Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 47-64).


CHAPITRE IV

UNE FAMILLE DE MAUVAISE HUMEUR OU LES INCONVÉNIENTS DES FÊTES ET DES VACANCES


« Mon Dieu, que c’est ennuyeux de s’être amusé pendant toute une semaine ! » soupira Meg en se levant le lendemain matin. Les vacances étaient finies, et huit jours de fête ne la disposaient pas à remplir sa tâche quotidienne.

— Je voudrais que ce soit toute l’année Noël ou le jour de l’an ! N’est-ce pas que ce serait plus agréable ? répondit Jo en bâillant tristement.

— Nous ne nous amuserions peut-être pas tant s’il fallait s’amuser tous les jours, » répondit Meg, retrouvant un peu de raison. Mais cela ne dura pas. « C’est cependant bien agréable d’avoir des petits soupers et des bouquets, d’aller en soirée, d’en revenir en voiture, de lire, de se reposer et même de ne pas travailler, dit Meg, tout en essayant de décider laquelle de ses deux vieilles robes était la plus mettable. C’est comme cela que font les jeunes filles dont les parents ont de la fortune, et il y a des moments où je ne puis pas me retenir de les trouver plus heureuse que nous.

— Bah ! riposta Jo, il y a des jeunes personnes très riches qui ont l’air bien maussade ; ce n’est donc pas l’argent seul qui rend heureux. Nous ne pouvons pas être comme elles, prenons-en gaiement notre parti et, comme maman, donnons-nous, avec bonne humeur, bien de la peine. Tante Marsch, chez laquelle j’ai pour devoir de passer toute la journée avec la mission impossible à remplir de tâcher de l’égayer, est vraiment pour moi le Vieillard de la mer, de Sindbad le Marin ; mais je suppose que, lorsque j’aurai appris à porter mon fardeau sans me plaindre, il sera devenu si léger que je n’y ferai plus attention. »

Cette idée mit Jo de bonne humeur, mais Meg ne s’éclaircit pas. Son fardeau, à elle, consistait à mener l’éducation de quatre enfants gâtés, bien décidés à ne profiter d’aucune leçon. Il lui semblait plus lourd que jamais, et elle n’avait pas même assez de courage pour se faire belle, en mettant comme d’habitude un ruban bleu autour de son cou et en se coiffant de la manière qui lui allait le mieux.

Ce fut dans cette disposition d’esprit que Meg descendit, et elle ne fut pas aimable du tout pendant le déjeuner. Tout le monde paraissait d’ailleurs contrarié et porté à se plaindre : Beth avait mal à la tête et essayait de se guérir en s’étendant sur le canapé et en jouant, avec la chatte et ses trois petits ; Amy se fâchait, parce qu’elle ne savait pas ses leçons et ne pouvait pas trouver ses cahiers ; Jo faisait un grand tapage en s’apprêtant ; Mme  Marsch était très occupée à finir une lettre pressée, et Hannah était bourrue, parce que les veilles prolongées la fatiguaient toujours.

« Décidément il n’y a jamais eu au monde une famille d’aussi mauvaise humeur ! s’écria Jo perdant patience, après avoir cassé deux passe-lacets, renversé un encrier et s’être assise sur son chapeau.

— Et c’est vous qui êtes la plus désagréable, répondit Amy en effaçant, avec les larmes qui étaient tombées sur son ardoise, une division qui était toute manquée.

— Beth, si vous ne gardez pas ces horribles bêtes à la cuisine, je dirai à Hannah de les faire cuire ! » s’écria Meg en colère, en essayant de se débarrasser d’un des petits chats qui avait grimpé sur son dos et s’y cramponnait, juste à un endroit où elle ne pouvait pas l’attraper. »

Jo se mit à rire, Meg à gronder, Beth à supplier, et Amy à gémir, parce qu’elle ne pouvait plus se rappeler combien faisaient neuf fois douze.

