Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse/VIII

VIII

L’INVASION


Comme Marcel fuyait pour se réfugier au château, il rencontra le maire de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la décharge avait fait accourir vers la barricade, fut informé de la présence des traînards, il leva les bras désespérément.

— Ces gens sont fous !… Leur résistance va être fatale au village !

Et il reprit sa course pour tâcher d’obtenir des soldats qu’ils cessassent le feu.

Un long temps se passa sans que rien vînt troubler le silence de la matinée. Marcel était monté sur l’une des tours du château, et il explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route : les bordures d’arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination devinait sous le feuillage une activité occulte, des masses d’hommes qui faisaient halte, des troupes qui se préparaient pour l’attaque. La résistance inattendue des traînards avait dérangé la marche de l’invasion.

Ensuite Marcel, ayant retourné ses jumelles vers les abords du village, y aperçut des képis dont les taches rouges, semblables à des coquelicots, glissaient sur le vert des prés. C’étaient les traînards qui se retiraient, convaincus de l’inutilité de la résistance. Sans doute le maire leur avait indiqué un gué ou une barque oubliée qui leur permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le long de la rivière.

Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de léger, une bulle de vapeur qu’accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans l’air en décrivant une courbe sifflante. Après quoi, un toit du village s’ouvrit comme un cratère et vomit des solives, des pans de murs, des meubles rompus. Tout l’intérieur de l’habitation s’échappait dans un jet de fumée, de poussière et de débris. C’étaient les Allemands qui bombardaient Villeblanche avant l’attaque : ils craignaient sans doute de rencontrer dans les rues une défense opiniâtre.

De nouveaux projectiles tombèrent. Quelques-uns, passant par-dessus les maisons, vinrent éclater entre le village et le château, dont les tours commençaient à attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disais qu’il était temps d’abandonner son périlleux observatoire, lorsqu’il vit flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait être une nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour éviter le bombardement, avaient hissé ce signal de paix.

Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge enterrer au pied d’un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au château, il entendit le silence matinal se lacérer avec un déchirement de toile rude.

— Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C’est probablement sur la place. Ils se dirigèrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas à arriver, et il fallait être là pour les recevoir.

Quelques minutes après, une femme du village accourut vers eux, une vieille aux membres décharnés et noirâtres, qui haletait par la précipitation de la course et qui jetait autour d’elle des regards affolés. Ils écoutèrent avec stupéfaction son récit entrecoupé par des hoquets de terreur.

Les Allemands étaient à Villeblanche. D’abord était venue une automobile blindée qui avait traversé le village d’un bout à l’autre, à toute vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermées et contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se montraient. Des morts ! Des blessés ! Du sang ! Puis d’autres automobiles blindées avaient pris position sur la place, bientôt rejointes par des pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d’autres et d’autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient furibonds : ils accusaient les habitants d’avoir tiré sur eux. Sur la place, ils avaient brutalisé le maire et plusieurs notables. Le curé, penché sur des agonisants, avait été bousculé, lui aussi. Les Allemands les avaient déclarés prisonniers et parlaient de les fusiller.

Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs voitures qui s’approchaient.

— Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge.

La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Désormais c’en était fait du droit de propriété.

Une automobile énorme, couverte de poussière et pleine d’hommes, s’arrêta à la porte ; derrière elle résonnaient les trompes d’autres voitures, qui s’arrêtèrent aussi par un brusque serrement des freins. Des soldats mirent pied à terre, tous vêtus de gris verdâtre et coiffés d’un casque à pointe que recouvrait une gaine de même couleur. Un lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur la poitrine de Marcel et lui demanda :

— Où sont les francs-tireurs ?

Il était pâle, d’une pâleur de colère, de vengeance et de peur, et cette triple émotion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel répondit qu’il n’avait pas vu de francs-tireurs : le château n’était habité que par le concierge, par sa famille et par lui-même, qui en était le propriétaire.

Le lieutenant considéra l’édifice, puis toisa Marcel avec une visible surprise, comme s’il lui trouvait l’aspect trop modeste pour un châtelain : il l’avait sans doute pris pour un simple domestique. Par respect pour les hiérarchies sociales, il abaissa son revolver ; mais il n’en garda pas moins ses manières impérieuses. Il ordonna à Marcel de lui servir de guide, et quarante soldats se rangèrent pour leur faire escorte. Disposés sur deux files, ces soldats s’avançaient à l’abri des arbres qui bordaient l’avenue, le fusil prêt à faire feu, regardant avec inquiétude aux fenêtres du château comme s’ils s’attendaient à recevoir de là une décharge. Le châtelain marchait tranquillement au milieu du chemin, et l’officier, qui d’abord avait imité la prudence de ses hommes, finit par se joindre à Marcel, au moment de traverser le pont-levis.

Les soldats se répandirent dans les appartements, à la recherche d’ennemis cachés. Ils donnaient des coups de baïonnette sous les lits et sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s’amusaient à percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta. Pourquoi ces dégâts inutiles ? En homme d’ordre, il souffrait de voir les lourdes bottes tacher de boue les tapis moelleux, d’entendre les crosses des fusils heurter les meubles fragiles et renverser les bibelots rares. L’officier considéra avec étonnement ce propriétaire qui protestait pour de si futiles motifs ; mais il ne laissa pas de donner un ordre qui fit que les soldats cessèrent leurs violentes explorations. Puis, comme pour justifier de si extraordinaires égards :

— Je crois que vous aurez l’honneur de loger le commandant de notre corps d’armée, ajouta-t-il en français.

Lorsqu’il se fut assuré que le château ne recélait aucun ennemi, il devint plus aimable avec Marcel ; mais il n’en persista pas moins à soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans d’avant-garde. Marcel crut devoir le détromper. Non, ce n’étaient pas des francs-tireurs ; c’étaient des soldats retardataires dont il avait très bien reconnu les uniformes.

— Eh quoi ? Vous aussi, vous vous obstinez à nier ? repartit l’officier d’un ton rogue. Même s’ils portaient l’uniforme, ils n’en étaient pas moins des francs-tireurs. Le Gouvernement français a distribué des armes et des effets militaires aux paysans, pour qu’ils nous assassinent. On a déjà fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous saurons la punir. Les cadavres allemands couchés près de la barricade seront bien vengés. Les coupables paieront cher leur crime.

Dans son indignation il lui semblait que la mort de ces ulhans fût une chose inouïe et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l’Allemagne devaient périr à la guerre et que les Allemands eussent tous le droit d’y avoir la vie sauve.

Ils étaient alors au plus haut étage du château, et Marcel, en regardant par une fenêtre, vit onduler au-dessus des arbres, du côté du village, une sombre nuée dont le soleil rougissait les contours. De l’endroit où il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher. Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient à une fine gaze, à des toiles d’araignée soulevées par le vent. Une odeur de bois brûlé arriva jusqu’à ses narines. L’officier salua ce spectacle par un rire cruel : c’était le commencement de la vengeance.

Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s’installaient au château, il emmena le châtelain vers une destination inconnue.

À la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d’un monde nouveau. Sur le village s’étendait un dais sinistre de fumée, d’étincelles, de flammèches brasillantes ; le clocher flambait comme une énorme torche ; la toiture de l’église, en s’effondrant, faisait jaillir des tourbillons noirâtres. Dans l’affolement du désespoir, des femmes et des enfants fuyaient à travers la campagne avec des cris aigus. Les bêtes, chassées par le feu, s’étaient évadées des étables et se dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour traînaient leur licol rompu par les violents efforts de l’épouvante, et leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les brebis, les poules se sauvaient pêle-mêle avec les chats et les chiens.

