Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 83-92).


CHAPITRE VI

BETH ENTRE DANS LE BEAU PALAIS


La grande maison fut réellement leur beau palais, quoique Beth trouvât très difficile de passer à côté du terrible M. Laurentz.

Lorsqu’il eut fait visite et qu’il eut dit quelque chose d’aimable à chacune d’elles, seule la timide Beth eut encore peur de lui. Une chose préoccupa pendant quelque temps les quatre sœurs : elles étaient pauvres, tandis que M. Laurentz était riche, et il ne leur paraissait pas convenable d’accepter ce qu’elles ne pouvaient pas rendre. Mais, au bout de quelque temps, elles virent que Laurie les considérait comme ses bienfaitrices, et qu’il ne pensait jamais pouvoir assez faire pour remercier Mme  Marsch de son accueil maternel, et ses filles de leur société joyeuse. Aussi oublièrent-elles bientôt leur orgueil et firent-elles des échanges de bonté, sans s’arrêter à se demander qui donnait le plus.

Toutes sortes de choses agréables arrivèrent vers ce temps-là, car la nouvelle amitié poussait comme de l’herbe au printemps. Toutes elles aimaient Laurentz qui, de son côté, avait dit en secret à son précepteur, — un homme excellent et fort distingué, — que « les demoiselles Marsch étaient les meilleurs êtres du monde. »

Avec l’enthousiasme charmant de la jeunesse, elles avaient donné au jeune garçon solitaire une place au milieu d’elles, et Laurie trouvait un grand charme dans la compagnie de ces jeunes filles simples et innocentes. Il n’avait jamais connu sa mère et n’avait pas eu de sœur ; sa santé se trouva bien du nouveau milieu dans lequel il vivait. Il était toujours à faire l’école buissonnière dans la famille Marsch, et son précepteur, craignant que cela ne nuisît à ses études, fit sur ce point des rapports très peu satisfaisants à M. Laurentz.

« Ne vous inquiétez pas de ceci ; qu’il prenne des vacances, il rattrapera cela plus tard, répondit M. Laurentz. Mme  Marsch est une personne judicieuse ; elle pense que Laurie a mené une vie trop renfermée, qu’il a trop travaillé et qu’il a besoin de société, d’amusement et d’exercice. Laissez-le agir à sa guise, il ne peut rien faire de mal dans le petit couvent à côté ; les exemples et les enseignements d’une mère de famille comme notre voisine lui feront plus de bien que les nôtres. »

Laurie et ses amies profitèrent de la permission pour s’amuser. Ils faisaient de bonnes lectures en commun, jouaient des comédies, représentaient des tableaux d’histoire, faisaient des promenades en traîneau ou patinaient et passaient des soirées bien agréables, soit dans le vieux parloir, soit dans la grande maison. Meg se promenait tant qu’elle voulait dans la serre et avait des bouquets magnifiques ; Jo dévorait la bibliothèque, Amy copiait des tableaux, et Laurie remplissait, à la satisfaction générale, le rôle de maître de maison.

Quant à Beth, quoiqu’elle eût une grande envie d’admirer le beau piano à queue, elle ne pouvait pas trouver le courage d’aller dans « la maison du bonheur », comme l’appelait Meg. Elle y était cependant allée une fois avec Jo ; mais le vieux monsieur, qui ne savait pas combien elle était timide, l’avait regardée tellement fixement et avait fait un heim ! si fort à la fin de cette inspection, que les pieds de Beth ne « voulaient pas rester sur le tapis, tant elle tremblait ». Elle l’avait dit dans ces termes à sa mère, et avait ajouté qu’elle s’était enfuie, bien décidée à ne rentrer jamais dans le terrible beau palais. Rien n’avait pu la décider à y retourner. Quand M. Laurentz apprit l’effet qu’il avait produit sur la pauvre Beth, il fut bien étonné et résolut d’aller lui-même essayer de vaincre sa résistance. Il se mit à parler musique pendant une de ses visites, et raconta des choses tellement intéressantes sur les grands chanteurs et les belles orgues qu’il avait entendus, que Beth trouva impossible de rester dans son petit coin habituel, et, comme si elle était attirée magnétiquement, elle vint lentement jusque derrière la chaise de M. Laurentz. Là, elle resta à écouter, ses beaux yeux tout grands ouverts et ses joues rouges d’excitation.