« Restez donc tranquilles un instant, mes pauvres enfants, dit Mme  Marsch en effaçant la troisième phrase de sa lettre ; il faut que ceci parte immédiatement, et je ne peux pas écrire au milieu de votre tapage. »

Il y eut un silence momentané, brisé seulement par l’entrée de Hannah qui posa sur la table deux petits pâtés à peine sortis du four, et disparut aussi vite qu’elle était entrée. Les enfants appelaient ces petits pâtés des manchons, car elles n’en avaient pas d’autres, et trouvaient fort agréable de se réchauffer les mains en s’en allant avec les petits pâtés brûlants. Aussi Hannah, quelque occupée et fatiguée qu’elle pût être, n’oubliait jamais de leur en préparer, car Meg et Jo avaient une longue course à faire et ne mangeaient rien d’autre jusqu’à leur retour, qui avait rarement lieu avant trois heures de l’après-midi.

« Amusez-vous bien avec vos chats et tâchez de vous débarrasser de votre mal de tête, petite Beth ! Adieu, chère maman ; nous sommes ce matin de vrais diables, mais nous serons des anges quand nous reviendrons. Allons, venez, Meg. »

Et Jo partit la première, en sentant que, pour cette fois, les pèlerins ne se mettaient pas en route pour le paradis avec leur bonne grâce accoutumée.

Elles se retournaient toujours lorsqu’elles arrivaient au coin de la rue, et leur mère n’oubliait jamais de se mettre à la fenêtre pour leur faire un petit signe de tête et leur envoyer un sourire. Il semblait que les deux filles n’auraient pas pu passer la journée si elles n’avaient eu ce dernier regard d’adieu de leur mère, et, quelque ennuyées qu’elles pussent être, ce sourire qui les suivait les ranimait comme un rayon de soleil.

« Si maman nous montrait le poing au lieu de nous envoyer un baiser, ce ne serait que ce que nous méritons ; on n’a jamais vu de petites bêtes aussi ingrates que nous ! s’écria Jo, qui, pleine de remords, tâchait de s’arranger du chemin bourbeux et du vent glacial.

— N’employez donc pas des expressions comme celles-là, dit Meg, dont la voix sortait des profondeurs du voile où elle s’était ensevelie en personne dégoûtée à jamais des biens de ce monde.

— J’aime les mots bons et forts qui signifient quelque chose, répliqua Jo, en rattrapant son chapeau emporté par le vent.

— Donnez-vous tous les noms que vous voudrez ; mais comme je ne suis ni un diable ni une bête, je ne veux pas qu’on m’appelle ainsi !

— Vous êtes décidément de trop méchante humeur aujourd’hui, Meg, et pourquoi ? parce que vous n’êtes pas riche comme vous le désirez ! Pauvre chère ! attendez seulement que je m’enrichisse, et alors vous aurez à profusion des voitures, des glaces, des bouquets, des bottines à grands talons, et des jeunes gens à cheveux rouges que vous vous efforcerez de ne voir que blonds, pour vous faire danser.

— Que vous êtes ridicule, Jo ! » répondit Meg.

Mais elle se mit à rire et se sentit malgré elle de moins maussade humeur.

« C’est heureux pour vous que je le sois. Si je prenais comme vous des airs malheureux et si je m’évertuais à être désagréable, nous serions dans un joli état ! Grâce à Dieu, je trouve dans tout quelque chose de drôle pour me remettre. Allons, ne grondez plus, revenez après vos leçons à la maison de gentille humeur ; cela fera plaisir à maman, » dit Jo, en donnant à sa sœur une petite tape d’encouragement sur l’épaule.

Et les deux sœurs se séparèrent pour toute la journée, prenant un chemin différent, chacune tenant son petit pâté bien chaud dans ses mains et tâchant d’être gaie malgré le temps d’hiver, le travail peu intéressant qui les attendait et le regret de ne pouvoir s’amuser encore. Lorsque M. Marsch avait perdu sa fortune par la ruine d’un ami malheureux qu’il avait aidé, Meg et Jo avaient eu toutes les deux le bon sens de demander à leurs parents la permission de faire quelque chose qui les mît à même de pourvoir tout au moins à leur entretien personnel.