Les Allemands, des multitudes d’Allemands affluaient de toutes parts. C’était comme un peuple de fourmis grises qui défilaient, défilaient vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les champs. La verdure de la végétation s’effaçait sous le piétinement ; les clôtures tombaient, renversées ; la poussière s’élevait en spirales derrière le roulement sourd des canons et le trot cadencé des milliers de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs bataillons, avec leur suite de voitures et de bêtes de trait.

Marcel avait vu cette armée aux parades de Berlin ; mais il lui sembla que ce n’était plus la même. Il ne restait à ces troupes que bien peu de leur lustre sévère, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec ses ignobles réalités, avait aboli l’apprêt théâtral de ce formidable organisme de mort. Les régiments d’infanterie qui naguère, à Berlin, reflétaient la lumière du soleil sur les métaux et les courroies vernies de leur équipement ; les hussards de la mort, somptueux et sinistres ; les cuirassiers blancs, semblables à des paladins du Saint-Graal ; les artilleurs à la poitrine rayée de bandes blanches ; tous ces hommes qui, pendant les défilés, arrachaient des soupirs d’admiration aux Hartrott, étaient maintenant unifiés et assimilés dans la monotonie d’une même couleur vert pisseux et ressemblaient à des lézards qui, à force de frétiller dans la poussière, finissent par se confondre avec elle.

Les soldats étaient exténués et sordides. Une exhalaison de chair blanche, grasse et suante, mêlée à l’odeur aigre du cuir, flottait sur les régiments. Il n’était personne qui n’eût l’air affamé. Depuis des jours et des jours ils marchaient sans trêve, à la poursuite d’un ennemi qui réussissait toujours à leur échapper. Dans cette chasse forcenée, les vivres de l’intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les hommes ne pouvaient compter que sur ce qu’ils avaient dans leurs sacs. Marcel les vit alignés au bord du chemin, dévorant des morceaux de pain noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d’entre eux se répandaient dans les champs pour y arracher des betteraves et d’autres tubercules dont ils mâchaient la pulpe dure, encore salie d’une terre sablonneuse qui craquait sous la dent.

Ils compensaient l’insuffisance de la nourriture par les produits d’une terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de vivres ; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie. L’Allemand d’humble condition, abreuvé de bière et accoutumé à considërer le vin comme une boisson dont les riches avaient le privilège, pouvait défoncer les tonneaux à coups de crosse et se baigner les pieds dans les flots du précieux liquide. Chaque bataillon laissait comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons, ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de futailles lorsqu’ils passaient dans les villages. Dépourvu de pain, le soldat recevait de l’alcool.

Lorsque l’automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa marche. Des murs calcinés s’étaient abattus sur la route, des poutres à demi carbonisées obstruaient la chaussée, et la voiture était obligée de virer entre les décombres fumants. Les maisons des notables brûlaient comme des fournaises, parmi d’autres maisons qui se tenaient encore debout, saccagées, éventrées, mais épargnées par l’incendie. Dans ces brasiers de poutres crépitantes on apercevait des chaises, des couchettes, des machines à coudre, des fourneaux de cuisine, tous les meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient. Marcel crut même voir un bras qui émergeait des ruines et qui commençait à brûler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mêlait à une puanteur de fumerolles et de débris carbonisés.

Tout à coup l’automobile s’arrêta. Des cadavres barraient le chemin : deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats mangeaient, assis par terre. Le chauffeur leur cria de débarrasser la route ; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussèrent les morts encore tièdes, qui, à chaque tour qu’ils faisaient sur eux-mêmes, répandaient une traînée de sang. Dès qu’il y eut assez de place, l’automobile démarra. Marcel entendit un craquement, une petite secousse : les roues de derrière avaient écrasé un obstacle fragile. Saisi d’horreur, il ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, il était sur la place. La mairie brûlait ; l’église n’était plus qu’une carcasse de pierres hérissées de langues de feu. Là, Marcel put se rendre compte de la façon dont l’incendie était méthodiquement propagé par une troupe de soldats qui s’acquittaient de cette sinistre besogne comme d’une corvée ordinaire. Ils portaient des caisses et des cylindres de métal ; un chef marchait devant eux, leur désignait les édifices condamnés ; et, après qu’ils avaient lancé par les fenêtres brisées des pastilles et des jets de liquide, l’embrasement se produisait avec une rapidité foudroyante.

De la dernière maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le châtelain vit sortir deux fantassins français qui, surpris par le feu et à demi asphyxiés, traînaient derrière eux des bandages défaits, tandis que le sang ruisselait de leurs blessures mises à nu. Épuisés de fatigue, ils n’avaient pu suivre la retraite de leur régiment. Dès qu’ils parurent, cinq ou six Allemands s’élancèrent sur eux, les criblèrent de coups de baïonnette et les repoussèrent dans le brasier.

Près du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d’automobile et s’avancèrent vers un groupe d’officiers vêtus de gris, coiffés du casque à pointe, semblables à tous les officiers. Néanmoins le lieutenant se planta, rigide, une main à la visière, pour parler à celui qui se tenait un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son côté, l’examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et scrutateur parcourut le châtelain de la tête aux pieds, et Marcel comprit que sa vie dépendait de cet examen. Mais le chef haussa les épaules, prononça quelques mots, d’un air dédaigneux, puis s’éloigna avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait.

— Son Excellence est très bonne, dit alors le lieutenant à Marcel. C’est le commandant du corps d’armée, celui qui doit loger dans votre château. Il pouvait vous faire fusiller ; mais il vous pardonne, parce qu’il sera votre hôte. Il a ordonné toutefois que vous assistiez au châtiment de ceux qui n’ont pas su prévenir l’assassinat de nos uhlans. Cela, pour votre gouverne : vous n’en comprendrez que mieux votre devoir et la bonté de Son Excellence. Voici le peloton d’exécution.

En effet, un peloton d’infanterie s’avançait, conduit par un sous-officier. Quand les files s’ouvrirent, Marcel aperçut au milieu des uniformes gris plusieurs personnes que l’on brutalisait. Tandis que ces personnes allaient s’aligner le long d’un mur, à vingt mètres du peloton, il les reconnut : le maire, le curé, le garde forestier, trois ou quatre propriétaires du village. Le maire avait sur le front une longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine, lambeau de l’écharpe municipale qu’il avait ceinte pour recevoir les envahisseurs. Le curé, redressant son corps petit et rond, s’efforçait d’embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel et la terre. Il paraissait grossi ; sa ceinture noire, arrachée par la brutalité des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane flottante ; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait : ils avaient épuisé leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur. Était-il possible qu’on les tuât froidement, en dépit de leur complète innocence ? Mais la certitude de mourir donnait une noble sérénité à leur résignation.

Quand le prêtre, d’un pas que l’obésité rendait vacillant, alla prendre sa place pour l’exécution, des éclats de rire troublèrent le silence. C’étaient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au supplice, saluaient le vieillard par cet outrage : « À mort le curé ! » Dans cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La plupart des spectateurs étaient, soit de dévots catholiques, soit de fervents protestants ; mais les uns et les autres ne croyaient qu’aux prêtres de leur pays. Pour eux, hors de l’Allemagne tout était sans valeur, même la religion.

Le maire et le curé changèrent de place dans le rang pour se rapprocher, et, avec une courtoisie solennelle, ils s’offrirent l’un à l’autre la place d’honneur au centre du groupe.

— Ici, monsieur le maire. C’est la place qui vous appartient.

— Non, monsieur le curé. C’est la vôtre.