M. Laurentz, n’ayant pas plus l’air de faire attention à elle que si elle eût été une mouche, se mit à parler des leçons et des maîtres de musique de Laurie, puis dit à Mme  Marsch, comme s’il venait seulement d’y songer :

« Laurie néglige son piano maintenant, et je n’en suis pas fâché, parce qu’il aimait trop exclusivement la musique ; mais le piano se rouille, et il aurait besoin de servir à quelqu’un ; l’une de vos petites filles voudrait-elle venir pour l’entretenir ? »

Beth fit un pas en avant et serra ses mains l’une contre l’autre, afin de ne pas battre des mains comme elle en avait une tentation irrésistible, tant elle était charmée par la pensée de jouer sur ce splendide instrument. Avant que Mme  Marsch eût pu répondre, M. Laurentz continua en souriant :

« Personne n’est jamais au salon après neuf heures ; les domestiques ont fini leur ouvrage, Laurie sort beaucoup, et moi je suis enfermé dans mon bureau à l’autre bout de la maison. Ainsi, si l’une d’elles le désire, elle peut venir quand elle voudra, sans rien dire et sans parler à personne. »

Il se leva comme pour partir, et Beth ouvrait la bouche pour le remercier, car ce dernier arrangement ne lui laissait rien à désirer ; mais il continua :

« Voudrez-vous répéter cela à vos filles, madame ? Cependant ne les forcez pas à venir si cela ne leur plaît pas.

— Oh ! si, monsieur, votre offre leur fait beaucoup, beaucoup de plaisir, dit Beth en mettant sa petite main dans celle du vieux monsieur, et le regardant avec des yeux pleins de reconnaissance.

— C’est donc vous la petite musicienne ? demanda-t-il doucement, sans ajouter de ces « heim ! » qui effrayaient tant Beth.

— C’est moi, Beth. J’aime beaucoup la musique, et je viendrai si vous êtes tout à fait sûr que personne ne m’entendra et ne sera gêné par moi, ajouta-t-elle, craignant d’être importune, et toute tremblante en pensant à sa hardiesse.

— Pas une âme ne vous entendra, ma chère ; la maison est vide la moitié de la journée ; venez tapoter autant que vous voudrez, et je vous en serai très reconnaissant.

— Oh ! monsieur, que vous êtes bon ! »

Beth était rouge comme une pivoine, mais n’avait plus peur ; ne trouvant pas de mots pour exprimer sa reconnaissance, elle attira à elle la main du vieux monsieur et la serra doucement. Celui-ci se baissa alors vers elle et l’embrassa, en disant d’un ton que peu de personnes avaient jamais entendu :

« J’ai eu autrefois une petite fille aux yeux bleus comme les vôtres ; Dieu vous bénisse, ma chère enfant ! Bonsoir, madame. »

Et il partit très vite, comme s’il était dominé par son émotion.

Après s’être réjouie avec sa mère, Beth alla raconter son bonheur à sa famille de poupées, puis à ses sœurs lorsqu’elles furent rentrées. Elle en était si préoccupée, qu’au milieu de la nuit Amy fut brusquement réveillée par sa sœur qui, dans son sommeil, jouait du piano sur sa figure ; elles couchaient depuis quelques jours dans le même lit, parce que celui de Beth était en réparation.

Le lendemain arriva enfin, et Beth, ayant vu sortir M. Laurentz et son petit-fils, osa se diriger vers la grande maison. Il est juste de dire qu’elle n’y parvint pas du premier coup ; deux, ou trois fois elle revint sur ses pas, en proie à une insurmontable timidité ; mais, à la fin, faisant aussi peu de bruit qu’une souris, elle y pénétra. J’aurais voulu que vous pussiez la voir entrer dans le grand salon. Quelle crainte ! quel respect ! quelle peur et quelle envie d’arriver jusqu’à cet admirable piano qui était là tout ouvert devant elle ! De la jolie musique facile se trouvait tout à fait accidentellement sur le piano. La bonne petite Beth, après avoir bien écouté, bien regardé s’il n’y avait personne, s’enhardit peu à peu et commença à jouer d’abord en tremblant ; mais elle oublia bientôt sa crainte dans le bonheur inexprimable que lui procuraient les beaux sons de cet excellent instrument. Elle resta au piano jusqu’à ce que Hannah vînt la chercher pour dîner ; mais elle n’avait pas faim et dîna, pour cette fois, du souvenir de son bonheur.