Ceux-ci, pensant qu’elles ne pourraient commencer trop tôt à se rendre indépendantes par leur travail, leur accordèrent ce qu’elles demandaient, et toutes deux se mirent à travailler avec cette bonne volonté venant du cœur qui, malgré les obstacles, réussit toujours. Marguerite trouva à faire l’éducation de quatre petites miss dans une famille du voisinage, et son modeste salaire fut pour elle une richesse relative. Elle reconnaissait volontiers qu’elle avait un peu trop gardé le goût de l’élégance, et que son plus grand ennui était sa pauvreté ; la gêne dans laquelle la famille vivait lui était plus difficile à supporter qu’à ses sœurs, car, en sa qualité d’aînée, elle se rappelait plus vivement le temps où leur maison était belle, leur vie facile et agréable, et les besoins de toute sorte inconnus. Elle s’efforçait bien de n’être ni envieuse ni mécontente, mais elle ne pouvait se retenir de regretter les fêtes et les jolies choses d’autrefois.

Dans la famille Kings, où elle remplissait pendant une partie du jour ses fonctions d’institutrice, elle voyait chez les autres ce qu’elle ne trouvait plus chez elle : les grandes sœurs des enfants qu’elle instruisait allaient dans le monde, et Meg avait souvent sous les yeux de jolies toilettes de bal, des bouquets, etc. ; elle entendait parler de spectacles, de concerts, de parties en traîneau et de toutes sortes d’amusements. Elle voyait dépenser beaucoup d’argent pour des riens dont on ne se souciait plus le lendemain et qui lui auraient fait tant de plaisir, à elle. La pauvre Meg se plaignait rarement ; mais une sorte de sentiment d’amertume involontaire l’envahissait quelquefois, car elle n’avait pas encore appris à connaître combien elle était riche des vrais biens qui rendent la vie heureuse.

Jo passait ses matinées près de la tante Marsch, qui souffrait de douleurs rhumatismales.

Lorsque la belle-sœur de M. Marsch lui avait offert d’adopter une de ses filles et de la prendre tout à fait avec elle, la vieille dame avait été très offensée par le refus de son frère de se séparer si complètement d’un de ses enfants. Des amis de M. et Mme  Marsch leur dirent dès lors qu’ils avaient perdu toute chance d’hériter jamais de la vieille dame. Ils répondirent :

« Nous ne voudrions pas abandonner nos filles pour une douzaine de fortunes. Riches ou pauvres, nous resterons ensemble, et nous saurons être heureux. »

Pendant quelque temps, la vieille dame avait refusé de les voir ; mais, rencontrant un jour Jo chez une de ses amies, l’originalité de la petite fille lui plut, et elle proposa de la prendre comme demoiselle de compagnie. Cela n’avait rien de bien séduisant pour Jo, car tante Marsch était passablement atrabilaire ; mais, par raison, Jo accepta et, à la surprise générale, elle s’arrangea remarquablement bien avec son irascible parente. Cependant il y eut une fois une tempête, et Jo était revenue chez elle en déclarant qu’elle ne pouvait pas supporter cela plus longtemps. Mais tante Marsch la redemanda si instamment que Jo ne put pas refuser, car, au fond de son cœur, il y avait vraiment une certaine affection pour la vieille dame, si difficile qu’elle fût à contenter.

Je soupçonne que l’attraction réelle de Jo était une grande chambre toute remplie de beaux livres, qui étaient laissés à la poussière et aux araignées depuis la mort, de l’oncle Marsch. Jo avait conservé un bien bon souvenir du vieux monsieur qui lui permettait de bâtir des chemins de fer et des ponts avec ses gros dictionnaires, lui expliquait les drôles d’images de ses livres étrangers avec beaucoup de bonne humeur et lui achetait des bonshommes de pain d’épice toutes les fois qu’il la rencontrait dans la rue. La grande chambre sombre et inhabitée, toute garnie de rayons couverts de livres, les chaises capitonnées, les bustes qui semblaient la regarder, et surtout l’énorme quantité de livres que, devenue plus grande, elle pouvait lire à son gré, tout cela faisait pour elle de la bibliothèque un vrai paradis. Aussitôt que tante Marsch commençait à sommeiller, ou qu’elle était occupée par des visites, Jo se précipitait dans cet endroit solitaire, et, s’enfonçant dans un grand fauteuil, dévorait au hasard de la poésie, de l’histoire, des voyages et quelques romans d’aventures dont elle était très friande. Mais, comme tous les bonheurs, le sien ne durait pas longtemps, et, aussitôt qu’elle était arrivée au milieu de son histoire, au plus joli vers de son chant, ou au moment le plus dramatique du récit de son voyageur, ou au trait le plus émouvant de la vie de son héros, une voix perçante criait :