Ils discutaient pour la dernière fois ; mais, en ce moment tragique, c’était pour se rendre un mutuel hommage et se témoigner une déférence réciproque.

Quand les fusils s’abaissèrent, ils éprouvèrent tous deux le besoin de dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation suprême.

— Vive la République ! cria le maire.

— Vive la France ! cria le curé.

Et il sembla au châtelain qu’ils avaient poussé le même cri.

Puis deux bras se dressèrent, celui du prêtre qui traça en l’air le signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l’épée nue jeta un éclair sinistre. Une décharge retentit, suivie de quelques détonations tardives.

Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre humanité, à voir les formes ridicules qu’elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les victimes, les unes s’affaissèrent comme des sacs à moitié vides ; d’autres rebondirent sur le sol comme des pelotes ; d’autres s’allongèrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs. Et ce fut à terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de jambes que tordaient les spasmes de l’agonie, tandis qu’une main débile, sortant de l’abatis humain, s’efforçait de répéter encore le signe sacré. Mais plusieurs soldats s’avancèrent comme des chasseurs qui vont ramasser leurs pièces, et quelques coups de fusil, quelques coups de crosse eurent vite fait d’immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant avait allumé un cigare.

— Quand vous voudrez, dit-il à Marcel avec une dérisoire politesse.

Et ils revinrent en automobile au château.

Le château était défiguré par l’invasion. En l’absence du maître, on y avait établi une garde nombreuse. Tout un régiment d’infanterie campait dans le parc. Des milliers d’hommes, installés sous les arbres, préparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues soigneusement sablées et ratissées, tout était piétiné, brisé, sali par l’irruption des hommes, des bêtes et des voitures. Un chef qui portait sur la manche le brassard de l’intendance, donnait des ordres comme s’il eût été le propriétaire occupé à surveiller le déménagement de sa maison. Déjà les étables étaient vides. Marcel vit sortir ses dernières vaches conduites à coups de bâton par les pâtres casqués. Les plus coûteux reproducteurs, égorgés comme de simples bêtes de boucherie, pendaient en quartiers à des arbres de l’avenue. Dans les poulaillers et les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les écuries étaient remplies de chevaux maigres qui se gavaient devant les râteliers combles, et l’avoine des greniers, répandue par incurie dans les cours, se perdait en grande quantité avant d’arriver aux mangeoires. Les montures de plusieurs escadrons erraient à travers les prairies, détruisant sous leurs sabots les rigoles d’irrigation, les berges des digues, l’égalité du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage brûlaient inutilement dans le parc : par négligence ou par méchanceté, quelqu’un y avait mis le feu. L’écorce des arbres voisins craquait sous les langues de la flamme.

Au château même, une foule d’hommes, sous les ordres de l’officier d’intendance, s’agitaient dans un perpétuel va-et-vient. Le commandant du corps d’armée, après avoir inspecté les travaux que les pontonniers exécutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait s’y installer d’un moment à l’autre avec son état-major. Ah ! le pauvre château historique !

Marcel, écœuré, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s’y affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixés à terre. La femme du concierge le considérait avec étonnement.

— Ah ! monsieur ! Mon pauvre monsieur !

Le châtelain appréciait beaucoup la fidélité de ces bons serviteurs, et il fut touché par l’intérêt que lui témoignait la femme. Quant au mari, faible et malade, il avait sur le front la trace noire d’un coup que lui avaient donné les soldats, alors qu’il essayait de s’opposer à la spoliation du château en l’absence de son maître. La présence même de leur fille Georgette évoqua dans la mémoire de Marcel l’image de Chichi, et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu’il éprouvait pour sa propre fille. Georgette n’avait que quatorze ans ; mais depuis quelques mois elle commençait à être femme, et la croissance lui avait donné les premières grâces de son sexe. Sa mère, par crainte de la soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon.

Cependant le millionnaire, qui n’avait rien pris depuis le matin, sentit avec une sorte de honte qu’en dépit de la situation tragique son estomac criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d’une table un morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu’elle avait pu trouver dans son buffet.

L’après-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au château, et il revint dire à Marcel que le général en avait pris possession avec sa suite. Pas une porte ne restait close : elles avaient toutes été enfoncées à coups de crosse et à coups de hache. Beaucoup de meubles avaient disparu, ou cassés, ou enlevés par les soldats. L’officier d’intendance rôdait de pièce en pièce, y examinait chaque objet, dictait des instructions en allemand. Le commandant du corps d’armée et son entourage se tenaient dans la salle à manger, où ils buvaient en consultant de grandes cartes étalées sur le parquet. Ils avaient obligé le concierge à descendre dans les caves pour leur en rapporter les meilleurs vins.

Dans la soirée, la marée humaine qui couvrait la campagne reprit son mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient été jetés sur la Marne et l’invasion poursuivait sa marche. Certains régiments s’ébranlaient au cri de : Nach Paris ! D’autres, qui devaient rester là jusqu’au lendemain, se préparaient un gîte, soit dans les maisons encore debout, soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la scintillation des premières étoiles, les soldats se groupaient comme des orphéonistes, et leurs voix formaient un chœur solennel et doux, d’une religieuse gravité. Au-dessus des arbres du parc flottait une nébulosité sinistre dont la rougeur était rendue plus intense par les ombres de la nuit : c’étaient les reflets du village qui brûlait encore. Au loin, d’autres incendies de granges et de fermes répandaient dans les ténèbres des lueurs sanglantes.

Marcel, couché dans la chambre de ses concierges, dormit du sommeil lourd de la fatigue, sans sursauts et sans rêves. Au réveil, il s’imagina qu’il n’avait sommeillé que quelques minutes. Le soleil colorait de teintes orangées les rideaux blancs de la fenêtre, et, sur un arbre voisin, des oiseaux se poursuivaient en piaillant. C’était une fraîche et joyeuse matinée d’été.

Lorsqu’il descendit à la cuisine, le concierge lui donna des nouvelles. Les Allemands s’en allaient. Le régiment campé dans le parc était parti dès le point du jour, et bientôt les autres l’avaient suivi. Il ne demeurait au village qu’un bataillon. Le commandant du corps d’armée avait plié bagage avec son état-major ; mais un général de brigade, que son entourage appelait « monsieur le comte », l’avait déjà remplacé au château.

En sortant du pavillon, Marcel vit près du pont-levis cinq camions arrêtés le long des fossés. Des soldats y apportaient sur leurs épaules les plus beaux meubles des salons. Le châtelain eut la surprise de rester presque indifférent à ce spectacle. Qu’était la perte de quelques meubles en comparaison de tant de choses effroyables dont il avait été témoin ?

Sur ces entrefaites, le concierge lui annonça qu’un officier allemand, arrivé depuis une heure en automobile, demandait à le voir.

C’était un capitaine pareil à tous les autres, coiffé du casque à pointe, vêtu de l’uniforme grisâtre, chaussé de bottes de cuir rouge, armé d’un sabre et d’un revolver, portant des jumelles et une carte géographique dans un étui suspendu à son ceinturon. Il paraissait jeune et avait au bras gauche l’insigne de l’état-major. Il demanda à Marcel en espagnol :

— Me reconnaissez-vous ?

Marcel écarquilla les yeux devant cet inconnu.

— Vraiment vous ne me reconnaissez pas ? Je suis Otto, le capitaine Otto von Hartrott.

