurie, et ce ne fut qu’alors que son grand-père fit venir son petit-fils chez lui. Je crois que Laurie, qui est né en Italie, n’est pas d’une constitution robuste, et que c’est pour cela que M. Laurentz semble toujours inquiet pour sa santé. Laurie ressemble à sa mère ; il a hérité d’elle son goût pour la musique, et je m’imagine que son grand-père a peur qu’il ne veuille devenir à son tour un artiste. En tous cas, les aptitudes musicales de Laurie lui rappellent sans doute, plus qu’il ne le voudrait, la femme de son fils qu’il n’aimait pas, et je pense que c’est pour cela qu’il s’assombrit, comme dit Jo, quand le pauvre Laurie joue du piano.

— Mon Dieu ! que cette histoire de Laurie est triste et romanesque ! s’écria Meg.

— Qu’on laisse donc Laurie être artiste s’il en a vraiment la vocation, s’écria Jo, et qu’on ne gâte pas sa vie en le forçant à aller à l’Université !

— Aller à Université ne gâte rien, répondit Mme  Marsch. Il manque toujours quelque chose aux artistes qui ignorent tout en dehors de leur spécialité.

— C’est parce que sa mère était Italienne qu’il a de si beaux yeux et de si beaux cheveux noirs et son teint mat si distingué ; les Italiens sont toujours beaux, dit Meg, qui était un peu sentimentale.

— Qu’est-ce que vous savez de son air et de ses yeux ? C’est à peine si vous lui avez parlé, s’écria Jo qui, elle, n’était pas du tout sentimentale.

— Ne l’ai-je pas vu à la soirée des Gardiner ? et d’ailleurs je vois bien, d’après tout ce que nous me dites, qu’il est très aimable. C’est très joli cette phrase qu’il a dite sur ce que maman lui avait envoyé.

— Il parlait du blanc-manger, je suppose.

— Que vous êtes donc étonnante, Jo ! Il parlait de vous, c’est évident.

— Vous croyez, Meg ? répondit Jo, en ouvrant les yeux comme si l’idée ne lui en était jamais venue.

— Je n’ai jamais vu une jeune fille comme vous ! Vous ne savez même pas reconnaître quand on vous fait un compliment, dit Meg, de l’air d’une personne qui croit connaître très bien toutes ces choses-là.

— Ce sont toujours des bêtises les compliments, et vous gâtez mon plaisir. Laurie est un gentil garçon, il me plaît. Nous serons bonnes pour lui parce qu’il n’a plus de mère, et il pourra venir nous voir, n’est-ce pas, mère ?

— Oui, Jo ; votre petit ami sera le bienvenu ici. Je sais qu’il est doux, poli et réservé, et j’espère que Meg se rappellera que les enfants doivent rester enfants le plus longtemps possible.

— Je ne me considère plus comme une enfant, fit observer la petite Amy. Et vous, Beth, qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais qu’en penser, dit Beth ; j’aime mieux songer au plaisir que j’aurais à voir un jour le beau palais et le grand piano du grand-père de Laurie. »