« Joséphi — ne ! Joséphi — ne !!! »

Et elle était obligée de quitter son Éden pour aller dévider des écheveaux de laine, peigner le chien ou lire les Essais de Belsham, ouvrage qui manquait d’intérêt pour elle.

L’ambition de Jo était de faire un jour quelque chose qui fût jugé dans le monde entier comme tout à fait splendide. Quoi ? Elle n’en avait aucune idée et attendait que l’avenir le lui apprît ; mais, pour le moment, sa plus grande affliction était de ne pouvoir lire, courir et se promener autant qu’elle l’aurait voulu. Son caractère emporté et son esprit vif et subtil lui jouaient toujours de mauvais tours, et sa vie était une série de hauts et de bas, à la fois comiques et pathétiques. Toutefois l’éducation qu’elle recevait chez la tante Marsch, quoiqu’elle lui fût peu agréable, était justement peut-être celle qu’il lui fallait, et, d’ailleurs, la pensée qu’elle faisait quelque chose d’utile à sa famille la rendait heureuse, malgré le perpétuel « José — phi — ne ! »

Beth était trop timide pour aller en pension ; on avait essayé de l’y envoyer, mais elle avait tant souffert qu’on lui avait permis de n’y pas retourner. Son père lui donna alors des leçons. C’était pour elle le meilleur des maîtres ; mais, lorsqu’il partit pour l’armée, sa mère étant obligée de donner une partie de son temps à la société de secours pour les blessés, Beth avait dû souvent travailler seule. Fidèle aux habitudes que lui avait fait prendre son père, l’aimable et sage enfant s’en acquittait de son mieux. C’était en outre une vraie petite femme de ménage, et, sans demander d’autre récompense que d’être aimée, elle aidait, la vieille Hannah à tenir la maison en ordre. Elle passait de grandes journées toute seule ; mais elle ne se trouvait pas solitaire, car elle s’était créé un monde très à son gré et ne restait jamais inoccupée.

Elle avait tous les matins six poupées à lever et à habiller. Elle avait gardé ses goûts d’enfant et aimait toujours ses poupées, quoiqu’elle n’en eût pas une seule de jolie ou d’entière. C’était, à vrai dire, un stock, recueilli par elle, des vieilles poupées abandonnées par ses sœurs ; mais, pour cette même raison, Beth les aimait encore plus tendrement, et elle avait, de fait, fondé un hôpital pour les poupées infirmes. Jamais elle ne leur enfonçait des épingles dans le corps, jamais elle ne leur donnait de coups, ou ne leur disait de paroles désagréables ; elle n’en négligeait aucune et les habillait, les caressait, les soignait avec une sollicitude qui ne se démentait jamais. Sa favorite était une vieille poupée qui, ayant appartenu à Jo, avait un grand trou dans la tête et ne possédait plus ni bras ni jambes ; Beth, qui l’avait adoptée, cachait tout cela en l’enveloppant dans une couverture et en lui mettant un joli petit bonnet.