Marcel ne l’avait pas vu depuis plusieurs années ; mais ce nom lui remémora soudain ses neveux d’Amérique : — d’abord les moutards relégués par le vieux Madariaga dans les dépendances du domaine ; puis le jeune lieutenant aperçu à Berlin, pendant la visite faite aux Hartrott, et dont les parents répétaient à satiété « qu’il serait peut-être un autre de Moltke ». — Cet enfant lourdaud, cet officier imberbe était devenu le capitaine vigoureux et altier qui pouvait, d’un mot, faire fusiller le châtelain de Villeblanche.

Cependant Otto expliquait sa présence à son oncle. Il n’appartenait pas à la division logée au village ; mais son général l’avait chargé de maintenir la liaison avec cette division, de sorte qu’il était venu près du château historique et qu’il avait eu le désir de le revoir. Il n’avait pas oublié les jours passés à Villeblanche, lorsque les Hartrott y étaient venus en villégiature chez leurs parents de France. Les officiers qui occupaient les appartements l’avaient retenu à déjeuner, et, dans la conversation, l’un d’eux avait mentionné par hasard la présence du maître du logis. Cela avait été une agréable surprise pour le capitaine, qui n’avait pas voulu repartir sans saluer son oncle ; mais il regrettait de le rencontrer à la conciergerie.

— Vous ne pouvez rester là, ajouta-t-il avec morgue. Rentrez au château, comme cela convient à votre qualité. Mes camarades auront grand plaisir à vous connaître. Ce sont des hommes du meilleur monde.

D’ailleurs il loua beaucoup Marcel de n’avoir pas quitté son domaine. Les troupes avaient ordre de sévir avec une rigueur particulière contre les biens des absents. L’Allemagne tenait à ce que les habitants demeurassent chez eux comme s’il ne se passait rien d’extraordinaire.

Le châtelain protesta :

— Les envahisseurs brûlent les maisons et fusillent les innocents !

Mais son neveu lui coupa la parole.

— Vous faites allusion, prononça-t-il avec des lèvres tremblantes de colère, à l’exécution du maire et des notables. On vient de me raconter la chose.

J’estime, moi, que le châtiment a été mou : il fallait raser le village, tuer les femmes et les enfants. Notre devoir est d’en finir avec les francs-tireurs. Je ne nie pas que cela soit horrible. Mais que voulez-vous ? C’est la guerre.

Puis, sans transition, le capitaine demanda des nouvelles de sa mère Helena, de sa tante Luisa, de Chichi, de son cousin Jules, et il se félicita d’apprendre qu’ils étaient en sûreté dans le midi de la France. Ensuite, croyant sans doute que Marcel attendait avec impatience des nouvelles de la parenté germanique, il se mit à parler de sa propre famille.

Tous les Hartrott étaient dans une magnifique situation. Son illustre père, à qui l’âge ne permettait plus de faire campagne, était président de plusieurs sociétés patriotiques, ce qui ne l’empêchait pas d’organiser aussi de futures entreprises industrielles pour exploiter les pays conquis. Son frère le savant faisait sur les buts de la guerre des conférences où il déterminait théoriquement les pays que devrait s’annexer l’empire victorieux, tonnait contre les mauvais patriotes qui se montraient faibles et mesquins dans leurs prétentions. Ses deux sœurs, un peu attristées par l’absence de leurs fiancés, lieutenants de hussards, visitaient les hôpitaux et demandaient à Dieu le châtiment de la perfide Angleterre.

Tout en causant, le capitaine ramenait son oncle vers le château. Les soldats, qui jusqu’alors avaient ignoré l’existence de Marcel, l’observaient avec des yeux attentifs et presque respectueux, depuis qu’ils le voyaient en conversation familière avec un capitaine d’état-major.

Lorsque l’oncle et le neveu entrèrent dans les appartements, Marcel eut un serrement de cœur. Il voyait partout sur les murs des taches rectangulaires de couleur plus foncée, qui trahissaient l’emplacement de meubles et de tableaux disparus. Mais pourquoi ces déchirures aux rideaux de soie, ces tapis maculés, ces porcelaines et ces cristaux brisés ? Otto devina la pensée du châtelain et répéta l’éternelle excuse :

— Que voulez-vous ? C’est la guerre.

— Non, repartit Marcel avec une vivacité qu’il se crut permise en parlant à un neveu. Non ! ce n’est pas la guerre, c’est le brigandage. Tes camarades sont des cambrioleurs.

Le capitaine se dressa par un violent sursaut, fixa sur son vieil oncle des yeux flamboyants de colère, et prononça à voix basse quelques paroles qui sifflaient.

— Prenez garde à vous ! Heureusement vous vous êtes exprimé en espagnol et les personnes voisines n’ont pu vous comprendre. Si vous vous permettiez encore de telles appréciations, vous risqueriez de recevoir pour toute réponse une balle dans la tête. Les officiers de l’empereur ne se laissent pas insulter.

Et tout, dans l’attitude d’Hartrott, démontrait la facilité avec laquelle il aurait oublié la parenté, s’il avait reçu l’ordre de sévir contre son oncle. Celui-ci baissa la tête.

Mais, l’instant d’après, le capitaine parut oublier ce qu’il venait de dire et affecta de reprendre un ton aimable. Il se faisait un plaisir de présenter Marcel à Son Excellence le général comte de Meinbourg, qui, en considération de ce que Desnoyers était allié aux Hartrott, voulait bien faire à celui-ci l’honneur de l’admettre à sa table.

Invité dans sa propre maison, le châtelain entra dans la salle à manger où se trouvaient déjà une vingtaine d’hommes vêtus de drap grisâtre et chaussés de hautes bottes. Là rien n’avait été brisé : rideaux, tentures, meubles étaient intacts. Toutefois les buffets monumentaux présentaient de larges vides, et, au premier coup d’œil, Marcel constata que deux riches services de vaisselle plate et un précieux service de porcelaine ancienne manquaient sur les tablettes. Le propriétaire n’en dut pas moins répondre par des saluts cérémonieux à l’accueil que lui firent les auteurs de ces rapines, et serrer la main que le comte lui tendit avec une aristocratique condescendance, tandis que les autres officiers allemands considéraient ce bourgeois avec une curiosité bienveillante et même avec une sorte d’admiration : car ils savaient déjà que c’était un millionnaire revenu du continent lointain où les hommes s’enrichissent vite.

— Vous allez déjeuner avec les barbares, lui dit le comte en le faisant asseoir à sa droite. Vous n’avez pas peur qu’ils vous dévorent tout vivant ?

Les officiers rirent aux éclats de l’esprit de Son Excellence et firent d’évidents efforts pour montrer par leurs paroles et par leurs manières combien on avait tort de les accuser de barbarie.

Assis comme un étranger à sa propre table, Marcel y mangea dans les assiettes qui lui appartenaient, servi par des ennemis dont l’uniforme restait visible sous le tablier rayé. Ce qu’il mangeait était à lui ; le vin venait de sa cave ; la viande était celle de ses bœufs ; les fruits étaient ceux de son verger ; et pourtant il lui semblait qu’il était là pour la première fois, et il éprouvait le malaise de l’homme qui tout à coup se voit seul au milieu d’un attroupement hostile. Il considérait avec étonnement ces intrus assis aux places où il avait vu sa femme, ses enfants, les Lacour. Les convives parlaient allemand entre eux ; mais ceux qui savaient le français se servaient souvent de cette langue pour s’entretenir avec l’invité, et ceux qui n’en baragouinaient que quelques mots les répétaient avec d’aimables sourires. Chez tous le désir était visible de plaire au châtelain.