Depuis ce moment, le petit capuchon gris se glissa presque tous les jours dans la maison de M. Laurentz, et le salon fut hanté par un petit esprit musical qui allait et venait sans être vu. Beth ne se doutait pas que M. Laurentz ouvrait souvent la porte de son cabinet de travail, afin de mieux entendre les airs anciens qu’elle jouait, les mêmes qu’autrefois lui jouait l’enfant qu’il avait perdue, et que Laurie montait la garde dans le vestibule pour empêcher les domestiques d’approcher. Il ne lui venait jamais à l’idée que les cahiers d’études et d’exercices ou les morceaux nouveaux qu’elle trouvait sur le piano y avaient été placés par M. Laurentz lui-même pour son usage à elle.

Si Laurie lui parlait ensuite de musique, elle pensait seulement qu’il était bien bon de lui dire des choses qui l’aidaient tant. Elle jouissait de tout son cœur de son bonheur, et, ce qui n’arrive pas toujours, elle trouvait que la réalisation de son plus grand désir lui donnait tout ce qu’elle en avait rêvé.

Quelques semaines après cette mémorable visite du vieux monsieur, Beth dit à sa mère :

« Maman, pourrais-je faire une paire de pantoufles à M. Laurentz ? Il est si bon pour moi que je voudrais le remercier, et je ne sais pas d’autre manière que celle-là.

— Oui, ma chère, cela lui fera plaisir, et c’est une bonne manière de le remercier. Je vous achèterai ce qu’il vous faudra, et vos sœurs vous aideront, » répondit Mme  Marsch, qui prenait un très grand plaisir à satisfaire les très rares demandes de Beth.

Après de sérieuses discussions avec Meg et Jo, Beth choisit un dessin représentant une touffe de pensées sur un joli fond vert clair ; on acheta les matériaux nécessaires, et elle se mit courageusement à l’œuvre. Ses sœurs l’aidèrent un peu dans les endroits difficiles, et les pantoufles furent bientôt finies. Beth écrivit alors « au vieux monsieur » un petit billet très court et très simple, et, avec l’aide de Laurie, profita d’une absence de M. Laurentz pour mettre le tout sur son bureau.

Quand ce fut fait, Beth attendit impatiemment ce qui arriverait ; mais la journée se passa, ainsi qu’une partie de celle du lendemain, sans qu’on eût aucune nouvelle du vieux monsieur, et Beth commença à craindre d’avoir offensé son susceptible ami. Dans l’après-midi du second jour, elle sortit, pour s’acquitter d’une commission, et en même temps pour faire faire à Joanna, la pauvre poupée malade, sa promenade quotidienne. En revenant, elle aperçut trois têtes à la fenêtre du parloir, vit des mains s’agiter démesurément et entendit crier joyeusement :

« Il y a une lettre du vieux monsieur pour vous ! Venez vite la lire.

— Oh ! Beth, il vous a envoyé… » commença à dire Amy en faisant des gestes désordonnés ; mais Jo, fermant vivement la fenêtre, l’empêcha de continuer.

Beth se dépêcha d’arriver, et ses sœurs la portèrent en triomphe au parloir en lui criant : « Regardez ! regardez ! » et lui montrant du doigt un joli piano, sur lequel était posée une lettre adressée à « miss Élisabeth Marsch ». Elle devint pâle de surprise et de bonheur, et, se retenant au bras de Jo pour ne pas tomber :

« C’est pour moi ? murmura-t-elle, quoi ! pour moi ?

— Oui, ma précieuse Beth, c’est pour vous. N’est-ce pas bien bon à lui ? Ne trouvez-vous pas que c’est le meilleur vieux monsieur du monde ? La clef du piano est dans la lettre ; mais nous ne l’avons pas ouverte, et cependant nous mourions d’envie de savoir ce qu’il vous dit, répondit Jo en embrassant sa sœur de toutes ses forces et lui présentant la lettre.

— Lisez-la vous-même, moi je ne peux pas. C’est si beau que je ne sais plus où je suis. »

Jo ouvrit la lettre et commença par rire des premiers mots :

« Miss Marsch.
« Chère Mademoiselle. »

« Comme c’est joli ! Je voudrais bien que quelqu’un m’envoyât une lettre comme celle-là, s’écria Amy, qui trouvait cette formule excessivement élégante.