Si on avait su toute l’affection qu’elle portait à cette poupée, on en aurait été touché : elle lui apportait des bouquets, lui lisait des histoires, la menait promener en la cachant sous son manteau pour lui éviter des rhumes, auxquels son trou à la tête l’exposait plus qu’une autre, du moins elle le croyait. Elle lui chantait des chansons et n’allait jamais se coucher sans l’embrasser et lui dire tendrement tout bas :

« J’espère que vous dormirez bien, ma pauvre chérie. »

Beth avait comme ses sœurs ses ennuis personnels, et elle « pleurait souvent quelques petites larmes, » comme disait Jo, parce qu’elle ne pouvait pas prendre assez de leçons de musique et avoir un autre piano. Elle aimait tant la musique, elle essayait avec tant d’ardeur de l’apprendre seule, elle étudiait si patiemment sur le vieux piano faux, qu’on ne pouvait pas s’empêcher de penser que quelqu’un devrait bien l’aider. Mais personne ne le pouvait dans la maison, et personne ne la voyait pleurer sur les touches jaunies par le temps et qui ne voulaient pas rester justes. Elle chantait en travaillant, comme une petite alouette, n’était jamais fatiguée pour jouer quelque chose à sa mère ou à ses sœurs, et se disait tous les jours :

« Je suis sûre que, si je suis sage, j’arriverai à bien jouer du piano. »

Il y a dans le monde beaucoup de petites Beth timides et tranquilles qui ont l’air de ne tenir aucune place, qui restent dans l’ombre jusqu’à ce qu’on ait besoin d’elles, et qui vivent si gaiement pour les autres que personne ne voit leurs sacrifices. On les reconnaîtrait bien vite le jour où elles disparaîtraient, laissant derrière elles la tristesse et le vide !

Si on avait demandé à Amy quel était le plus grand ennui de sa vie, elle aurait immédiatement répondu : « Mon nez ! »

Une légende s’était faite à ce propos dans la famille. Jo avait laissé tomber sa sœur quand elle était toute petite, et Amy affirmait toujours que c’était cette chute qui avait abîmé son nez. Il n’était cependant ni gros, ni rouge, ce pauvre nez, mais seulement un peu, un tout petit peu plat du bout. Amy avait beau le pincer pour l’allonger, elle ne pouvait lui donner une tournure, une cambrure suffisamment aristocratique à son gré. Personne, si ce n’est elle, n’y faisait attention ; telle qu’elle était, elle était très gentille ; mais elle sentait profondément le besoin d’un nez aquilin, et en dessinait des pages entières pour se consoler.

La petite Raphaël, comme rappelaient ses sœurs, avait de très grandes dispositions pour le dessin ; elle n’était jamais plus heureuse que lorsqu’elle dessinait des fleurs ou illustrait ses livres d’histoire, et ses maîtres se plaignaient continuellement de ce qu’elle couvrait son ardoise d’animaux, au lieu de faire ses multiplications et ses divisions. Les pages blanches de son atlas étaient remplies de mappemondes de son invention, et les compositions à la plume ou au crayon, parfois même les caricatures les plus grotesques sortaient à tous moments des ouvrages qu’elle venait de lire. Elle se tirait cependant assez bien de ses devoirs et, grâce à une conduite exemplaire, échappait toujours aux réprimandes. Ses compagnes l’aimaient beaucoup, parce qu’elle avait un bon caractère et possédait l’heureux art de plaire sans effort ; elles admiraient ses petits airs, ses grâces enfantines et ses talents qui consistaient, outre son dessin, à savoir faire du crochet, jouer quelques petits morceaux de musique, et lire du français sans prononcer mal plus des deux tiers des mots. Elle avait une manière plaintive de dire : « Quand papa était riche, nous faisions comme ci et comme ça », qui était très touchante, et les petites filles trouvaient ses grands mots « parfaitement élégants ».

Amy était en bon chemin d’être gâtée par tout le monde ; ses petites vanités et son égoïsme croissaient à vue d’œil.

Les deux aînées s’aimaient beaucoup ; mais chacune d’elles avait pris une des plus jeunes sous sa protection, était sa « petite mère » et la soignait comme autrefois ses poupées. Meg était la confidente et la monitrice d’Amy, et, par quelque étrange attraction des contrastes, Jo était celle de la gentille Beth ; c’était à Jo seule que la timide enfant disait ses pensées, et Beth avait, sans le savoir, plus d’influence sur sa grande sœur étourdie que tout le reste de la famille.

Le soir venu de cette journée assez mal commencée, Meg se mit à dire en commençant à coudre :

« L’une de nous a-t-elle quelque chose d’amusant à nous raconter ? Ma journée a été si désagréable que je meurs réellement d’envie de m’amuser.