Marcel les examina l’un après l’autre. Les uns étaient grands, sveltes, d’une beauté anguleuse ; d’autres étaient carrés et membrus, avec le cou gros et la tête enfoncée entre les épaules. Tous avaient les cheveux coupés ras, ce qui faisait autour de la table une luisante couronne de boîtes crâniennes roses ou brunes, avec des oreilles qui ressortaient grotesquement, avec des mâchoires amaigries qui accusaient leur relief osseux. Quelques-uns avaient sur les lèvres des crocs relevés en pointe, à la mode impériale ; mais la plupart étaient rasés ou n’avaient que de courtes moustaches aux poils raides. Les fatigues de la guerre et des marches forcées étaient apparentes chez tous, mais plus encore chez les corpulents. Un mois de campagne avait fait perdre à ces derniers leur embonpoint, et la peau de leurs joues et de leur menton pendait, flasque et ridée.

Le comte était le plus âgé de tous, le seul qui eût conservé longs ses cheveux d’un blond fauve, déjà mêlés de poils gris, peignés avec soin et luisants de pommade. Sec, anguleux et robuste, il gardait encore, aux approches de la cinquantaine, une vigueur juvénile entretenue par les exercices physiques ; mais il dissimulait sa rudesse d’homme combatif sous une nonchalance molle et féminine. Au poignet de la main qu’il abandonnait négligemment sur la table, il avait un bracelet d’or ; et sa tête, sa moustache, toute sa personne exhalaient une forte odeur de parfums.

Les officiers le traitaient avec un grand respect. Otto avait parlé de lui à son oncle comme d’un remarquable artiste, à la fois musicien et poète. Avant la guerre, certains bruits fâcheux, relatifs à sa vie privée, l’avaient éloigné de la cour ; mais, au dire du capitaine, ce n’était que des calomnies de journaux socialistes. Malgré tout, l’empereur, dont le comte avait été le condisciple, lui gardait en secret toute son amitié. Nul n’avait oublié le ballet des Caprices de Shéhérazade, représenté avec un grand faste à Berlin sur la recommandation du puissant camarade.

Le comte crut que, si Marcel gardait le silence, c’était par intimidation, et, afin de le mettre à son aise, il lui adressa le premier la parole. Quand Marcel eut expliqué qu’il n’avait quitté Paris que depuis trois jours, les assistants s’animèrent, voulurent avoir des nouvelles.

— Avez-vous vu les émeutes ?…

— La troupe a-t-elle tué beaucoup de manifestants ?…

— De quelle manière a été assassiné le président Poincaré ?…

Toutes ces questions lui furent adressées à la fois. Marcel, déconcerté par leur invraisemblance, ne sut d’abord quoi répondre et pensa un instant qu’il était dans une maison d’aliénés. Des émeutes ? L’assassinat du président ? Il ne savait rien de tout cela. D’ailleurs, qui auraient été les émeutiers ? Quelle révolution pouvait éclater à Paris, puisque le gouvernement n’était pas réactionnaire ?

À cette réponse, les uns considérèrent d’un air de pitié ce pauvre benêt ; d’autres prirent une mine soupçonneuse à l’égard de ce sournois qui feignait d’ignorer des événements dont il avait nécessairement entendu parler. Le capitaine Otto intervint d’une voix impérative, comme pour couper court à tout faux-fuyant :

— Les journaux allemands, dit-il, ont longuement parlé de ces faits. Il y a quinze jours, le peuple de Paris s’est soulevé contre le gouvernement, a assailli l’Élysée et massacré Poincaré. L’armée a dû employer les mitrailleuses pour rétablir l’ordre. Tout le monde sait cela. Au reste, ce sont les grands journaux d’Allemagne qui ont publié ces nouvelles, et l’Allemagne ne ment jamais.

L’oncle persista à affirmer que, quant à lui, il ne savait rien, n’avait rien vu, rien entendu dire. Puis, comme ses déclarations étaient accueillies par des gestes de doute ironique, il garda le silence. Alors le comte, esprit supérieur, incapable de tomber dans la crédulité vulgaire, intervint d’un ton conciliant :

— En ce qui concerne l’assassinat le doute est permis ; car les journaux allemands peuvent avoir exagéré sans qu’il y ait lieu de les accuser de mauvaise foi. Par le fait, il y a quelques heures, le grand état-major m’a annoncé la retraite du gouvernement français à Bordeaux. Mais le soulèvement des Parisiens et leur conflit avec la troupe sont des faits indéniables. Sans aucun doute notre hôte en est instruit, mais il ne veut pas l’avouer.

Marcel osa contredire le personnage ; mais on ne l’écouta point. Paris ! Ce nom avait fait briller tous les yeux, excité la loquacité de toutes les bouches. Paris ! de grands magasins qui regorgeaient de richesses ! des restaurants célèbres, des femmes, du champagne et de l’argent ! Chacun aspirait à voir le plus tôt possible la Tour Eiffel et à entrer en vainqueur dans la capitale, pour se dédommager des privations et des fatigues d’une si rude campagne. Quoique ces hommes fussent des adorateurs de la gloire militaire et qu’ils considérassent la guerre comme indispensable à la vie humaine, ils ne laissaient pas de se plaindre des souffrances que la guerre leur causait.

Le comte, lui, exprima une plainte d’artiste :

— Cette guerre m’a été très préjudiciable, dit-il d’un ton dolent. L’hiver prochain, on devait donner à Paris un nouveau ballet de moi.

Tout le monde prit part à ce noble ennui ; mais quelqu’un fit remarquer que, après le triomphe, la représentation du ballet aurait lieu par ordre et que les Parisiens seraient bien obligés de l’applaudir.

— Ce ne sera pas la même chose, soupira le comte.

Et il eut un instant de méditation silencieuse.

— Je vous confesse, reprit-il ensuite, que j’aime Paris. Quel malheur que les Français n’aient jamais voulu s’entendre avec nous !

Et il s’absorba de nouveau dans une mélancolie de profond penseur.

Un des officiers parla des richesses de Paris avec des yeux de convoitise, et Marcel le reconnut au brassard qu’il avait sur la manche : c’était cet homme qui avait mis au pillage les appartements du château. L’intendant devina sans doute les pensées du châtelain : car il crut bon de donner, d’un air poli, quelques explications sur l’étrange déménagement auquel il avait procédé.

— Que voulez-vous, monsieur ? C’est la guerre. Il faut que les frais de la guerre se paient sur les biens des vaincus. Tel est le système allemand. Grâce à cette méthode, on brise les résistances de l’ennemi et la paix est plus vite faite. Mais ne vous attristez pas de vos pertes : après la guerre, vous pourrez adresser une réclamation au gouvernement français, qui vous indemnisera du tort que vous aurez subi. Vos parents de Berlin ne manqueront pas d’appuyer cette demande.

Marcel entendit avec stupeur cet incroyable conseil. Quelle était donc la mentalité de ces gens-là ? Étaient-ils fous, ou voulaient-ils se moquer de lui ?

Le déjeuner fini, plusieurs officiers se levèrent, ceignirent leurs sabres et s’en allèrent à leur service. Quant au capitaine Hartrott, il devait retourner près de son général. Marcel l’accompagna jusqu’à l’automobile, lorsqu’ils furent arrivés à la porte du parc, le capitaine donna des ordres à un soldat, qui courut chercher un morceau de la craie dont on se servait pour marquer les logements militaires. Otto, qui voulait protéger son oncle, traça sur le mur cette inscription :

Bitte, nicht plündern.
Es sind freundliche Leute[1].

Et il expliqua à Marcel le sens des mots qu’il venait d’écrire. Mais celui-ci se récria :

— Non, non, je refuse une protection ainsi motivée. Je n’éprouve aucune bienveillance pour les envahisseurs. Si je me suis tu, c’est parce que je ne pouvais pas faire autrement.