« J’ai eu beaucoup de paires de pantoufles dans ma vie, mais jamais aucune ne m’a fait autant de plaisir que la vôtre. La pensée est ma fleur favorite, et celles-ci me rappelleront toujours l’aimable petite fille qui me les a données. J’aime à payer mes dettes ; ainsi j’espère que vous permettrez au « vieux monsieur » de vous envoyer quelque chose qui a appartenu à la petite fille qu’il n’a plus. Laissez-moi y joindre mes remerciements les plus sincères et mes meilleures amitiés.

« Votre ami reconnaissant et votre humble serviteur,

« James Laurentz. »

— Eh bien ! Beth, c’est là un honneur dont vous pouvez être fière ! s’écria Jo en essayant de calmer sa sœur, qui tremblait comme une feuille. Laurie m’a dit combien son grand-père avait aimé l’enfant qui est morte ; il conserve précieusement toutes les petites choses qui lui ont appartenu, et il vous a donné son piano, pensez donc, Beth ! Cela vient de ce que vous aimez la musique et que vous avez de grands yeux bleus.

— Voyez donc les belles appliques dorées pour mettre les bougies, le joli casier à musique et le petit tabouret, dit Meg en ouvrant l’instrument.

— Regardez, Beth ; il signe votre humble serviteur, James Laurentz, dit Amy, que le billet impressionnait grandement. Je le dirai à mes compagnes, elles seront jalouses de vous.

— Essayez-le, Fanfan, afin que nous entendions le son du beau piano, » dit la vieille Hannah, qui partageait toujours les joies et les peines de la famille.

Beth se mit à jouer, et tout le monde fut d’avis que c’était le piano le plus remarquable qu’on eût jamais entendu. Il était évident qu’on l’avait remis à neuf et accordé, et on ne peut se faire une idée du bonheur avec lequel Beth en touchait les notes d’ivoire et d’ébène.

« Il faudra que vous alliez remercier M. Laurentz, » dit Jo en plaisantant, car elle connaissait trop bien la grande timidité de sa sœur pour croire qu’elle irait ; mais, à sa grande surprise, Beth répondit :

« Oui, j’en ai bien l’intention, c’est mon devoir, et je vais y aller tout de suite, avant que j’aie le temps d’avoir peur. »

Et Beth, se levant vivement, marcha d’un pas délibéré jusque chez M. Laurentz, ce qui étonna tellement ses sœurs, qu’elles ne pouvaient plus parler et que la vieille Hannah s’écria :

« Eh bien ! voilà la chose la plus étonnante que j’aie jamais vue ; la vue de ce piano en a fait une autre personne, car sans cela elle n’y serait jamais allée. »

Elles auraient été encore bien plus étonnées si elles avaient vu ce que fit Beth une fois entrée. Elle alla droit au cabinet de travail de M. Laurentz et frappa sans même se donner le temps de la réflexion, et, lorsqu’une voix rude eut dit : « Entrez », elle entra et alla droit vers M. Laurentz, mit sa main tremblante dans la sienne et lui dit :

« Monsieur, je suis venue pour… vous remercier… » Mais elle ne finit pas sa phrase, et, se rappelant seulement qu’il avait perdu la petite fille qu’il aimait, elle mit ses deux bras autour de son cou et l’embrassa.

Si le toit de la maison se fût effondré subitement, M. Laurentz n’aurait pas été plus étonné ; mais il était si content et si touché de ce timide petit baiser que toute sa froideur habituelle fondit comme neige au soleil, et que, prenant Beth sur ses genoux, il l’embrassa si tendrement, si délicatement qu’on eut dit que sa petite fille lui était rendue. À dater de ce jour, Beth cessa d’avoir peur de lui et causa avec lui comme si elle l’eût connu toute sa vie. L’affection surpasse la crainte, et la reconnaissance peut dominer toutes les timidités. Lorsqu’elle partit, il la reconduisit jusqu’à la porte de chez elle, lui donna une bonne poignée de main et ôta son chapeau en la quittant, comme un beau vieux militaire qu’il était.

Lorsque, de la fenêtre, Jo vit tout cela, elle se mit à danser avec fureur pour exprimer sa joie ; Amy, dans sa stupéfaction, faillit tomber dans la rue, et Meg s’écria en levant les mains au ciel :

« Eh bien ! je crois que le monde va finir !

— Finir ! dit Jo ravie, il ne fait que commencer… »