— Je vais vous raconter ce qui m’est arrivé aujourd’hui avec tante Marsch, commença Jo qui aimait à raconter des histoires : je lui lisais son éternel Belsham en allant le plus lentement que je pouvais, dans l’espoir de l’endormir plus tôt et de pouvoir ensuite choisir un joli livre et en lire le plus possible jusqu’à ce qu’elle se fût réveillée ; mais cela m’ennuyait tellement qu’avant qu’elle eût commencé à s’endormir, il m’arriva par malheur de bâiller de toutes mes forces. Il s’ensuivit qu’elle me demanda ce que j’avais donc à ouvrir tellement la bouche qu’on aurait pu y mettre le livre tout entier.

« — Je voudrais bien qu’il pût s’y engouffrer en effet ; il n’en serait plus question, » lui répondis-je en essayant de ne pas être trop impertinente.

« Tante me fit alors un long sermon sur mes péchés et me dit de rester tranquille et de penser à m’en corriger, pendant qu’elle « se recueillerait un moment ». Comme ordinairement ses méditations sont longues, aussitôt que je vis sa tête se pencher comme un dahlia, je tirai de ma poche le Vicaire de Wakefield, et me mis à lire, en ayant un œil sur mon livre et l’autre sur ma tante endormie. J’en étais juste au moment où ils tombent dans l’eau, quand je m’oubliai et me mis à rire tout haut, ce qui l’éveilla. Elle était de meilleure humeur après un petit somme et me dit de lui lire quelque chose du livre que je tenais, afin qu’elle pût voir quel ouvrage frivole je préférais au digne et instructif Belsham. J’obéis, et je vis bien que cela l’amusait, car elle me dit : « — Je ne comprends pas tout à fait ; reprenez au commencement, enfant.

« Je recommençai donc mon histoire, m’efforçant de très bien lire pour rendre les Primrose aussi intéressants que possible. Mais je fus alors assez méchante pour m’interrompre au plus beau moment et dire avec douceur à ma tante :

« — Je crains que cela ne vous ennuie, ma tante ; ne dois-je pas m’arrêter maintenant ? »

Elle ramassa son tricot qui était tombé sur ses genoux, me regarda de travers et me dit d’un ton revêche :

« — Finissez le chapitre et ne soyez pas impertinente. »

— A-t-elle avoué que cela l’amusait ? demanda Meg.

— Oh ! non, mais elle a laissé dormir Belsham, et lorsque je suis allée chercher mes gants cette après-midi, je l’ai vue qui lisait si attentivement le Vicaire, qu’elle ne m’a pas entendue rire et sauter de joie en pensant au bon temps que j’allais avoir. Qu’elle serait heureuse, tante, si elle voulait ! Mais je ne l’envie pas beaucoup malgré sa richesse, et j’en reviens toujours là : les riches ont, après tout, autant d’ennuis que les pauvres.

— Cela me rappelle, dit Meg, que, moi aussi, j’ai quelque chose à raconter. J’ai trouvé aujourd’hui toute la famille Kings en émoi : l’un des enfants m’a dit que leur frère aîné avait fait quelque chose de si mal que M. Kings l’avait chassé. J’ai entendu Mme  Kings qui pleurait et son mari qui parlait très fort, et Grâce et Ellen se sont détournées en passant près de moi, afin que je ne visse pas leurs yeux rouges. Je n’ai naturellement fait aucune question ; mais j’étais très peinée pour elles, et, pendant tout le temps que je suis revenue, je me disais que j’étais bien contente que nous n’eussions pas de frères qui fissent de vilaines choses.