Alors le neveu, sans rien dire, effaça la seconde ligne de l’inscription ; puis, d’un ton de pitié sarcastique :

— Adieu, mon oncle, ricana-t-il. Nous nous reverrons bientôt avenue Victor-Hugo.

En retournant au château, Marcel aperçut à l’ombre d’un bouquet d’arbres le comte qui, en compagnie de ses deux officiers d’ordonnance et d’un chef de bataillon, dégustait le café en plein air. Le comte obligea le châtelain à prendre une chaise et à s’asseoir, et ces messieurs, tout en causant, firent une grande consommation des liqueurs provenant des caves du château. Par les bruits qui arrivaient jusqu’à lui, Marcel devinait qu’il y avait hors du parc un grand mouvement de troupes. En effet, un autre corps d’armée passait avec une sourde rumeur ; mais les rideaux d’arbres cachaient ce défilé, qui se dirigeait toujours vers le sud.

Tout à coup, un phénomène inexplicable troubla le calme de l’après-midi. C’était un roulement de tonnerre lointain, comme si un orage invisible se fût déchaîné par delà l’horizon. Le comte interrompit la conversation qu’il tenait en allemand avec ses officiers, pour dire à Marcel :

— Vous entendez ? C’est le canon. Une bataille est engagée. Nous ne tarderons pas à entrer dans la danse.

Et il se leva pour retourner au château. Les officiers d’ordonnance partirent vers le village, et Marcel resta seul avec le chef de bataillon, qui continua de savourer les liqueurs en se pourléchant les babines.

— Triste guerre, monsieur ! dit le buveur en français, après avoir fait connaître au châtelain qu’il commandait le bataillon cantonné à Villeblanche et qu’il s’appelait Blumhardt.

Ces paroles firent que Marcel éprouva une subite sympathie pour le Bataillons-Kommandeur. « C’est un Allemand, pensa-t-il, mais il a l’air d’un honnête homme. À premiers vue, les Allemands trompent par la rudesse de leur extérieur et par la férocité de la discipline qui les oblige à commettre sans scrupule les actions les plus atroces ; mais, quand on vit avec eux dans l’intimité, on retrouve la bonne nature sous les dehors du barbare. En temps de paix, Blumhardt avait sans doute été obèse ; mais il avait aujourd’hui l’apparence mollasse et détendue d’un organisme qui vient de subir une perte de volume. Il n’était pas difficile de reconnaître que c’était un bourgeois arraché par la guerre à une tranquille et sensuelle existence.

— Quelle vie ! continua Blumhardt. Puisse Dieu châtier ceux qui ont provoqué une pareille catastrophe !

Cette fois, Marcel fut conquis. Il crut voir devant lui l’Allemagne qu’il avait imaginée souvent : une Allemagne douce, paisible, un peu lente et lourde, mais qui rachetait sa rudesse originelle par un sentimentalisme innocent et poétique. Ce chef de bataillon était assurément un bon père de famille, et le châtelain se le représenta tournant en rond avec sa femme et ses enfants sous les tilleuls de quelque ville de province, autour du kiosque où des musiciens militaires jouaient des sonates de Beethoven ; puis à la Bierbraurei, où, devant des piles de soucoupes, entre deux conversations d’affaires, il discutait avec ses amis sur des problèmes métaphysiques. C’était l’homme de la vieille Allemagne, un personnage d’Hermann et Dorothée. Sans doute il était possible que les gloires de l’empire eussent un peu modifié le genre de vie de ce bourgeois d’autrefois et que, par exemple, au lieu d’aller à la brasserie, il fréquentât le cercle des officiers et partageât dans quelque mesure l’orgueil de la caste militaire ; mais pourtant c’était toujours l’Allemand de mœurs patriarcales, au cœur délicat et tendre, prêt à verser des larmes pour une touchante scène de famille ou pour un morceau de belle musique.

Le commandant Blumhardt parla des siens, qui habitaient Cassel.

— Huit enfants, monsieur ! dit-il avec un visible effort pour contenir son émotion. De mes trois garçons, les deux aînés se destinent à être officiers. Le cadet ne va que depuis six mois à l’école : il est grand comme ça…

Et il indiqua avec la main la hauteur de ses bottes. En parlant de ce petit, il avait le cœur gros et ses lèvres souriaient avec un tremblement d’amour. Puis il fit l’éloge de sa femme : une excellente maîtresse de maison, une mère qui se sacrifiait pour le bonheur de son mari et de ses enfants. Ah ! cette bonne Augusta ! ils étaient mariés depuis vingt ans, et il l’adorait comme au premier jour. Il gardait dans une poche intérieure de sa tunique toutes les lettres qu’elle lui avait écrites depuis le commencement de la campagne.

— Au surplus, monsieur, voici son portrait et celui de mes enfants.

Il tira de sa poitrine un médaillon d’argent décoré à la mode munichoise et pressa un ressort qui fit s’ouvrir en éventail plusieurs petits cercles dont chacun contenait une photographie : la Frau Kommandeur, d’une beauté austère et rigide, imitant l’attitude et la coiffure de l’impératrice ; les Fräuleine Kommandeur, toutes les cinq vêtues de blanc, les yeux levés au ciel comme si elles chantaient une romance ; les trois garçons en uniformes d’écoles militaires ou d’écoles privées. Et penser qu’un simple petit éclat d’obus pouvait le séparer à jamais de ces êtres chéris !

— Ah ! oui, reprit-il en soupirant, c’est une triste guerre ! Puisse Dieu châtier les Anglais !

Marcel n’avait pas encore eu le temps de se remettre de l’ébahissement que lui avait causé ce souhait imprévu, lorsqu’un sous-officier vint dire au chef de bataillon que M. le comte le demandait à l’instant même. Blumhardt se leva donc, non sans avoir caressé d’un regard de tendre regret les bouteilles de liqueur, et il s’éloigna vers le château.

Le sous-officier resta avec Marcel. C’était un jeune docteur en droit, qui remplissait auprès du général les fonctions de secrétaire. Il ne manquait aucune occasion de parler français, pour se perfectionner dans la pratique de cette langue, et il engagea tout de suite la conversation avec le châtelain. Il expliqua d’abord qu’il n’était qu’un universitaire métamorphosé en soldat : l’ordre de mobilisation l’avait surpris alors qu’il était professeur dans un collège et à la veille de contracter mariage. Cette guerre avait dérangé tous ses plans.

— Quelle calamité, monsieur ! Quel bouleversement pour le monde ! Nombreux étaient ceux qui voyaient venir la catastrophe, et il était inévitable qu’elle se produisît un jour ou l’autre. La faute en est au capital, au maudit capital.

Le sous-officier était socialiste. Il ne dissimulait point la part qu’il avait prise à quelques actes un peu hardis de son parti, et cela lui avait valu des persécutions et des retards dans son avancement. Mais la Social-Démocratie était acceptée maintenant par l’empereur et flattée par les junkers les plus réactionnaires. L’union s’était faite partout. Les députés avancés formaient au Reichstag le groupe le plus docile de tous. Quant à lui, il ne gardait de son passé qu’une certaine ardeur à anathématiser le capitalisme coupable de la guerre.

Marcel se risqua à discuter avec cet ennemi qui semblait d’un caractère doux et tolérant.

— Le vrai coupable ne serait-il pas le militarisme prussien ? N’est-ce pas le parti militariste qui a cherché et préparé le conflit, qui a empêché tout accommodement par son arrogance ?