— C’est encore bien plus terrible d’être déshonorée dans sa pension, dit Amy en secouant la tête comme si elle avait une profonde expérience de la vie. Susie Perkins avait aujourd’hui une charmante bague de cornaline qui me faisait envie, et j’aurais bien voulu être à sa place. Mais n’a-t-elle pas eu l’idée de faire le portrait de M. David avec un nez monstrueux, une bosse et les mots : « Mesdemoiselles, je vous vois », sortant de sa bouche dans un ballon. Nous regardions en riant quand il nous vit tout à coup et ordonna à Susie de lui apporter son ardoise. Elle était à moitié paralysée par la frayeur ; mais il lui fallut obéir tout de même, et qu’est-ce que vous pensez qu’il a fait ? il l’a prise par l’oreille ; par l’oreille, pensez donc comme c’est horrible ! et il l’a fait asseoir sur un grand tabouret, au milieu de la classe. Elle y est restée pendant une demi-heure, en tenant son ardoise de manière que toute la classe pût la voir.

— Et avez-vous bien ri ? demanda Jo.

— Ri ! Personne n’a ri ! Nous étions aussi muettes que des souris, et Susie sanglotait. Je n’enviais pas son sort alors, car je sentais que des millions de bagues de cornaline ne m’auraient pas rendue heureuse après cette punition. Je ne pourrais jamais subir une si agonisante mortification, » dit Amy.

Sur ce, elle continua à travailler avec l’air charmé d’une personne intimement convaincue de sa vertu, et qui venait en outre de se donner la satisfaction de placer deux grands mots français dans la même phrase.

« J’ai vu aussi quelque chose ce matin, dit Beth, qui rangeait le panier toujours en désordre de Jo ; j’avais l’intention de le dire à table, mais j’ai oublié. Lorsque je suis allée chercher du poisson, M. Laurentz était dans la boutique avec M. Cutter, le marchand, quand une pauvre femme, portant, un seau et une brosse, vint demander à M. Cutter s’il voulait lui faire faire quelque nettoyage en lui donnant pour payement un peu de poisson pour ses enfants qui n’avaient rien à manger. M. Cutter, qui était très occupé, dit assez rudement « non », et la pauvre femme s’en allait tristement, quand M. Laurentz décrocha un gros poisson avec le bec recourbé de sa canne et le lui tendit. Elle était si contente et si surprise qu’elle prit le poisson dans ses bras et s’en fit comme un plastron ; c’était en même temps attendrissant, et risible de la voir, ainsi cuirassée, remercier M. Laurentz de toutes ses forces, et lui dire qu’elle espérait que son lit serait doux dans le paradis. Il lui mit dans la main une pièce de monnaie pour le pain et l’ale, en la priant de ne pas perdre son temps en remerciements, et en l’engageant brusquement à aller vite faire cuire son poisson, ce qu’elle fit. Comme c’était bien de la part de M. Laurentz !

— Très bien, répondit tout l’auditoire, très bien !

— Voilà en quoi j’envie les riches, dit Jo. Quand ils ont pu faire dans leur journée une bonne petite chose comme celle-là, ils sont plus heureux que nous.

— Assurément, dit Beth, j’aurais voulu pouvoir être à la place de M. Laurentz dans ce moment-là. »

Les quatre sœurs, ayant raconté chacune leur histoire, prièrent leur mère de leur en dire une à son tour, et celle-ci commença d’un air un peu grave :

« Aujourd’hui, pendant que j’étais à l’ambulance, occupée à couper des gilets de flanelle pour les soldats, j’étais très inquiète de votre père, et je pensais combien nous serions seules et malheureuses si quelque grand malheur lui arrivait. J’étais très triste quand un vieillard entra me demander des secours et s’assit près de moi. Il avait l’air très pauvre, très fatigué et très triste, et je lui demandai s’il avait des fils dans l’armée.

« — Oui, madame, j’en ai eu quatre, mais deux ont été tués ; le troisième a été fait prisonnier, et je suis en route pour aller trouver le dernier, qui est dans un des hôpitaux de Washington, me répondit-il.

« — Vous avez beaucoup fait pour votre pays, monsieur, lui dis-je, ma pitié s’étant changée en respect.

« — Pas plus que je ne le devais, madame ; je serais parti moi-même si j’en avais eu la force ; mais, comme je ne le peux pas, je donne mes enfants, et je les donne de tout cœur au rétablissement de la paix et à l’union. »

« Il parlait avec tant de résignation que je fus honteuse de moi-même, qui croyais avoir tant fait en laissant partir mon mari, alors que j’avais gardé tous mes enfants pour me consoler. Je me suis trouvée, à côté de ce vieillard, si riche et si heureuse, que je l’ai remercié de tout mon cœur de la leçon qu’il m’avait donnée sans le savoir.