Mais le socialiste nia résolument. Les députés de son parti étaient favorables à la guerre, et sans aucun doute ils avaient leurs raisons pour cela. Le Français eut beau répéter des arguments et des faits ; ses paroles rebondirent sur la tête dure de ce révolutionnaire qui, accoutumé à l’aveugle discipline germanique, laissait à ses chefs le soin de penser pour lui.

— Qui sait ? finit par dire le socialiste. Il se peut que nous nous soyons trompés ; mais à l’heure actuelle tout cela est obscur, et nous manquons des éléments qui nous permettraient de nous former une opinion sûre. Lorsque le conflit aura pris fin, nous connaîtrons les vrais coupables, et, s’ils sont des nôtres, nous ferons peser sur eux les justes responsabilités.

Marcel eut envie de rire en présence d’une telle candeur. Attendre la fin de la guerre pour savoir qui en était responsable ? Mais, si l’empire était victorieux, comment serait-il possible qu’en plein triomphe on fît peser sur les militaristes les responsabilités d’une guerre heureuse ?

— Dans tous les cas, ajouta le sous-officier en s’acheminant avec Marcel vers le château, cette guerre est triste. Que de morts ! Nous serons vainqueurs ; mais un nombre immense des nôtres succombera avant la bataille décisive.

Et, songeur, il s’arrêta sur le pont-levis et se mît à jeter des morceaux de pain aux cygnes qui évoluaient sur les eaux du fossé. On continuait à entendre gronder au loin la tempête invisible, qui devenait de plus en plus violente.

— Peut-être la livre-t-on en ce moment, cette bataille décisive, reprit le sous-officier. Ah ! puisse notre prochaine entrée à Paris mettre un terme à ces massacres et donner au monde le bienfait de la paix !

Le crépuscule tombait, lorsque Marcel aperçut un grand rassemblement à l’entrée du château. C’étaient des paysans, hommes et femmes, qui entouraient un piquet de soldats. Il s’approcha du groupe et vit le commandant Blumhardt à la tête du détachement. Parmi les fantassins en armes s’avançait un garçon du village, entre deux hommes qui lui tenaient sur la poitrine la pointe de leurs baïonnettes. Son visage, marqué de taches de rousseur et déparé par un nez de travers, était d’une lividité de cire ; sa chemise, sale de suie, était déchirée, et on y voyait les marques des grosses mains qui l’avaient mise en lambeaux ; à l’une de ses tempes, le sang coulait d’une large blessure. Derrière lui marchait une femme échevelée, qu’entouraient quatre gamines et un bambin, tous maculés de noir comme s’ils sortaient d’un dépôt de charbon. La femme gesticulait avec violence et entrecoupait de sanglots les paroles qu’elle adressait aux soldats et que ceux-ci ne pouvaient comprendre.

Ce garçon était son fils. La veille, la mère s’était réfugiée avec ses enfants dans la cave de leur maison incendiée ; mais la faim les avait obligés d’en sortir. Quand les Allemands avaient vu le jeune homme, ils l’avaient pris et maltraité. Ils croyaient que ce garçon avait vingt ans, le considéraient comme d’âge à être soldat, et voulaient le fusiller séance tenante, pour qu’il ne s’enrôlât point dans l’armée française.

— Mais ce n’est pas vrai ! protestait la femme. Il n’a pas plus de dix-huit ans… Il n’a même pas dix-huit ans : il n’a que dix-sept ans et demi !…

Et elle se tournait vers les autres femmes pour invoquer leur témoignage : de lamentables femmes aussi sales qu’elle-même et dont les vêtements lacérés exhalaient une odeur de suie, de misère et de mort. Toutes confirmaient les paroles de la mère et joignaient leurs lamentations aux siennes ; quelques-unes, contre toute vraisemblance, n’attribuaient même au prisonnier que seize ans, que quinze ans. Les petits contemplaient leur frère avec des yeux dilatés par la terreur et mêlaient leurs cris aigus au chœur des femmes vociférantes.

Lorsque la mère reconnut M. Desnoyers, elle s’approcha de lui et se rasséréna soudain, comme si elle était sûre que le maître du château pouvait sauver son fils. Devant ce désespoir qui l’appelait à l’aide, Marcel, persuadé que Blumhardt, après le courtois entretien qu’ils avaient eu ensemble, l’écouterait volontiers, se fit un devoir d’intervenir. Il dit donc au commandant qu’il connaissait ce garçon, — par le fait, il ne se souvenait pas de l’avoir jamais vu, — et qu’il le croyait à peine âgé de dix-neuf ans.

— Mais, repartit Blumhardt, le secrétaire de la mairie vient d’avouer qu’il a vingt ans !

— Mensonge ! hurla la mère. Le secrétaire a fait erreur ! Il est vrai que mon fils est robuste pour son âge, mais il n’a pas vingt ans. Monsieur Desnoyers vous l’atteste !

— Au surplus, ajouta Marcel, même s’il les avait, serait-ce une raison pour le fusiller ?

Blumhardt haussa les épaules sans répondre. Maintenant qu’il exerçait ses fonctions de chef, il n’attachait plus aucune importance à ce que lui disait le châtelain.

— Avoir vingt ans n’est pas un crime, insista Marcel.

— Assez ! interrompit rudement Blumhardt. Ce n’est ni votre affaire ni la mienne. Je suis homme de conscience, et, puisqu’il y a doute, je vais consulter le général. C’est lui qui décidera.

Ils ne prononcèrent plus un mot. Devant le pont-levis, l’escorte s’arrêta avec son prisonnier. De l’un des appartements sortaient les accords d’un piano, et cela parut de bon augure à Marcel : c’était sans doute le comte qui touchait de cet instrument, et un artiste ne pouvait être inutilement cruel. Introduits au salon, ils trouvèrent en effet le général assis devant un magnifique piano à queue, dont l’intendant aurait bien voulu s’emparer, mais que le compositeur avait donné l’ordre de laisser en place pour son propre usage. Blumhardt exposa brièvement l’affaire, tandis que l’autre, d’un air ennuyé, faisait courir ses doigts sur les touches.

— Où est le prisonnier ? demanda enfin le général,

— En bas, près du pont-levis.

Le général se leva, s’approcha d’une fenêtre, fit signe aux soldats d’amener le prisonnier devant lui. Il regarda le garçon pendant une demi-minute, tout en fumant la cigarette turque qu’il venait d’allumer, puis marmotta entre ses dents : « Tant pis pour lui : il est trop laid ! » Et, se retournant vers le chef de bataillon :

— Cet homme a vingt ans passés, prononça-t-il. Faites votre devoir.

Marcel, confondu, sortit avec Blumhardt. Comme ils traversaient le vestibule, ils rencontrèrent le concierge qui, en compagnie de sa fille Georgette, apportait du pavillon un matelas et des draps. Le châtelain, qui ne voulait pas embarrasser ces braves gens de sa personne une seconde nuit, mais qui, malgré l’invitation du comte, ne voulait pas non plus se réinstaller dans les appartements à côté de l’intrus, avait commandé qu’on lui préparât un lit dans une mansarde, sous les combles. Or, depuis que les concierges voyaient leur maître en bonnes relations avec les Allemands, ils ne craignaient plus autant les envahisseurs et vaquaient sans crainte à leurs besognes, persuadés qu’au moins en plein jour et dans le château ils ne couraient aucun risque.

À la vue de Georgette, le chef de bataillon, malgré la raideur qu’il affectait dans le service, s’humanisa et dit au père :

— Elle est gentille, votre petite.

Elle se tenait devant lui, droite, timide, les yeux baissés, un peu tremblante comme si elle pressentait un péril obscur ; mais elle n’en faisait pas moins effort pour sourire. Blumhardt crut sans doute que ce sourire était de sympathie ; car il devint plus familier, et, de sa grosse patte, il caressa les joues et pinça le menton de la jouvencelle. À ce désagréable contact les yeux de Georgette s’emplirent de larmes. Ceux du commandant brillaient de plaisir. Marcel, qui l’observait, demeura perplexe. Comment était-il possible que cet homme, qui allait faire fusiller sans pitié un innocent, pût être en même temps un bon père de famille qui, parmi les horreurs de la guerre, s’attendrissait à regarder une fillette, sans doute parce qu’elle lui rappelait les cinq enfants qu’il avait laissés à Cassel ? Décidément l’âme humaine était un étrange tissu de contradictions.

— Au revoir, dit Blumhardt à Georgette. Tu vois bien que je ne suis pas méchant. Veux-tu m’embrasser ?

Et il se pencha vers elle. Mais elle eut un mouvement si violent de répulsion qu’il ne put se méprendre sur les sentiments de la jeune fille, et lui dit en ricanant, avec un regard qui n’avait plus rien de paternel :

— Tu as beau faire la vilaine avec moi ; ça ne m’empêche pas de te trouver jolie.

Pendant les quatre jours qui suivirent, Marcel mena une vie absurde, coupée d’horribles visions. Pour ne plus avoir de rapports avec les occupants du château, il ne quittait guère sa mansarde, où il restait étendu sur son lit toute la matinée à se désoler et à rêvasser.

Au cours de ces heures d’oisiveté anxieuse, il se rappela certains bas-reliefs assyriens du British Muséum, dont il avait vu les photographies chez un de ses amis, quelques mois auparavant. Ces monuments de l’antique brutalité humaine lui avaient paru terribles. Les guerriers incendiaient les villes ; les prisonniers décapités s’entassaient par monceaux ; les paysans pacifiques, réduits en esclavage, s’en allaient en longues files, la chaîne au cou. Et il s’était félicité de vivre dans une époque où de telles horreurs étaient devenues impossibles. Mais non : en dépit des siècles écoulés, le guerre était toujours la même. Aujourd’hui encore, sous le casque à pointe, les soldats procédaient comme avaient procédé jadis les satrapes à la mitre bleue et à la barbe annelée. On fusillait l’adversaire, encore qu’il n’eut pas pris les armes ; on assassinait les blessés et les prisonniers ; on acheminait vers l’Allemagne le troupeau des populations civiles, asservies comme les captifs d’autrefois. À quoi donc avait servi ce que les modernes appellent orgueilleusement le progrès ? Qu’étaient devenues ces lois de la guerre qui se vantaient de soumettre la force elle-même au respect du droit et qui prétendaient obliger les hommes à se battre en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible ? La civilisation n’était-elle qu’un trompe-l’œil et une duperie ?…

Chaque matin, vers midi, la femme du concierge montait à la mansarde pour avertir son maître qu’elle lui avait préparé à déjeuner ; mais il répondait qu’il n’avait pas faim, qu’il ne voulait pas descendre. Alors elle insistait, lui offrait d’apporter dans la mansarde le maigre menu. Il finissait par consentir, et, tout en mangeant, il causait avec elle.

Elle lui racontait ce qui se passait au château. Ah ! quelle vie menait cette soldatesque ! Comme ils buvaient, chantaient, hurlaient ! Après une furieuse ripaille, ils avaient brisé tous les meubles de la salle à manger ; puis ils s’étaient mis à danser, quelques-uns à demi nus, imitant les dandinements et les grimaces féminines. Le comte lui-même était ivre comme une bourrique, et, vautré sur les coussins d’un divan, il contemplait avec délices ce hideux spectacle.

— Et dire que nous sommes obliges de servir ces brutes ! gémissait la pauvre femme. Ils ne sont plus les mêmes qu’à leur arrivée. Les soldats annoncent que leur régiment part demain pour une grande bataille ; c’est cela qui les rend fous. Ils me font peur, ils me font peur !

Ce qu’elle ne disait pas, mais ce qui lui torturait l’âme, c’était qu’elle avait peur surtout pour Georgette. La veille, elle avait vu quelques-uns de ces hommes rôder autour de la conciergerie, et elle avait eu aussitôt l’idée de cacher sa fille. La chose n’était pas facile dans une propriété envahie par des centaines de soldats, dans un château dont toutes les serrures avaient été méthodiquement brisées à tous les étages. Mais elle se souvint qu’à côté de la mansarde occupée par le châtelain il y avait, dans l’angle des combles, un petit réduit dont ces sauvages avaient négligé d’abattre la porte ; et, comme les soldats ne faisaient jamais l’inutile ascension du grenier, elle pensa que ce serait pour sa fille une bonne cachette, d’autant mieux que la présence du châtelain dans la mansarde contiguë serait, le cas échéant, une protection pour la fillette. Marcel approuva les précautions prises, promit de veiller sur sa jeune voisine et fit recommander à l’enfant de se tenir tranquille et silencieuse.

La nuit suivante, vers trois heures, le châtelain fut brusquement réveillé par le bruit d’une porte qui d’abord grinça sous une forte poussée, puis fut jetée bas d’un coup d’épaule. Et aussitôt après retentirent des cris féminins, des supplications, des sanglots désespérés. C’était Georgette qui appelait au secours, tout en se défendant contre l’ignoble outrage. Mais soudain une autre voix tonna dans le couloir :

— Ah ! brigand !…

Une lutte d’un instant s’engagea au seuil du réduit et se termina par un coup de revolver. Tout cela s’était fait si vite que Marcel avait eu à peine le temps de sauter à bas de son lit et de commencer à se vêtir. Lorsqu’il sortit de sa mansarde, un bougeoir à la main, il se heurta contre un corps qui agonisait : c’était le concierge dont les yeux vitreux étaient démesurément ouverts et dont les lèvres se couvraient d’une écume sanglante, tandis qu’à côté de sa main droite luisait un long couteau de cuisine. Et Marcel reconnut aussi le meurtrier : c’était le commandant Blumhardt, qui tenait encore son revolver à la main : un Blumhardt nouveau, à la face livide, aux yeux lubriques, avec une bestiale expression d’arrogance féroce. À l’autre bout du corridor, plusieurs soldats, attirés par la détonation, montaient bruyamment l’escalier.

En somme, le mari d’Augusta n’était pas fier d’être surpris au milieu d’une telle aventure. Quand les soldats, dont les uns portaient des lumières et dont les autres étaient armés de sabres et de fusils, furent arrivés près du chef de bataillon, celui-ci chercha instinctivement les mots qui expliqueraient sa présence en ces lieux et le drame sanglant qui venait de s’accomplir. Une soudaine sonnerie de clairon, éclatant dans la cour du château, lui vint en aide. C’était le signal du réveil pour le régiment qui devait quitter le château. Alors Blumhardt, dispensé de longues explications, dit aux soldats, en montrant le cadavre du concierge :

— Je me suis défendu contre ce lâche qui m’a traîtreusement attaqué : voyez le couteau. Justice est faite. Vous entendez le clairon qui nous appelle. Demi-tour, et tous en bas !

Sur quoi, le tapage des gros souliers à clous s’éloigna dans le couloir, dévala l’escalier, s’affaiblit, se perdit. Le ciel commençait à s’éclairer des premières lueurs du jour. On entendait au loin le grondement continu du canon. Dans le parc du château et dans le village, des roulements de tambour, des notes aiguës de fifre, des coups de sifflet indiquaient que les troupes allemandes partaient pour la bataille.

  1. Prière de ne pas piller. Ce sont des personnes bienveillantes.