« J’ai pu, grâce à Dieu, lui faire donner par l’association de l’argent, et un bon paquet de provisions pour son voyage.

— Si nous avions été des garçons, dit Beth tout doucement, mère ne nous aurait pas gardées.

— Et elle aurait bien fait, répliqua Meg : « La patrie avant tout ! »

— Racontez-nous encore une autre histoire, mère, dit Jo, après un silence de quelques minutes, une qui ait une morale comme celle-ci. J’aime beaucoup à me les rappeler quand elles sont vraies et qu’elles ne sont pas cachées dans un trop grand sermon. »

Mme  Marsch sourit et commença immédiatement :

« Il y avait une fois quatre petites filles qui avaient tous les jours ce qu’il leur fallait en fait de nourriture, de vêtements, et encore bien des choses utiles et agréables, de bons parents et des amis qui les aimaient tendrement. Cependant elles n’étaient pas toujours contentes. (Ici les quatre sœurs se jetèrent quelques regards furtifs et continuèrent à coudre très vite.) Ces petites filles désiraient être sages et prenaient beaucoup d’excellentes résolutions, mais elles ne les tenaient pas toujours très bien. Il leur arrivait souvent de dire : « Si nous avions seulement ceci ! » ou bien : « Si nous pouvions seulement faire cela ! » et elles oubliaient alors complètement combien de bonnes choses elles avaient qui, trop souvent, manquent à d’autres, et combien de moments agréables elles pouvaient encore se donner. Elles demandèrent à une vieille femme de leur faire cadeau d’un talisman pour les rendre heureuses, et celle-ci leur dit : « Quand un jour vous ne serez pas contentes, comptez tous vos bonheurs, soit de la veille, soit des jours déjà passés, pensez à tous ceux que l’avenir vous promet encore, et soyez reconnaissantes. » (Ici Jo leva virement la tête comme si elle voulait parler, mais elle se tut, en voyant que l’histoire n’était pas terminée.)

« Elles essayèrent de mettre l’avis à profit, et furent bientôt surprises de voir combien elles étaient mieux partagées que beaucoup d’autres. L’une découvrit que l’argent n’empêchait pas la honte et la douleur d’entrer dans la maison de certains riches ; l’autre, que, quoiqu’elle fut pauvre, elle était bien plus heureuse avec sa jeunesse, sa santé et sa gaieté qu’une certaine vieille dame toujours malade, et par suite toujours impatiente, qu’elle voyait souvent ; la troisième s’avoua que, bien que ce soit peu agréable d’aller gagner son dîner, c’eût été encore bien plus dur de le mendier ; et la quatrième se rendit compte que le plaisir d’avoir une jolie bague de cornaline ne valait pas le témoignage qu’on peut se rendre quand on s’est très bien conduite. Elles prirent donc la résolution de cesser de se plaindre, de jouir des bonheurs qu’elles avaient déjà, et d’essayer de les mériter toujours, de peur qu’ils ne leur fussent enlevés. Je crois, mes chères petites, qu’elles ne furent jamais désappointées ou fâchées d’avoir suivi le conseil de la vieille femme.

— Ce n’est pas très bien, chère maman, de retourner nos paroles contre nous et de nous faire un sermon au lieu de nous raconter une histoire, s’écria Meg.

— J’aime cette espèce de sermon, dit Beth pensivement ; c’est comme ceux que père nous faisait.

— Je crois que je ne me plaignais pas tant que les autres, mais j’y ferai plus attention maintenant, dit Amy, car Susie m’a donné une leçon.

— Nous avions besoin de votre leçon, maman, et nous ne l’oublierons pas ; mais si nous l’oublions, vous n’avez qu’à nous dire ce que la vieille Chloé disait dans la Case de l’oncle Tom : « Vous devoir penser à vos « bonheurs, enfants ! Vous devoir penser à vos bonheurs ! » dit Jo, qui avait fait aussi son profit du petit sermon.